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Chapitre 2 – Imagination et configuration spatiales

3.3 Métaphores spatiales et historiographie

3.3.2 La place du chercheur (Dumont)

Les chercheurs et les historiens, selon Dumont, sont « déracinés » par fonction et par vocation. En délaissant partiellement la « culture première » pour la prendre comme objet, ils jouent un rôle certain dans le décollage du milieu, et ce, sous deux formes : les références spontanées sont remises en question (dé-collées) et la situation du milieu dans l’historicité est tendue vers l’avenir (décollage vers l’inconnu). Ils participent, comme nous l’avons dit plus

tôt (3.2.2), à l’« exil » de la collectivité, c’est-à-dire à une sorte d’aventurisme dans l’historicité, mais un aventurisme relatif aux possibilités du milieu. En se spécialisant dans la parole, en confrontant le milieu avec les modèles et les grilles normatives qui sont posées sur lui ou utilisées pour le comprendre, les chercheurs se trouvent entre l’arbre de leur culture première (qu’ils ont partiellement quittée) et l’écorce d’une culture seconde, laquelle favorise l’ébauche et la projection de plans, de normes ou d’utopies. Ainsi, alors que leur propre exil de la culture première « leur fait mieux ressentir que d’autres la distance » vécue par leur collectivité en entier208, ils sont parfois les premiers à promouvoir cette distanciation en fantasmant, à l’occasion, sur une société parallèle (société prométhéenne, communisme, etc.) qui nécessiterait une adaptation considérable et parfois radicale du milieu209.

Au tournant des années 1970, la méfiance de Dumont est vive vis-à-vis de ces projections, qu’il partageait lui-même au tournant des années 1960. Le Québec cognait alors à la porte de l’Universel. Il était propulsé par sa Révolution tranquille, dont la dénomination exprimait bien l’expérience brute de la continuité, par laquelle, malgré les secousses de l’histoire (comme la rupture de 1960 avec l’élection du Parti libéral), on pouvait espérer à l’accession graduelle à une meilleure société. Dix ans plus tard, ces projections et ces attentes liées à l’Universel, à l’Homme nouveau ou à la société rationnelle et d’abondance sous l’égide de l’État-providence, suscitent la méfiance. Ne constituent-elles pas des fantasmes de décideurs, d’intellectuels ou de technocrates ? Comment savoir si elles correspondent à la réalité du milieu et aux horizons des individus ordinaires ? Ces questions, Dumont les adresse également à l’historien, mais en fonction de l’antécédence du milieu cette fois-ci. Tout comme nous l’avons fait en ce qui concerne la métaphore des profondeurs chez Certeau, nous examinerons cette antécédence dans les textes de Dumont.

Il faut d’abord savoir que la « place » du chercheur et de l’historien est problématique à plus d’un égard pour Dumont. Hanté par la question de la légitimité du discours savant, Dumont en a fait l’un des fils reliant ses considérations épistémologiques, ses mises en situation du chercheur et la métaphore du milieu. Il a d’ailleurs été fortement aiguillonné par son propre 208Dumont, « L’âge du déracinement »…, p.7.

209La critique de l’ignorance des chercheurs des possibilités réelles du milieu sera l’une des lignes directrices de son ouvrage L’anthropologie en l’absence de l’homme (Paris, PUF, 1981).

itinéraire en vue de cette exploration210. Un peu comme dans le cas de Certeau, qui récusait la dichotomie recherche / société et, plus encore, la possibilité d’une autonomisation graduelle de la recherche par rapport à la société, Dumont s’attarde aux conditions de production de la recherche et surtout à ses « raisons d’être ». En plein tournant réflexif, il actualise d’ailleurs l’appel de l’épistémologue G. Canguilhem à récuser les « dichotomies » entre épistémologie et sociologie de la connaissance – et entre une connaissance qui serait de l’intérieur et une autre de l’extérieur211.

