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De la professionnalisation journalistique à la professionnalisation politique au prisme du genre

B. L’engagement comme terrain d’analyse du processus de professionnalisation journalistique

II. Une sociologie de la profession politique au prisme du genre

J’ai finalement été très tôt intéressée par la question de la profession politique. Au sortir de ma thèse, forte de mes lectures sur la sociologie des professions, Michel Offerlé m’a permis de participer à mon premier congrès de science politique à Aix-en-Provence (1996), en me demandant d’établir et d’analyser la bibliographie de sa table ronde « Profession/profession politique133

». J’en tirerai une « note bibliographique» dans Politix sur l’entrée en politique134

. Cet intérêt rejoignait par ailleurs, on l’aura compris, la question de la professionnalisation journalistique qui était au centre de la thèse que je venais de soutenir en janvier de la même année. Quelques années plus tard, dans des conditions sur lesquelles je reviendrai, c’est encore la professionnalisation, avant même un réel questionnement sur le genre en politique, qui fut la clef d’entrée de mes travaux sur la parité en politique. L’idée était en effet de vérifier si une politique publique (comme la parité qui était alors discutée) pouvait modifier les règles du jeu politique et en particulier infléchir les logiques du recrutement du personnel politique. Cette question de politiste s’est rapidement transformée en interrogation(s) sur les rapports sociaux de sexe et sur

133 Michel Offerlé (dir.), La profession politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999, 360 p

134 Lévêque Sandrine. «L'entrée en politique». Bibliographie sur les conditions sociales de la professionnalisation et de la «réussite» politique en France », Politix. Vol. 9, N°35. Troisième trimestre 1996. pp. 171-187. [Texte n°7, Volume 2].

les processus croisés de domination à l’œuvre dans l’espace politique. Après avoir rapidement présenté les origines plurielles du projet et la constitution du groupe Invention de l’élu.E (§ 1), je m’arrêterai sur son projet intellectuel (§ 2), puis reviendrai sur la manière dont il a progressivement fait évoluer mes objets de recherche et mes problématiques (§ 3)

§1 Les origines d’un projet.

Le projet de travailler sur la question de la parité en politique a été discuté lors d’une soirée passée avec Marion Paoletti. Mamans de deux jeunes fils (nés en 1999) nous étions un peu effrayées des processus de fabrication des garçons tels que nous les observions dans notre environnement direct et dont nous nous sentions responsables. Je redis souvent à mes étudiant.es combien, suivant les principes défendus par Cyril Lemieux dans l’ouvrage de méthode dirigé par Serge Paugam135

, l’agacement est le premier moteur de la recherche voire de la problématisation de la recherche. C’est dans tous les cas ce qui permet un investissement de longue haleine. Les débats sur la parité étaient alors très vifs et nous nous demandions, en bonnes politistes, si une politique publique comme celle de la parité que le gouvernement Jospin souhaitait mettre en place était susceptible de transformer les comportements politiques et le recrutement du personnel politique. Nous n’étions pas à l’époque très familières des problématiques sur le genre, ni même des travaux sur la domination masculine, hormis le texte de Bourdieu. Socialisées à la science politique « classique » (et wébérienne), nous nous retenions aussi d’affirmer un dessein ouvertement féministe à notre recherche, d’autant moins que nous souhaitions gagner à notre cause des chercheurs (et j’emploie à dessein le masculin) « reconnus » de notre discipline ainsi que des copines – comme Delphine Dulong ou Christine Guionnet –, elles aussi éloignées au départ de ces problématiques. C’est, par l’entremise de Frédérique Matonti, la rencontre avec Éric Fassin et une partie des doctorantes qui travaillaient avec eux, que nous avons progressivement entamé notre révolution « scottienne136

» et affirmer un projet plus directement politique.

135 Cyril Lemieux, « Problématiser », in Serge Paugam, L'enquête sociologique, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Manuels », 2010, 458 p.

