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Chapitre 2 – Imagination et configuration spatiales

3.2 Figurations et métaphores spatiales (tournant des années 1970)

3.2.3 Les profondeurs en mouvement (Certeau)

« Nous allons vers des explosions de ce type,

plus profondes encore »95. - F. Guattari À ce stade-ci de notre enquête, nous pouvons établir un premier comparable en ce qui concerne les figurations spatiales au tournant des années 1970 : celui de la « résistance aux cadres ». Cette résistance se manifestait, dans les textes de Certeau et Furet, par une méfiance vis-à-vis des « légendes » sous la forme de grands souvenirs et d’exemples passés supposés résorber et expliquer la nouveauté du présent. De son côté, Dumont craignait les « légendes » s’imposant à la collectivité québécoise sous la forme d’idéologies extérieures, sans connexion avec le milieu. Chez les trois auteurs, il y a rejet de tout modèle qui permettrait, clefs en main, d’interpréter les phénomènes actuels ou qui donnerait le plan à suivre pour s’acheminer vers l’avenir. Mais où, alors, diriger son attention ? Y a-t-il un groupe, une classe ou encore une idéologie qui permettrait d’identifier qui ou quoi est porteur de l’avenir ? Pour les trois auteurs, et particulièrement pour Certeau, c’est mal poser la question, puisque c’est plus bas que ça se passe.

95F. Guattari, « Entretien avec Gilles Deleuze et Félix Guattari », dans Actuel, C’est demain la veille, Paris, Seuil, 1973, p.148.

Dans un recueil réunissant les confidences « utopistes » de plusieurs intellectuels en vue à l’époque (Foucault, Deleuze, Marcuse…), Henri Lefebvre affirmait, avec des formules qui s’apparentent à celles de Certeau, que puisque « la surface est aux mains du pouvoir », il faut parcourir ces « voies imprévues et tragiques » dont parlait Nietzsche, afin peut-être de découvrir « des formes extraordinaires et jusqu’ici inconnues de la vie sociale ». Filant la métaphore, il poursuivait :

« je crois à un avenir de l’underground. Il faut prendre ce terme en son sens littéraire et

symbolique : la vie souterraine. Les expériences actuelles ne sont-elles pas la prémonition d’un futur redoutable ? »96.

Redoutable ne pointe pourtant pas ici (seulement) vers l’appréhension d’une dystopie ; il

indique l’ampleur des défis à surmonter et renvoie à l’action des contemporains. Proportionné à l’insistance et à l’attente investies sur les profondeurs, ce registre sémantique est vaste ; le lecteur est frappé par tout ce que Certeau fait jaillir des profondeurs.

Pour comprendre leur importance dans les textes de Certeau, il faut s’attarder aux polarités spatiales qu’il met en jeu (haut / bas, centre / marges et surface / profondeurs). À l’origine de plusieurs de ses interprétations sur la société et sur la recherche, il y a une « fissure », une « brèche », un « schisme », un « décalage », qui cassent ou dédoublent, créant parfois un « jeu » et un espace de manœuvre ou d’appropriation. Ces fissures ne pointent pas toujours vers des emplacements localisés ou explicites, mais constituent une sorte d’échafaudage spatial préalable qui inspire des problématiques à l’auteur et dont on retrouve la « structure » mouvante à tout moment. Cet échafaudage accompagne et permet d’énoncer des expériences brutes du temps, comme la société bloquée, la défection et la discontinuité, qui incitent justement à réinvestir l’attente sur les profondeurs. Les commentateurs ont souvent cherché le fil conducteur de l’œuvre de Certeau dans des thématiques (la culture populaire, la mystique, les tactiques quotidiennes), des approches (l’hétérologie, la psychanalyse), un lieu et un habitus (chrétien, jésuite) ou encore une posture intellectuelle (l’anticonformisme). Pour notre 96Henri Lefebvre, « Entretien », dans Actuel, C’est demain la veille…, p.95,

propos, le fil conducteur le plus transversal est sous-jacent. Ce que N. Koposov nommait l’« imagination spatiale » constitue effectivement une voie d’accès privilégiée aux expériences et aux énoncés de Certeau97. À cet égard, redisons-le, les figurations spatiales et la métaphore spatiale sont plus que des truchements pour énoncer des expériences et des attentes ; elles en font partie à un degré décisif.