Certeau mettait en scène un L. Febvre « réagissant » à une transformation de sa société pour expliquer sa capacité à se distancier des coordonnées des luttes religieuses du passé. De la même façon, Dumont pose les transformations du milieu d’abord et les réactions de l’historien ensuite. Si le milieu détermine le champ des possibles, il informe aussi la normativité que l’historien met de l’avant, souvent à son insu. Comme Danièle Letocha le remarquait, le milieu pour Dumont ne provoque pas la science ; il est plutôt, tout comme la culture, une « configuration des conditions de possibilité du sens »212. C’est encore une mise en scène spatiale qui permet de poser cette influence, puisque le chercheur accepte, refuse, débusque ou exacerbe quelque chose qui vient de plus « bas ». S’il ne faut pas « préjuger » de la vérité de la science à partir du milieu, pour Dumont, il faut reconnaître qu’elle « s’appuie sur ces suggestions de départ dont elle aura fait comme une norme qui guide son cheminement ». La science historique, en particulier, relève d’autant plus de ce milieu qu’elle est « pleine de valeurs mal circonscrites où interfèrent existence et méthode »213.

Loin d’être confiné à une « subjectivité radicale », comme l’avançait H.-I. Marrou dans De la

connaissance historique214, l’historien est au contraire branché sur son milieu, mais sans surdétermination de l’un sur l’autre. L’historien est incité plus que d’autres à se distancier des normes et des valeurs du milieu, mais sans possibilité de les neutraliser en vue d’une illusoire 210 Dumont, issu d’un milieu ouvrier, a « émigré » vers l’université, conservant de ce passage un souvenir douloureux et une mauvaise conscience qu’il a utilisés comme matrice heuristique pour réfléchir aux conditions de production de la connaissance. On pourra le constater dans son autobiographie (Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997).

211Dumont Les idéologies…, p.99. 212D. Letocha, « Entre le donné… », p.24.

213Dumont, Les idéologies…, p.101 ; La dialectique…, p.71.

« objectivité » qui serait hors lieu et hors temps. Sur le plan contemporain, comme on l’a vu, il n’y a pas plus la possibilité de puiser à même un « universel » qui donnerait un plan d’action préétabli. Épouser cet « universel » reviendrait en fin de compte à se soumettre à quelque chose d’« imposé de l’extérieur »215. L’évanouissement de l’expérience brute d’une Histoire en marche amène ici Dumont à recentrer son attention sur les possibilités du milieu et, en ce qui a trait à la science historique, à l’antécédence du milieu et à ses zones d’ombre. Ce recentrement, qui s’explique aussi par l’expérience d’un avenir inédit et, conséquemment, par l’impossibilité de « conquérir le futur » à force de raisons, de plans et d’idées n’est pourtant pas un repli défaitiste vers le statu quo ou le présentisme. Au contraire, l’horizon d’attente est largement ouvert à des transformations beaucoup plus radicales que celles envisagées au tournant des années 1960. Dans un tel régime d’historicité, la situation de l’historien peut être envisagée par analogie avec la condition contemporaine tracée par Dumont dans Le lieu de l’homme. Dans cet ouvrage, craignant un effilochement des références communes de la collectivité, Dumont associe ce danger à un passé moins présent et à la complexification de la société. Cet état des choses a cependant un avantage, puisque si la culture « s’offre comme problématique » plus que jamais, l’occasion est belle pour remettre en question certains récits et modèles posés comme incontournables, qu’il s’agisse d’un certain récit national (passéiste) ou de celui du Progrès.

Plus encore, la société, brusquement à découvert, laisse percevoir les « rationalisations de surface » qui ont longtemps recouvert les pratiques des individus. Désormais, la « culture se donne comme objet ». S’il en est ainsi, écrit Dumont de façon significative, c’est que la culture « apparaît clairement comme une tâche »216. Plus qu’au tournant des années 1960, cette « tâche » nécessite une attention vers le bas, pour prendre la véritable mesure des « rationalisations de surface » et des finalités prométhéennes. Cette mise à nu, qui renvoie au comparable de la pression par le bas, nous rappelle la façon dont Certeau animait les profondeurs, susceptibles d’ébranler la surface de la société et, avec l’antécédence-revenance, de faire remonter le refoulé.