136 C’est en 1988, que l’article de Joan Scott, « Gender : a useful category of historical analysis » paru dans American Historical Review, vol 91, N°5, 1986 pp.1053-1075 est traduit dans les Cahiers du GRIF sous le titre : « Genre : une catégorie utile d’analyse historique » (Cahier du GRIF, Printemps 1988, 125-153). Cet article nous a d’abord permis de ne plus confondre genre et femme (comme le faisait encore la tradition française d’analyse) et surtout de penser le genre comme « un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes et une façon première de signifier les rapports de pouvoir » (p. 56).

Nous nous sommes donc retrouvé.es autour d’un petit financement (environ 15 000 euros) que nous avions sollicité dans le cadre d’une ACI (n°67016) qui au final associera – et c’est un peu paradoxal – des titulaires dont la plupart n’étaient pas spécialistes du genre et des doctorantes, comme Catherine Achin, Stéphanie Guyon, ou Lucie Bargel qui elles en devenaient spécialistes. L’objectif était d’évaluer la mise en œuvre de la loi sur la parité qui venait d’être adoptée (le 6 juin 2000) et allait être mise en œuvre pour la première fois aux élections municipales de 2001. Ce groupe a eu tout au long de son histoire des frontières floues variant au gré des grossesses des unes, des voyages et des congés des autres, ou encore des fins de thèses… Il a néanmoins connu une formalisation plus solide lors de la sortie en 2007 de l’ouvrage Sexe genre et politique sur lequel nous reviendrons. Ce groupe de recherche a renforcé des amitiés existantes et a permis de nouer de nouveaux liens, autant amicaux que professionnels en particulier avec Catherine Achin, qui a été et reste ma partenaire privilégiée lorsqu’il s’agit d’enquêter, d’écrire ou d’animer la recherche sur ces questions.

Alors que nous nous étions chacune de notre côté lancées dans des enquêtes de terrain, à Rennes à Bordeaux, à Auxerre, à Paris ou à Lyon, dans les Alpes-Maritimes, nous avons organisé avec l’aide de l’équipe d’accueil de l’université d’Évry, en 2002 la première rencontre « publique » du groupe. Cette journée d’études a conduit à la publication d’un numéro de Politix sur la parité en pratiques dirigé par Christine Guionnet et Eric Fassin137

. D’autres rencontres suivirent au gré des bonnes volontés des membres du groupe : Angers en 2004 (avec Pierre Leroux et Philippe Tellier) et Bordeaux en 2005 (Marion Paoletti et Christiane Restier-Melleray138

). En parallèle nous avons organisé plusieurs ateliers dans le cadre des différents congrès de l’AFSP (2002, 2007, 2009) sur lesquels je reviendrai. Institutionnellement, c’est aussi de l’Invention de l’élu.E que nait le groupe « Genre et politique de l’AFSP ». Chaque fois, nous nous efforcions de répartir les tâches collectives et nous continuions nos entreprises individuelles de recherche que nous mutualisions par ailleurs. Ce cheminement collectif n’a pas forcément toujours été un long fleuve tranquille et si certaines collaborations sont aujourd’hui distendues, nous avons à chaque occasion plaisir à

Sur l’usage étatsunien du genre dans l’espace académique et politique et son transfert en France, on se reportera à Eric Fassin, « L'empire du genre », L'Homme 3/2008 (n° 187-188), p. 375-392 et Lucie Bargel, Eric Fassin, Stéphane Latté, « Usages sociologiques et usages sociaux du genre. Le travail des interprétations », Sociétés & Représentations 2/2007 (n° 24), p. 59-77.

