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Chapitre 1 – Expériences brutes du temps

2.2 La radicalisation de l’expérience du temps (1967-1975)

2.2.1 La société bloquée

De la même façon que l’Histoire ne s’impose plus comme singulier collectif, la société (ou le « système », l’« ordre ») n’est plus apte, par elle-même, à se transformer ou à se régénérer. Il y a un constat de faillite, qui s’énonce tout autant dans le registre mécanique (le dysfonctionnement, le déraillement) que dans le registre vitaliste (le pourrissement, la mort). Cette mort annoncée incite à identifier les moyens susceptibles de débloquer le système, ou encore de lui trouver des alternatives. On remarque une amplification des critiques et un martèlement de plus en plus ferme du verdict du blocage ou du constat de décès de 1967 à 1975. Mort(-vivant), le système est pourtant encore debout ; il fonctionne, mais à vide, sans générer une adhésion et une participation – critique constante de la part de Certeau et de

Dumont – et en brimant les initiatives et la force créatrice des individus – critique que nous retrouverons davantage avec Furet.

Le registre vitaliste est couramment utilisé pour illustrer cette société bloquée. La « nausée » se répand irrésistiblement132 (Dumont), malgré la hausse du niveau de vie, l’accessibilité au loisir et à la société du spectacle. L’«expansion d’une société » ne serait-elle pas ici le symptôme d’un lent déclin, comme « ces arbres encore luxuriants dont le cœur est déjà mort »133 (Certeau) ? La société « vieillie » semble condamnée par sa vieillesse même134(Furet). On lisait sur les murs, en Mai 68 : veut-on d’un monde où la certitude de ne

pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui ? Touchée « dans ses

conditions de possibilités » et atteinte d’un « désordre » grandissant, la société n’a-t-elle pas atteint ce point de « maturité où le fruit éclate »135 (Certeau) ? Soulignons la propension à repérer la vieillesse ou la maladie dans l’ensemble de la société : le « mal social » ne touche pas seulement quelques secteurs isolés ; c’est « la société tout entière » qui est en cause, ce qui est particulièrement vrai pour l’École, qu’il ne faut pas «adapter de réforme en réforme, mais remettre en cause dans son fondement »136 (Furet). Puisque c’est un « mal qui ronge l’organisme tout entier » (Dumont), la critique doit en retour être « globale », pour éviter l’aveuglement sectoriel, la critique commode des mauvais ministres ou l’enlisement des combats« dans les conjonctures ou dans le réformisme »137(Dumont). À cet égard, il ne suffit

pas de se donner « bonne conscience », ajoutait Furet, en reportant les griefs sur l’État seulement. C’est la « complicité d’une société » qui a, après tout, précipité la mort de Gabrielle Russier, cette enseignante accusée d’avoir entretenu une relation amoureuse avec un élève138. Contrairement à ce qui était attendu au tournant des années 1960, l’inadaptation au

présent semble se généraliser :

132Dumont, « Conflits et projets », dans La vigile..., p.218.

133Certeau, « Les révolutions du “croyable” » (1969), dans La culture…, p.22. 134Furet, « L’Adolescence permanente », La Nef, juillet-septembre, 1971, p.28.

135Certeau, « Structures sociales et autorités chrétiennes », Études, juillet 1969, p.128 ; La prise de parole, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, p.79-86.

136Furet, « L’Adolescence… », p.35 et 32.

137Dumont, « La crise et les crises », dans La vigile…, p.164 ; « Le socialisme est une utopie », Socialisme, 12- 13, 1967, p.89.

138 Furet, « L’Adolescence… », p.38. Gabrielle Russier, professeure agrégée de lettres, vivait une relation amoureuse avec un élève âgé de seize ans. Accusée de détournement mineur, elle s’est suicidée le 1erseptembre 1969.

« Le vieillissement des structures est encore plus grave que le vieillissement des élites. Les

structures sociales, professionnelles, politiques […] suspectent l’initiative, découragent l’audace et organisent une grande bureaucratie qui privilégie les qualités dites vieilles au détriment des vertus jeunes »139. (Furet)