Mesurer l’importance de la métaphore spatiale des profondeurs dans le travail de Certeau au tournant des années 1970, c’est en chercher les moments de cristallisation et, par conséquent, résister à la considérer comme une constante « naturelle » d’un bout à l’autre de son œuvre. En nous référant à ce que nous avons appris au chapitre précédent, nous remarquons qu’au tournant des années 1960, les profondeurs étaient énoncées avec un socle solide du réel, duquel le contemporain était invité à se rapprocher, soit à force de clarté et de déchiffrement, soit en se donnant au monde. Il s’agissait de chercher le sens à travers des « choses réelles », de plus en plus « visibles », écrivait Certeau, à mesure que nous « court-circuitons » la parole qui les emprisonne. Dans cette perspective, les objets « apparaissent » à mesure que se dévoile « le réel »98. Nous avons vu à quel point Dumont et Furet, de leur côté, misaient sur un même

dévoilement, le premier par rapport au véritable « milieu » québécois, le second par le

truchement des « événements », qui révélaient le monde à lui-même et la place du contemporain au sein de celui-ci. L’affirmation d’Hervé Martin comme quoi Certeau « ne pouvait se satisfaire de cet ancrage un peu trop paisible – vécu comme allant de soi – de l’histoire dans le réel, référent “naturel” du discours sur le passé »99, s’applique, par conséquent, davantage à l’après-1967 qu’au tournant des années 1960 où le « réel » – notamment via l’Église et le creuset de l’échange – sert bel et bien d’ancrage objectif. En historicisant le rapport au « réel » grâce aux expériences brutes du temps, on évite ainsi la généralisation d’une configuration cosmologique à toute la vie d’un contemporain.

Mais déchiffrer le réel ne suffisait pas, au tournant des années 1960. Il fallait, selon Certeau, y « adhérer pour y intervenir », c’est-à-dire participer pleinement aux mutations en cours. 97N. Koposov, De l’imagination historique…

98Certeau, « Donner la parole »…, p.455.

99Hervé Martin, « Michel de Certeau et l’institution historique », dans L. Giard, H. Martin et J. Revel, Histoire,

Malgré les risques, le plancher apparaissait solide, puisque le « monde objectif – culturel, social, technique » était tout entier à investir, porteur de promesses inouïes, à condition de suivre « toutes les sinuosités du sol »100. Pour Furet, l’œil devait se dessiller pour accéder à ce monde « objectif » ; pour Certeau, il devait s’humilier et admettre aussi un « en dessous ». En fait, la métaphore des profondeurs utilisée n’impliquait pas encore des métonymies comme le glissement, l’explosion ou l’érosion, mais plutôt des figures attestant, comme le remarquait L. Giard, un mouvement en avant par secousses, que nous avons représenté avec l’expérience de l’histoire continue (2.1)101. Cette manière de ménager le réel (solide) et le mouvement (imprévisible mais orienté), témoigne bien du régime d’historicité au tournant des années 1960 et explique l’extraordinaire impression de s’élancer vers l’avenir ressentie par plusieurs contemporains. Mais qu’arriverait-il si les « sinuosités du sol » s’enfonçaient en dehors de l’Histoire qui les promouvait comme signes d’une marche en avant ?

Avant d’y répondre, mentionnons le chargement temporel des « marges », composante importante de la métaphore des profondeurs de Certeau. Ce chargement s’effectue à partir d’une polarité spatiale (marges versus centre) activée par une anticipation (l’émergence des profondeurs). Cette polarité implique l’expérience brute de la défection – avec les individus réfugiés en marge des représentations officielles –, alors que cette anticipation s’appuie sur l’expérience d’une société bloquée, dont le déblocage est attendu par en « bas ». C’est par conséquent sur les « bords de la société » que se préserve un « espace propre » où peut se déployer « “l’essentiel” de l’expérience », devenu « l’extérieur d’une culture »102. Au niveau de l’historicité, cette configuration permet de poser l’enclenchement d’un mouvement dans l’histoire, mais en dehors d’un récit moderniste autojustificateur et téléologique.

L’opposition haut / bas, qui servait aussi à Dumont pour figurer les finalités de la collectivité confisquées par en « haut », est utilisée par Certeau dans une même perspective que l’opposition centre / marges. Le comparable de la résistance aux cadres permet en effet de critiquer tantôt le « haut », tantôt le « centre ». L’oscillation est fréquente, dans les textes de Certeau, entre une critique de l’autorité « centrifuge » – qui impose « d’en haut » des valeurs 100Certeau, « Ouverture sociale… », p.555 ; « Des enfants avisés », Christus, avril 1963, p.177.

