• Aucun résultat trouvé

De la professionnalisation journalistique à la professionnalisation politique au prisme du genre

A. Les premières enquêtes

Mes premières armes furent faites à l’occasion de l’enquête initiale du groupe, sur les municipales de 2001. Delphine Dulong et moi avions, dans la répartition collective du travail, décidé de travailler sur les élections parisiennes dans le Ve arrondissement. Ce terrain avait l’avantage de la proximité et de la familiarité. Delphine y habitait et notre amie Marie-Hélène Bruère, ingénieure de recherche au CESSP et figure historique du département, qui militait depuis plusieurs années à la section PS du Ve, nous servait d’informatrice. Cet arrondissement où se présentait une femme socialiste Lyne Cohen-Solal était susceptible de basculer à gauche et concentrait par ailleurs l’attention des médias : il était celui du maire de Paris sortant – Jean Tiberi – pris dans les « affaires de faux électeurs » que Lyne Cohen-Solal avait contribué à dénoncer. Bien que professionnelle de la politique, au sens où elle fut longtemps collaboratrice de Pierre Mauroy et journaliste à Vendredi l’hebdomadaire du PS, elle était considérée, en tant que femme, comme le symbole d’une forme de renouveau en politique et d’une rupture avec l’ordre ancien. D’abord présentée lors de la journée d’étude d’Évry189

, l’enquête que nous avons réalisée dans ce cadre était fondée sur un suivi « ethnographique » de la campagne électorale, ainsi que sur une analyse des conditions de formation de la liste de gauche plurielle. Publiés en 2002 dans Politix190

, ces

189 Avec Delphine Dulong, « Une « révolution conservatrice » ? La loi sur la parité à l’épreuve du jeu politique (Ethnographie de campagne dans le Ve arrondissement de Paris) », Communication à la journée d’études "Regards croisés sur la parité", organisée à l’université d’Évry, le 14 février 2002.

190 Delphine Dulong, Sandrine Lévêque, « Une ressource contingente. Les conditions de reconversion du genre en ressource politique », Politix. Vol. 15, N°60. Quatrième trimestre 2002. pp. 81-111 [Texte n°8, Volume 2].

premiers travaux montrent déjà à quel point les ressources liées à la féminité sont fragiles y compris dans un contexte « paritaire » jugé favorable, celui des élections municipales parisiennes de 2001. Ils développent aussi la thèse d’une « efficacité » relative des dispositifs paritaires, qui s’ils permettent une augmentation du nombre de femmes en politique, ne bouleversent guère l’ordre genré de l’espace politique. La révolution paritaire était ainsi en marche mais elle restait comme l’indique le titre initial de notre communication, « conservatrice ». Cette hypothèse, étayée par les travaux des autres membres de l’équipe a été ensuite développée dans Sexes, Genre et Politique.

Ainsi nos premières enquêtes montraient que les dispositifs paritaires étaient relativement efficaces lorsqu’il s’agissait d’augmenter le nombre de femmes dans les assemblées (en l’occurrence municipales), mais que cette présence de femmes ne changeait rien ou presque aux mécanismes de domination à l’œuvre dans l’espace politique où le masculin l’emportait toujours, en termes de valeurs et de positions de pouvoir. Nous avions fait émerger, dans l’espace académique, l’intérêt de prendre en compte la variable « genre » dans l’analyse de la compétition politique mais un événement politique – la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002 – a relégué pour un temps la parité au rayon des gadgets, certains rendant même cette politique (avec celle du Pacs notamment) responsable de la montée de l’extrême droite191

. Alors que la parité avait été analysée au moment de son adoption comme un moyen de ré-enchanter la politique, elle devenait, après « le choc du 21 avril » et dans les débats intellectuels, le symbole du désintérêt des politiques pour les classes populaires. Selon certains – ceux là même qui se disaient par ailleurs les victimes de la parité192

– la gauche avait abandonné les préoccupations du « peuple », au profit de celles des classes moyennes intellectuelles (les femmes, les homosexuel.les etc.) et aurait été ainsi sanctionnée. Lionel Jospin porteur de la parité (et du Pacs) devenait ainsi une victime collatérale de la politique à l’égard des « minorités ». Ce discours s’est depuis développé, soutenu par des universitaires médiatiques et la formule de « l’insécurité culturelle » développée par Laurent Bouvet193 en est aujourd’hui l’avatar, étendant la responsabilité de la montée de l’extrême droite, à d’autres catégories minorisées, les

191 C’est contre cette idée que se positionnent Clarisse Fabre, Eric Fassin, Liberté, Egalité, Sexualité. L’actualité des questions sexuelles, Paris, Belfond, 2003.