Le repérage du vieillissement ou de la mort des institutions, particulièrement le système d’éducation, qui occupe une place considérable dans les réflexions des trois auteurs, constitue une tâche cruciale. Si l’on refuse de reconnaître, par exemple, que l’Université « est objectivement décédée », on prolonge son « absurde survie »140 (Furet) tout en refusant de faire face à des problèmes plus globaux, puisque« l’Université ne peut être réformée dans une société qui refuse de l’être »141 (Certeau). Une nouvelle polarité s’impose entre un ordre

visible (et mourant) et une nouveauté occultée (sous forme d’alternatives). La nouveauté ne

surgit plus en pleine lumière comme au tournant des années 1960, prête à être lue comme une évidence. Dans cette mesure, la radicalisation implique – surtout pour Certeau – non pas un futur présentisé (un futur semblable au présent), mais un présent futurisé. On ne peut plus « restaurer un “ordre” ancien (il meurt, s’il n’est pas déjà mort) », puisqu’il y a un « pourrissement » des réformes, comme celles concernant l’Université142 (Certeau). Par effet

collatéral, le rôle de l’historien n’est plus seulement, on le verra mieux par la suite, de discriminer entre le vieux et le neuf, mais aussi, puisque « la survie de l’arbre est en jeu », de mettre aujour la pourriture qui ronge ses racines143(Certeau).

Des enjeux autour de la « société bloquée », relevons surtout deux éléments : d’abord, le réformisme sectoriel apparaît insuffisant pour venir à bout des problèmes de la société, qui sont envisagés sous un angle global ; ensuite, la société – et les institutions, les médias, les mouvements sociaux, etc. – constitue un truchement pour témoigner, à un autre niveau, du champ d’expérience et de l’horizon d’attente. Puisque les énoncés impliquant directement l’historicité sont peu nombreux – hormis dans certains textes –, nous aurons recours

139Furet, « L’Adolescence… », p.28. 140Furet, « L’Adolescence… », p.33-35.

141Certeau et D. Julia, « La misère de l’université », Études, avril 1970, p.525.

142Certeau, « Structures sociales… », p.134 ; « La culture dans la société », dans La culture…, p.182. 143Certeau, La prise..., p.12.

régulièrement à ces truchements, comme c’était déjà le cas dans la première partie de ce chapitre.

2.2.2 Le débordement

Minés de l’intérieur, le système et les institutions sont aussi débordés et assaillis par en dessous. Avec le comparable du « débordement », nous introduirons ici une catégorie importante que nous traiterons spécifiquement dans le prochain chapitre : les figurations spatiales. Effectivement, si le « débordement » peut être envisagé comme une expérience brute du temps – puisque les phénomènes qui débordent semblent enclencher une transformation dans l’histoire –, c’est en recourant à la spatialité que nos auteurs formulent cette expérience.

Dans Le bluff du futur (1974), au moment où prennent fin les Trente Glorieuses et avec un titre qui représente bien le changement de ton par rapport au tournant des années 1960, G. Elgozy remarquait, alarmé, qu’on a beau « tripouiller l’avenir », les « faits n’en font qu’à leur tête » : le « moindre choc du présent suffit à bafouer l’ordonnance », celle des politiques ou celle des planificateurs144. Les surgissements de la « nouveauté » ne scandent plus une Histoire en marche ; ils sont plutôt énoncés comme ce qui ébranle ou invalide un ordre des choses. Nul lieu d’autorité n’échappe à cette infiltration, qui se manifeste ici avec le « fantastique » qui entre dans les laboratoires scientifiques, là avec les « légendes » qui se glissent un peu partout, ou encore avec « l’eau de mer de la culture de masse qui remplit les marais universitaires »145 (Certeau). La science et la technique, qui promettaient quelques

années plus tôt l’autonomie des consciences et la maîtrise du monde, ne sont pas épargnées. Malgré des moyens gigantesques d’intervention sociale et l’émergence d’une société de l’information, désormais, « nous savons plus que nous pouvons », ce qui provoque une « hésitation » devant la « mobilité de l’histoire » entendue comme marche en avant146

144Georges Elgozy, Le Bluff du futur, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p.20.

145Certeau, « Structures sociales… », p.134 ; « Les universités devant la culture de masse » (1970), dans La

culture au pluriel…, p.94.

146 Dumont, Le lieu de l’homme. La culture entre distance et mémoire, Montréal, HMH, 1968, p.12 ; « La fonction sociale de la science historique », dans Chantiers. Essais sur la pratique des sciences de l’homme, Montréal, HMH, 1973, p.61.Ceux qui prétendent que« Savoir c’est pouvoir », écrivait pour sa part A. Touraine,

(Dumont). L’accumulation d’un « stock de connaissances »147 (Furet) en vue d’un plus vaste choix n’est plus de mise. La maîtrise du monde à travers la seule connaissance du « réel » est également remise en question, puisque l’information « déborde aussi de toutes parts le cercle de la rationalisation », rejoignant ainsi « l’imaginaire »148(Dumont).