215Dumont, « La langue : un problème parmi d’autres ? », Maintenant, avril 1973, p.8. 216Dumont, Les idéologies…, p.21.

Pour situer l’action de l’historien, Dumont n’utilise pourtant pas les profondeurs éruptives et dangereuses. Si la culture se donne comme « objet » à l’historien, c’est parce que les phénomènes de débordement rendent les représentations et les normes flottantes – Certeau parlait de phénomènes « symboliques » pour illustrer l’écart entre les pratiques et les représentations officielles. C’est ici que Dumont resserre le nœud entre l’historien et sa société. C’est parce qu’il y a interférence entre les normes maniées par l’historien et celles de son milieu que la science historique prend pleinement part à la différenciation entre un passé et présent, à l’historicisation et à la relativisation de ces normes et, donc, à leur mise à nu. Alors que d’autres disciplines, comme la science économique, posent de façon systématique et intemporelle ces normes, la science historique, selon Dumont, résiste à cette systématisation. La façon dont il charge temporellement l’« événement » est significative à cet égard, puisque « l’événement représente la liberté vis-à-vis le sens, il enlève à la situation ce visage tout fait qui le ferait paraître nécessaire »217. La capacité de l’historien à retrouver cette « liberté » dépend de sa propre expérience comme contemporain : expérimentera-t-il son milieu en endossant les récits (remplis de normes) qu’on pose sur lui, ou suspendra-t-il ces récits afin de se disposer à explorer, dans l’antécédence du milieu, des pratiques inédites, des stratégies et des appropriations qui débordent les idéologies et les grilles normatives pourtant supposées rendre compte du passé ?

Ainsi, lorsque Dumont invoque le registre des profondeurs, c’est d’abord pour illustrer cette solidarité de la science historique avec son milieu, puisque si la « science naît d’incitations confuses qui lui viennent de plus bas », elle a partie liée avec ces « profondeurs ». Sinon, ce serait l’exil définitif ou la chronique de surface et, sur le plan contemporain, l’abolition du

sens de la distance qui « sépare » l’homme de son passé et de lui-même218.

Pour cerner comment la métaphore spatiale du milieu implique nécessairement l’antécédence, on peut utiliser la métonymie de l’habitat, que nous avons déjà abordée plus haut. Elle permet à Dumont de parler de « fondements » ou de « fondations » (« construire les fondations de 217Dumont, Le lieu…, p.215.

notre propre demeure »219), qui explicitent la dimension d’épaisseur temporelle (la mémoire et l’héritage). Ainsi, en mobilisant le milieu – et les profondeurs du milieu – Dumont mobilise aussi l’antécédence. Lorsqu’il écrit que les « symboles ont besoin d’être animés » par « des exigences venues de plus bas »220, c’est simultanément aux profondeurs du milieu et à l’antécédence qu’il fait référence.

La figuration de la résistance aux cadres débouche ainsi sur une tâche déterminante, que nous étudierons mieux au Chapitre 4 : la nécessaire critique des rationalisations de surface et des idéologies et, par extension, « le procès des fondements de la parole collective [et] de la culture »221. Une citation illustre bien cette tâche et l’importance de la métaphore du milieu dans son énonciation, tout en renvoyant à l’expérience brute de l’avenir inédit. Commentant une tentative ratée pour aider les paysans d’un pays en voie de développement à élaborer leurs propres projets d’aménagement, Dumont constatait :

« On s’est rendu compte qu’il fallait descendre plus bas, retrouver le tuf de la culture

apparemment périmée parce que désagrégée en surface, la renforcer en la transposant dans des conditions inédites »222.