101L. Giard, Histoire, mystique…, p.35. 102Certeau, La prise…, p.38.

grâce à une « “élite” »103 – et le constat que le rapport entre « l’endroit (visible) et l’envers (opaque) de la crédibilité » nous prévient contre toute localisation commode de qui ou quoi tient le couvercle de la marmite (ordre, légende, pouvoir, groupe, institution) La critique du langage polarisé par Certeau et Furet trouve ici un autre débouché grâce aux profondeurs. S’il y a, dans les légendes, une « juxtaposition [qui] maintient ensemble deux termes opposés », il y a, en dessous, quelque chose de plus diffus104. Le danger des dichotomies et des positions figées est senti et énoncé en fonction de l’exigence de court-circuiter une même logique qui parle différents langages, comme en Mai 68 où

« une même écriture murale annonce le bonheur à vendre et le bonheur à prendre. De

l’affiche aux graffiti, le rapport de l’offre et de la demande s’inverse, mais, dans les deux cas, la représentation “manifeste” parce qu’elle ne donne pas. A cet égard, le refus parle la même langue que la séduction »105.

Pour figurer cette « représentation », Certeau n’utilise pas un registre mécanique, avec lequel il évoque parfois la société bloquée (la dysfonction, le désarrimage), mais un registre tellurique et fluvial. Que celui-ci ne soit jamais explicité et qu’il accompagne plutôt des « noms d’action »106 pour identifier divers phénomènes qui agissent sans qu’on puisse toujours les mesurer, les circonscrire ou les nommer, nous l’admettons volontiers. Mais un commentateur qui s’arrêterait au bord de cette frontière – ou rebrousserait chemin vers les « propositions logiques » – se couperait l’accès à une dimension importante de l’expérience du temps d’un contemporain, souvent au profit de la seule histoire intellectuelle. Il faut ici renoncer, comme le recommandait N. Koposov, à « la conception simplificatrice qui réduit les images à des signes renvoyant à des objets »107. Les registres dans lesquels puise Certeau sont révélateurs à cet égard.

103Certeau, La prise…, p.94.

104Certeau, « Les révolutions du “croyable” », dans La culture au pluriel, Paris, Seuil, 1993 [1974], p.32 (publié d’abord dans Esprit, février 1969) ; « Structures sociales et autorités chrétiennes », Études, juillet 1969, p.133. 105Certeau, « L’imaginaire de la ville », dans La culture…, p.41-42. Publié d’abord dans Recherches et débats, no.69, 1970.

106 Sur le « nom d’action », voir Bruno Latour (L'espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l'activité

scientifique, Paris, La Découverte, 2007 [1999]).

À la stagnation, au blocage et au durcissement en « haut » et à la « surface », représentés par l’expérience d’une société bloquée, correspond, en dessous, un gigantesque mouvement, agité, éruptif et imprévisible. Si Certeau admet que le terme « underground », fort populaire, appelle quelques réserves, notamment parce qu’il est utilisé par la culture officielle pour caractériser les « contre-cultures sur ses bords », il est malgré tout propice pour attirer l’attention sur ce « fourmillement sous l’herbe » et cette « vie multiforme » des profondeurs108. En quelque sorte, en pesant nos mots, nous pourrions dire que ce qui se meut dans les profondeurs, au tournant des années 1970, c’est l’Histoire qui s’est réfugiée en dessous en perdant son H majuscule. Certeau repère effectivement une « force au travail dans l’épaisseur des sociétés »109 par où se préservent, de façon mystérieuse, les ressorts de l’historicité. Dumont, qui utilisait lui aussi, à l’occasion, le registre des profondeurs, insufflait à la métaphore du milieu une « force » sous-jacente semblable.