Encore ici, l’Université sert de truchement à Certeau et Furet pour témoigner de cette expérience. Débordée, l’Université doit sa faillite à son inadaptation face à « l’évolution rapide du savoir » ainsi qu’à la « révolution technologique », qui rendent « périmé[es] » toute connaissance « en dix, en cinq ou en trois ans »149 (Furet). Significativement, révolution

technologique est énoncée ici en fonction de l’incapacité des contemporains à garder le

rythme et à s’adapter. Incapable de se défendre, l’Université est aussi assaillie et « colonisée » par les pouvoirs du marché, qui menacent sa vocation et font en sorte que sa «fonction critique et globale […] vire à l’idéologie »150 (Certeau). C’est un paradoxe : les avancées

rapides de la rationalisation, de la centralisation et de la bureaucratisation laissent proliférer, sur leurs bords, un « zoo de l’imaginaire » où se mêlent l’inquiétude et la science-fiction, les succédanés de religion et les promesses de l’ « Éros-fiction »151 (Certeau). Il est impossible

encore de « savoir de quel territoire cette marge peut se faire aussi grande »152 (Dumont), ce

qui contribue considérablement à l’attente d’alternatives.

Ce débordement est couramment associé à l’accélération, celle-ci n’étant plus l’occasion de s’adapter et d’être à la fine pointe de l’Histoire comme au tournant des années 1960 ; désormais, l’accélération génère une perte de contrôle. Comment, après tout, assimiler ces transformations et ces surgissements, alors que les générations – « séparées par 5 ou 6 ans parfois ! »–, sont prises dans un tourbillon où les lois de l’histoire – « histoire de 10 ou 15 ans ! »– s’enchaînent et rendent obsolètes les théories les plus neuves (Dumont) ? Comment avancer sans « céder à la vitesse », qui mène au relativisme ou justifie les fuites en

ne font que cautionner la « mystification technocratique » (« Entretien », Actuel, C’est demain la veille…, p.173).

147Furet, « L’Adolescence… », p.31. 148Dumont, Le lieu..., p.183.

149Furet, « L’Adolescence… », p.32.

150Certeau et D. Julia, « La misère de l’université »…, p.542. 151Certeau, « Structures sociales… », p.133.

avant153(Dumont) ? La chasse aux documents, qui caractérisait le positivisme des années

1960 et garantissait une connaissance cumulative, tourne désormais à l’absurde : le travail « monstrueux » et « interminable » d’une thèse est « frappé de caducité aussitôt terminé »154(Certeau). Nous verrons plus loin l’importance de cette expérience brute au

niveau historiographique avec le déplacement des intérêts de recherche vers les phénomènes symboliques et culturels au détriment des socles socio-économiques, dont l’étude était étroitement liée aux espoirs mis dans l’histoire quantitative.

De ce comparable tiré de la représentation et de l’expérience d’un débordement, retenons ceci : d’une part, le contrôle progressif que devait assurer la connaissance du monde apparaît comme une chimère ; d’autre part, les phénomènes liés au « débordement » démontrent la faillite des systèmes centralisés ou autoritaires, particulièrement de l’Université, qui était encore pour Furet, en 1959, un bastion inébranlable contre le gaullisme et le conservatisme155.

Cette perte de maîtrise soudaine correspond, par le fait même, à l’obscurcissement du passé.

2.2.3 Le passé obscurci

On a vu comment le passé était accessible au tournant des années 1960 : il s’agissait de bien le connaître afin de décider comment l’incorporer dans le présent, tout en prévenant les reflux du passé comme le nationalisme identitaire. Au tournant des années 1970, le passé reflue plutôt de façon imprévisible ; il « déborde » dans le présent et n’est plus ni balisé ni maîtrisable. Les jonctions menant au comparable du passé obscurci, exposées rapidement ici, nous mettront plus loin sur la piste du statut et du rôle de l’historien, particulièrement affecté par cette transformation liée au régime d’historicité.

Au tournant des années 1970, le reflux du passé dans le présent n’a plus rien à voir avec la bataille rangée et polarisée entre les forces de l’avenir et celles de la réaction. « Un passé

153Dumont, « L’automne de la Révolution tranquille, ou le deuxième cercle », Maintenant, juin-septembre 1974, p.50 ; La dialectique de l’objet économique, Paris, Anthropos, 1970, p.74.