On a vu que Certeau et Furet se méfiaient plus que tout du culte de l’origine et, d’un point de vue éthique, de la nostalgie des contemporains et des historiens – qui mène à une fixation de l’origine, avec de graves conséquences sur la disponibilité temporelle. De son côté, Dumont craint plus que tout la rupture du lien privilégié de l’historien avec l’antécédence de son milieu. Rappelons que le Québec lui apparaît en « exil » au tournant des années 1970, avec le danger de se perdre et, ce faisant, de disparaître comme collectivité originale. Or, le passé est trop éloigné ou embrouillé pour envisager des « retrouvailles » avec l’origine. L’expérience brute d’un passé obscurci interdit tout retour possible et encore plus une quelconque adéquation avec une sorte d’ipséité collective.

219Dumont, « Préface » à André Laurendeau, Ces choses qui nous arrivent. Chronique des années 1961-1966, Montréal, HMH, 1970, p.xix.

220Dumont, « Conflits et projets », dans La vigile…, p.212. 221Dumont, Le lieu…, p.32.

Deux jonctions émergent à ce stade-ci avec les propos de Certeau. D’abord, on remarque que l’antécédence-contexte de celui-ci, caractérisée comme une « genèse organisatrice », correspond à l’antécédence du milieu de Dumont. Ensuite, on note que cette genèse et cette antécédence du milieu sont loin de constituer des structures qui détermineraient à l’avance les objets et les approches de l’historien. S’ils impliquent des contraintes et des possibles liés à la situation dans le temps et dans l’espace de l’historien, c’est celui-ci qui, par ses choix, déterminera son itinéraire à travers ces possibles. Constamment, les deux auteurs demandent : que fait l’historien, comment assume-t-il son inscription et sa participation incontournable dans sa collectivité ? S’il est « pris » dans ce présent et dans cette situation spatiale, comment peut-il participer à l’avènement d’une autre société ? Pour l’instant, nous ne sommes pas en mesure de répondre à ces questions. Il suffisait de les mentionner ici pour attirer l’attention sur l’importance des métaphores spatiales dans leur formulation. Nous les aborderons de front au Chapitre 4.

* * *

Résumons ce que nous avons dit sur la place et la situation de l’historien par rapport au milieu et à l’antécédence chez Dumont au tournant des années 1970. Contre l’universel désincarné et broyeur de différences, le milieu constitue l’ancrage autour duquel le contemporain et le chercheur doivent orbiter. Sinon, c’est l’exil dans des idéologies sans résonnance ou dans des utopies sans échos, sans portée collective. On remarque que l’historien et le milieu sont d’emblée solidaires à cet égard, puisque les deux vivent l’exil, qui est posé comme une condition incontournable après l’envol donné par la Révolution tranquille. Plus exclusif que les profondeurs énoncées par Certeau, le milieu implique un « nous » énoncé avec la figure de l’« habitat », qui permet de circonscrire les actions (et les actualisations) pertinentes. Mais les virtualités du milieu sont largement ouvertes au tournant des années 1970 ; l’expérience brute d’un avenir inédit pousse Dumont à projeter le milieu sur le mode d’un présent futurisé, mais harnaché aux ressources de la mémoire collective.

Après avoir exploré quelques jonctions entre les considérations de Certeau et de Dumont, nous sommes en mesure d’établir un nouveau comparable, celui de la figuration spatiale de

l’ancrage au présent, avec la double implication, pour l’historien, d’une inscription dans sa société et dans la « mémoire collective », qu’il adhère ou non à ses grands récits. Nous vérifierons maintenant de quelle façon la métaphore du plancher des réalités utilisée par Furet implique cet ancrage au présent. Nous avons déjà appris que Furet, loin de poser des profondeurs ou un milieu, se méfie de ces canaux par où les passions idéologiques se reconduisent, souvent alimentées par la nostalgie et l’actualisation non critique du passé. Ce sera l’occasion de mettre nos comparables à l’épreuve.