En fait, par rapport au tournant des années 1960, on remarque que cette force au travail ne procède plus de la paire tradition / nouveauté et, par conséquent, ne s’appuie plus sur l’expérience d’une Histoire en marche. Le décalage repéré par Certeau entre les expériences et les références officielles renvoie pourtant à ce mouvement dans l’historicité, comme en atteste cette énonciation dans laquelle il constate un « retard des “idées” reçues par rapport aux pratiques qui les changeront tôt ou tard »110. Nous reviendrons sur l’importance accordée aux pratiques qui constituent, comme c’est le cas pour Dumont, des points de repère garants de la « réalité » en l’absence d’un socle du réel appuyé sur des processus et des forces objectives. Ces pratiques sont figurativement situées en « bas ».

La métaphore spatiale des profondeurs, dans les textes de Certeau, se révèle d’abord à travers un nombre impressionnant de verbes et de locutions qui pointent vers un mouvement par en dessous : « glissement culturel », « dénivellations troublantes », « vacillation », « mouvances sociales », « remuement dans l’histoire », « faille volcanique », « nouveauté qui bouge », etc. Le mouvement s’effectue à plusieurs niveaux, du plus souterrain au plus palpable, du plus 108Certeau, « La culture dans la société », dans La culture…, p.174.

109Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, Une politique de la langue, Paris, Gallimard, 1975, p.81.

110Certeau, « L’opération historiographique », dans L’écriture de l’histoire…, p.104 (publié d’abord sous le titre « L’opération historique » dans Jacques Le Goff et Pierre Nora, dir., Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974).

indécelable au plus violent. L’historien est en première ligne, nous le verrons, pour mettre en évidence – et peut-être susciter – ce mouvement, qui accompagne souvent le repérage d’une

brèche qui s’élargit111. La façon de figurer l’impact de ce mouvement sur la « surface » par Certeau est significative : ce sont les « différences irréductibles qui lézard[ent] le réseau continu des phrases et des idées », c’est un « déplacement profond [qui] met à jour [les cohérences] en les déracinant », c’est une « faille volcanique [qui] ouvre à une violence d’en dessous », ce sont les institutions qui, tout à coup, « bougent et craquent »112.

Appuyée sur l’expérience brute du débordement, la métaphore spatiale des profondeurs, au tournant des années 1970, permet à Certeau d’invalider la représentation d’une histoire continue grâce à laquelle on pouvait projeter dans le futur une société graduellement maîtrisée. Cette maîtrise relevait en fait de la projection d’idées et de finalités qui, de l’« universalisme » à l’« homme nouveau », ne sont désormais plus soutenables. Plus précisément, les profondeurs étaient alors apprivoisées grâce à la capacité d’adaptation à la nouveauté des contemporains, puisque les profondeurs participaient à la marche de l’Histoire, à travers les événements qui révélaient le monde à lui-même. C’est que les profondeurs avaient alors partie liée avec les « forces » et les processus de la modernité. Au tournant des années 1970, alors que l’expérience du temps se radicalise, tout ce qui est proféré en pleine certitude devient suspect ; toute projection assurée dans l’avenir suscite la méfiance. Certeau repère à chaque occasion ce qui, en « haut », impose des dogmes, brandit des vérités éternelles ou « prétend recevoir un sens de l’histoire » du « ciel » lui-même. Sur le plan social, il devient intolérable que la « “base” » soit le simple « réceptacle » des « programmes élaborés en haut lieu »113, préoccupation grandissante au tournant des années 1970 et que nous avons déjà entrevue avec Dumont.

La figuration spatiale de la résistance aux cadres prend ici tout son sens en fonction de la métaphore des profondeurs. Analysant la situation bretonne, Certeau souligne la nécessaire médiation par le « local » pour contrer l’idée molle d’une « loi générale » d’évolution à

111La figuration de la « brèche » était en vogue à l’époque comme en témoigne entre autres exemples le titre d’un collectif dirigé par Edgar Morin, Claude Lefort et Jean-Marc Coudray, Mai 1968 : la Brèche, Paris, Fayard, 1968.

112Certeau, La prise…, p.122, 116 et 103 ; « Structures sociales… », p.141. 113Certeau, La prise…, p.18 et 92.

laquelle il faudrait faire confiance aveuglément en identifiant « la vérité à ce qui se dit, ou à croire que les idées énoncées mènent l’histoire »114. Il faut plutôt se pencher sur les pratiques.