154 Certeau, « L’opération historiographique » (1974), dans L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 2007 [1975], p.108.

hante ce présent » (Certeau) et provoque le sentiment d’être « écrasé » par les souvenirs156,

constat à partir desquels Certeau et Furet mèneront plusieurs combats, contemporains et scientifiques. La désorientation des traditions politiques est particulièrement mise en évidence par Furet, pour qui la« bourgeoisie conservatrice » ne reconnaît plus le « sens qu’elle donne à son histoire », tandis que la gauche – sans parler de l’extrême-gauche – est dépassée par la brèche ouverte en Mai 68157. Cette « accumulation de souvenirs » n’est plus porteuse

d’avenir et, pis encore, elle détourne l’actualisation des contemporains vers la nostalgie et la commémoration ; bref, « nous avons trop d’anniversaires et pas assez de présent »158(Certeau). Comment expliquer ce besoin de communier au « rituel renouvelé, et désormais sclérosé, de la commémoration »159 (Furet) ? De fait, la figure du surgissement devient prégnante et parfois obsédante lorsque les « lieux conventionnels du sérieux sont lentement encerclés par le rêve longtemps refoulé »160 (Dumont). Entre Dumont d’une part, et Certeau et Furet d’autre part, on touche ici à une différence importante, sur laquelle nous reviendrons à plusieurs reprises : Certeau et Furet se méfient des reflux du passé, alors que Dumont considère l’actualisation active des « souvenirs du passé » comme indispensable à la survie de la collectivité québécoise161.

Quoi qu’il en soit, pour les trois contemporains, ce passé hante. Il y a « un commencement aussi impossible à retrouver qu’à oublier » (Certeau) qui invite à poser la question du « sens » de ce « monde qui n’est plus le nôtre »162 (Dumont). L’évocation de la mort et de la nécessité

du deuil, jusque dans les considérations épistémologiques, s’explique en fonction de cette expérience d’un passé obscurci, qui est aussi une expérience de l’éloignement. Le vocabulaire se déplace : on ne parle plus d’un tri dans le passé, comme à l’égard d’une vieille garde-robe entrouverte, mais plutôt d’un « effort de récupération de notre tradition » (chez Dumont) et

156Certeau, « Faire de l’histoire… », dans L’écriture…, p.43. 157Furet, « L’Adolescence… », p.21.

158Certeau, « Les révolutions… », dans La culture…, p.22.

159Furet, « Le catéchisme révolutionnaire », dans Penser la Révolution…, p.146. 160Dumont, « Que faire ? », dans La vigile…, p.229.

161Dumont, « Jésus et la condition humaine », Communauté chrétienne, vol. 7, 1968, p.187.

d’une lutte contre les mythes qui « resurgissent de tous côtés » et par « d’autres issues qu’hier »163(chez Certeau et Furet).

Ces reflux du passé, qui participent au débordement mentionné plus tôt, génèrent de l’incertitude : une « sécurité manque soudain »164 (Certeau). Les « fantômes des ancêtres » se

sont « évanouis » et les contemporains sont, selon Dumont qui est le plus inquiet des trois auteurs face à cette distanciation brutale, laissés à eux-mêmes, aux prises avec le vertige d’une « indéfinie liberté »165. Se pose alors, comme pour le tournant des années 1960, l’alternative de la lutte ou de la nostalgie, soit en vidant la « vieille querelle avec notre passé » pour retrouver le goût d’audaces et d’inventions nouvelles (Dumont), soit en se « réfugiant dans la plus vieille imagerie nationale », critique Furet, pour communier avec les mythes sécurisants. Mais ce serait là se porter au « secours des vieilles pierres »166 (Certeau). Ce passé obscurci n’épargne pas plus la science historique, puisqu’un passé est aussi «investi dans une théorie scientifique »167 (Certeau). S’il n’y a plus de débouchés à ces « gros

systèmes abstraits qui s’engraissent du fumier des cultures mortes »168 (Dumont), il y a

nécessité, pour Certeau et Dumont, d’une expérience et d’un savoir nouveaux, les deux étant plus solidaires que jamais.

À propos de ce comparable, insistons sur deux éléments : d’abord, le passé obscurci brouille les cartes quant à la prétention, éminente au tournant des années 1960, de distinguer entre le vieux et le neuf ; ensuite, les reflux du passé amplifient l’impression d’une perte de maîtrise tout en constituant l’occasion de réviser l’expérience prométhéenne du temps. Enfin, sur le plan historiographique, on verra que ce passé obscurci explique la révision du statut de l’historien, qui ne peut plus jouer le rôle de passeur du temps.

163 Dumont, « Le socialisme… », p.92 (nous soulignons) ; Certeau, « L’imaginaire de la ville », dans La

culture…, p.40.