137 Politix, « La parité en pratiques », Vol. 15, N°60. Quatrième trimestre 2002.

138 Avec qui je travaillerai ensuite dans le cadre du projet « subjectivité journalistique » engagé par Cyril Lemieux (voir supra).

nous retrouver, et pas seulement pour travailler. Plusieurs doctorant.e.s ont croisé l’Invention de l’élu.E en l’investissant plus ou moins : certain.e.s de manière éphémère comme Barbara Romagnan (appelée à d’autres fonctions rapidement mais qui a néanmoins soutenu sa thèse et publié son ouvrage139

), d’autres de façon épisodique en travaillant, ou non, à titre principal sur la parité, comme Aurélia Troupel140

, Clémence Labrouche141

, ou Stéphane Latté142

; d’autres enfin de façon durable au point de devenir des piliers du groupe et de continuer les collaborations, comme Catherine Achin143

(soutenance en 2003), Lucie Bargel144

(soutenance en 2008), Stéphanie Guyon145

(soutenance en 2010) que j’ai réussi à remobiliser autour des élections municipales de 2014 dans le cadre d’un atelier TEPSIS mis en place cette même année (cf. infra). En quelques années, les travaux portant plus ou moins la trace « Invention de l’élu.E » se sont essaimés et ont sans aucun doute contribué à la reconnaissance de l’objet « genre en politique ».

§ 2. L’invention de l’élu.E : démarche et premiers résultats.

La journée d’étude qui s’est déroulée en février 2002 à Évry et la publication du numéro de Politix qui a suivi a été l’occasion de présenter les premiers résultats des enquêtes réalisées sur les élections municipales de 2001 dans le cadre de l’ACI. Nous avions convié Janine Mossuz-Lavau qui a joué le jeu de la discussion. Cette rencontre était très importante pour nous parce qu’elle nous permettait de discuter avec une partie de celles qui avaient défriché le terrain en science politique. Elle a aussi été pour certaines d’entre nous l’occasion de mesurer à quel point notre posture académique, non directement féministe, pouvait heurter les approches militantes

139 Barbara Romagnan, Les femmes font-elles de la politique autrement ?, Thèse de science politique de l’Université de Lyon 2 dirigée par Jean-Louis Marie, 2003, cette thèse a été publié sous le titre : Du Sexe en politique, 2005.

140 Aurélia Troupel, Disparités dans la parité : les effets de la loi du 6 juin 2000 sur la féminisation du personnel politique local et national, Thèse de science politique de l’université de Nice, Dirigée par Christian Bidégaray, 2006.

141 Clémence Labrouche, La condition élective régionale et la parité : observations des situations en Aquitaine et en Poitou-Charentes (2003-2007), Thèse de science politique, Université de Bordeaux 4 dirigé par Marion Paoletti, 2010.

142 Stéphane Latte, Les « victimes ». La formation d’une catégorie sociale improbable et ses usages dans l’action collective, Thése EHESS, dirigée par Michel Offerlé, 2008.

143 Catherine Achin, Le mystère de la chambre basse" : comparaison des processus d'entrée des femmes au parlement : France - Allemagne, 1945-2000, Thèse de science politique Université de Grenoble 2, dirigée par Sylvie Lemasson et Frédérique Matonti 2003.

144 Lucie Bargel, Aux avant-postes. La socialisation au métier politique dans deux organisations de jeunesse de parti. Jeunes populaires (UMP) et Mouvement des jeunes socialistes (PS), Thèse de science politique, Université Paris 1 dirigé par Frédérique Matonti, 2008.

145 Stéphanie Guyon, Du gouvernement colonial à la politique racialisée. Sociologie historique de la formation d’un espace politique local (1946-2008), St-Laurent du Maroni, Guyane, Thèse de science politique, Université Paris 1, dirigée par Frédérique Matonti, 2010.

adoptées jusqu’alors. Nous comprenions aussi, avec les membres les plus engagés de notre équipe, la diversité des positions féministes. Notre démarche pouvait être pour certain.e.s considérée comme un « hold-up » des politistes sur des questions jusqu’alors négligées par cette discipline (déjà perçue comme arrogante), investies essentiellement par des historiennes et des philosophes, « cantonnées » aux études féministes peu valorisées dans l’espace universitaire. Ainsi et sans véritablement le vouloir, nous allions devoir nous confronter aux études féministes et changer la vision que la science politique pouvait avoir de ces travaux.