Dumont écrivait la même chose à propos du Québec pour contrer, par exemple, l’idée du bilinguisme canadien que certains, comme P.-E. Trudeau, considéraient comme aller de soi, et ce, au détriment de la réalité des particularismes. L’interprétation de ce qui se trame en « bas » est pourtant délicate, avertit Certeau. Le contemporain est par conséquent incité à chercher les signes de la crise et à les interpréter de façon à ce que l’histoire, « présente dans toute la profondeur de la société », écrivait G. Debord en utilisant ici la même figuration haut / bas, ne se perde pas, velléitaire ou spectaculaire, « à la surface »115.

Ce mouvement sous-jacent se manifeste aussi, plus subtilement, sous la forme d’un « glissement », qui permet à Certeau d’énoncer sa thèse du décalage entre les pratiques et les expériences. Ce qui empêche les pratiques et les expériences d’être soit le calque des idées et des modèles, soit de flotter – gratuites et sans référents – c’est la présence, en dessous, d’un « coefficient qui les affecte tous » et qui « décolle tous les gestes de leur usage normal »116. Ce coefficient décolle et ouvre à d’autres possibles, mais il est aussi susceptible, de par sa fonction de coagulant social, de prévenir l’atomisation (pourtant appréhendée) de la société. L’expérience brute de l’avenir inédit incite en fait Certeau à amplifier les attentes vis-à-vis de ce qui pourrait résulter et émerger de ce coagulant social, c’est-à-dire des connexions inédites et des solidarités brisant les carcans de la société française et capables de générer des « lieux d’attente [et] des repères qui rendent possible un autre type d’expérience »117.

Par rapport à cette attente, la dimension « symbolique » des phénomènes, très présente dans le corpus de Certeau à cette époque, prend toute son importance. Le « symbolique » est une espèce de zone floue où les paroles et les pratiques, au-delà des signes utilisés, renvoient à

autre chose, notamment à une éventuelle cristallisation sous la forme de langages propres,

adaptés à des expériences particulières. Bien sûr, rien ne garantit la cristallisation de ces expériences, puisque les parenthèses ouvertes par les moments symboliques (comme Mai 68) 114 Certeau, « Minorités », dans La culture… (publié d’abord dans Sav Breizh, Cahiers du combat breton

(Quimper), juillet-août 1972).

115Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet / Chastel, 1967, proposition no.142. 116Certeau, La prise…, p.45.

peuvent se refermer ou être refermées, de force (la censure, la violence d’État) ou subrepticement (la récupération, la mise en légende, la marchandisation en produits culturels). Encore ici, ce serait le « haut » qui musèlerait ou pacifierait le « bas ». Si les brèches et les éruptions révèlent un dysfonctionnement du système et une société bloquée, elles ouvrent donc aussi un espace pour d’autres expériences et d’autres paroles.

On retrouve donc, au sein de la métaphore spatiale déployée par Certeau, deux rythmes importants qui activent les profondeurs : un mouvement sous-jacent, signe d’une force obscure qui remue et bouge la société ; et le décalage, générateur de mouvement, entre les mots et les expériences, mis en évidence à travers la dimension « symbolique ». Certeau parlait d’ailleurs de Mai 68 comme d’une « révolution symbolique »118, non pas pour diminuer son effectivité, mais plutôt pour inviter à la suspension des jugements sur ses résultats afin de laisser une chance aux expériences sociales et individuelles de fructifier. Un détour par l’analyse que fait Certeau de l’Église nous permettra d’illustrer comment l’expérience brute du débordement et la métaphore des profondeurs, en plus d’avoir partie liée, participent à la futurisation effectuée par l’auteur. En termes théologiques, et au moins jusqu’en 1974 avec Le Christianisme éclaté, Certeau renvoie encore à « l’expérience d’une Altérité absolue », qui implique un au-delà du présent sous la forme d’un futur inédit. Mais cette expérience n’est plus celle de l’Histoire en marche ; elle témoigne plutôt d’une Histoire réfugiée dans les profondeurs. Le registre métonymique utilisé dans Le Christianisme éclaté par l’auteur est significatif à cet égard. Dans ce petit livre violent, cette expérience « resurgit partout » et « remonte des sous-sols », irréductibles aux dogmes et aux sermons. C’est plutôt la surface qui est atteinte, représentée par une institution cléricale agonisante, dont la description évoque l’expérience d’une société bloquée119. Si l’histoire à la surface donne l’impression qu’elle n’« avance » plus, c’est par en dessous qu’on cherchera les signes d’un mouvement, d’une régénération ou d’un avènement.

118Dans La prise de parole…