164Certeau, « Apologie… », p.88. 165Dumont, Le lieu…, p.20.

166Dumont, « L’automne… », p.49 ; Furet et J. Ozouf, « La France de pépé », Nouvel Observateur, 26 juin 1968, p.15 ; Certeau, « Le langage… », p.22.

167Certeau, La prise…, p.112.

2.2.4 La défection

Avec la « défection », qui constitue notre quatrième comparable, nous abordons une expérience brute étroitement liée à celle du débordement. Ce sont les individus, ici, qui sont concernés. Les trois auteurs attirent l’attention sur la désaffection des références officielles, des étiquettes politiques et des institutions. En défection, les individus font aussi déborder les catégories et les grilles d’analyse dans lesquelles on les insérait. Les autorités politiques et idéologiques subissent de plein fouet cette défection. Prises au piège de leur « propre machinerie », elles sont « dépossédé[e]s d’un pouvoir » qu’elles ne parviennent plus à incarner169 (Certeau). Elles sont bien souvent réduites à jouer les « grammophone[s] » du Progrès ou les porte-voix de processus qui les dépassent170 (Dumont). L’impression d’une défection de masse prend de l’ampleur, tout à la fois interprétée comme le désaveu sans réplique d’une société bloquée et comme un « exil » temporaire. Les jeunes incarnent le mieux cette défection :

« la révolte étudiante est fondée sur le partage communautaire de ce qui n’est sans doute pas

une idéologie, mais à la fois moins et beaucoup plus : un refus radical, un espoir messianique, c’est-à-dire une morale »171. (Furet)

Plus largement, il y a défection des croyants, défection des étudiants, défection des militants, défection des citoyens ; le monde devient incroyable par l’absence de références communes et d’autorités légitimes. Le déficit d’adhésion, que les penseurs de la postmodernité constateront pour définir, par boutade ou non, le nouvel homme sans qualités, est remarqué à la fois chez l’individu – dont les convictions s’étiolent – et à propos des étiquettes, des causes ou des références – qui « perdent leurs contours » et dont les cadres, comme la célèbre montre de Dali, « fondent »172 (Certeau).Les mots d’ordre et les grands objectifs du tournant des années

1960 sont « devenus une étrange abstraction »173 (Dumont). Les intentions et les options,

169Certeau, « Le langage de la violence », dans La culture…, p.79. 170Dumont, « L’âge du déracinement »…, p.8.

171Furet, « L’Adolescence… », p.25.

172Certeau, « La rupture instauratrice ou le christianisme dans la culture contemporaine », Esprit, juin 1971, p.1177.

manipulées, transformées en valeurs marchandes ou dopées de légendaire, risquent de se muer en croyances « disponibles à toutes fins »174 (Certeau). Mais les «adhésions que nous

accordons du bout des lèvres aux États et aux organisations »175 (Dumont), n’attendent-elles pas, en fin de compte, des lieux sociaux et délibératifs pour se déployer pleinement ?

On sait que durant les années 1980, à l’ère de la « fin » des idéologies et des grands récits, on fera grand cas de cette défection. Au tournant des années 1970, pourtant, celle-ci n’est pas constatée avec fatalisme. S’il y a bien une radicalisation du ton et une propension à utiliser des figures qui accentuent la gravité de la situation, c’est peut-être que ce ton, loin de se résumer à des espoirs brisés, indique une attente aussi intense que la critique est intransigeante. La description des adhésions « molles » s’inscrit dans un contexte brûlant où « un changement radical affecte les rapports de tout homme avec son histoire »176 (Dumont). Si les « enfants dorment sur leurs livres, [si] les militants baillent sur les manifestes » (Dumont), si l’on déserte les « institutions inutiles » (Furet), si les « déserts urbains » se « peuplent de silencieux » (Certeau) qui ne savent plus comment se donner un futur, ce ne sont pas eux qu’il faut pointer du doigt, mais l’absence d’autorités crédibles et de « références croyables »177 (Certeau). C’est peut-être la « fin de la militance » telle que nous la

connaissons (Certeau), mais non celle du potentiel imprévisible de ces « militants sans cause » pourvus d’une « générosité sans emploi » et « apatrides d’une exigence qui n’a plus de représentations »178 (Certeau). Ils attendent, désorientés, mais disponibles. Cette attente et ce

suspens informeront considérablement ce que nous appellerons les métaphores spatiales de Certeau (avec les profondeurs) et de Dumont (avec le milieu) au tournant des années 1970. Pour la suite de notre exposé, retenons ceci : l’expérience brute de la défection exprime en