192 Renaud Dely, « Les maux du mâle trentenaire », Libération, 28 juin 2001

www.liberation.fr/politiques/2001/06/28/au-ps-les-maux-du-male-trentenaire_369533

immigrés, ou plus précisément les musulmans dont une partie de la gauche « multiculturaliste » prendrait la défense. La « parenthèse enchantée194

» venait ainsi de se refermer et les élections de 2002 s’apparentèrent, comme le disent certaines féministes, à une sorte de backlash195

. Ainsi les questions liées à l’égalité des droits disparurent de l’agenda électoral et l’idée même qu’il était possible pour les femmes nouvellement admises dans la compétition politique de faire de leurs qualités « réputées féminines » des arguments dans la compétition électorale semblait désormais impossible. Nous assistions à un retour à la normale (à la « norme mâle » pour reprendre un jeu de mot que nous utiliserons plus tard dans un colloque sur l’élection présidentielle de 2012). Alors qu’aux élections municipales de 2001, les femmes candidates avaient pour un temps réussi à retourner le stigmate en mobilisant dans la compétition électorale des attributs « féminins », les élections législatives de 2002 venaient nous rappeler que le « salto du stigmate » si bien décrit par Catherine Achin et Marion Paoletti196

induisait un retour à la situation initiale.

Du coup, travaillant pour la journée d’études d’Angers sur l’usage des attributs « féminins » dans la compétition électorale à travers les professions de foi197, j’ai constaté leur effacement progressif. Revisiter un objet « classique » de la compétition électorale – les professions de foi des candidats et candidates parisiennes aux législatives de 2002 – permettait d’apprécier à quel point ces capitaux individuels (niveau de diplôme, proximité …) et collectifs (appartenance à un parti notamment) traditionnellement valorisables dans la compétition politique étaient jugés comme les plus efficaces dans les stratégies de présentation d’eux-mêmes que faisaient les candidat.es et celles et ceux qui concevaient leurs documents de campagne. Cela confirmait en quelque sorte notre intuition de la valeur contingente des ressources liées aux identités féminines, mais aussi masculines, des candidates et candidats et l’immuabilité des règles du jeu politique. Un peu

194 Marion Paoletti, « Utiliser le genre comme variable distinctive : un fugace enchantement », Questions de communication, n°7, 2005.

195 Ce terme popularisé par le titre du best seller féministe de Susan Faludi, renvoie à l’idée que les progrès réalisés en matière de droits des femmes s’accompagnent souvent d’un « retour de bâton » qui fait au contraire reculer l’égalité. Le livre est paru sous le titre original : Backlash: The Undeclared War Against American Women, New York, Crown, 1991. Il a été traduit en français sous le titre : Backlash : la guerre froide contre les femmes, Paris, Editions des femmes, 1993

196 Achin Catherine, Paoletti Marion. « Le « salto » du stigmate. Genre et construction des listes aux municipales de 2001 », Politix. Vol. 15, N°60. Quatrième trimestre 2002. pp. 33-54.

197 « La féminité dépassée ou comment après un salto, le stigmate retombe toujours sur ses pieds. Usage et non usage du genre dans les professions de foi des candidat-e-s parisien-ne-s aux élections législatives de 2002 », Journée d’étude « Invention de l’élue », Angers 14 juin 2004

désemparée par ces résultats, j’hésitais à proposer cet article à la Revue française de science politique, ce que j’ai finalement fait. Il a été accepté et publié en 2005198

.

La troisième journée d’étude à Bordeaux en 2004 a permis aux binômes de tourner. Souhaitant poursuivre notre réflexion sur la professionnalisation des femmes en politique, nous nous étions étonnées de trouver, parmi les député.es (les 12,1 % qui composaient désormais l’Assemblée nationale nouvellement élue en 2002) si peu de femmes énarques. Partant des travaux de Catherine Achin sur la Chambre basse (sa thèse avait été soutenue en 2003 et publiée en 2005199

), nous avons entamé, elle et moi, un travail de comparaison des conditions de réussite des énarques hommes et femmes en politique200

. Nous avons ainsi, une fois encore, choisi de revisiter un objet classique de la science politique, celui de la présence des hauts fonctionnaires dans l’espace politique, c’est-à-dire de la place de la carrière administrative comme voie privilégiée d’accès au pouvoir sous la Ve République. Ce travail qui ne devait être au départ qu’une note de recherche est devenue en 2007 un article dans la revue Genèses201

. Dans cet article, nous avons prolongé les réflexions sur la notion « d’identité stratégique » telle que l’avait définie Annie Collovald202

et qui reste au fil de nos travaux une référence essentielle. Après avoir constaté et cherché à expliquer d’un point de vue statistique, la sous-réussite des femmes énarques à l’Assemblée, nous avons travaillé sur les biographies et les autobiographies produites à la fois par des femmes et des hommes, députés et énarques. Ainsi, nous étions parties du constat que ces « femmes d’exception » (titre du numéro de Genèses), pourtant dotées de capitaux politiques et sociaux « hors du commun », restaient dans les présentations qu’elles faisaient d’elles-mêmes des « femmes en politique », au sens où ce sont principalement les attributs liés à leur sexe qu’elles mobilisent pour expliquer leur carrière. Alors que pour les hommes, le passage par l’ENA est une condition parmi d’autres de leur réussite en politique, une voie d’accès privilégiée et rapide aux

198 Sandrine Lévêque, « La féminité “dépassée” ? Usages et non usages du genre dans les professions de foi des candidat-e-s parisien-ne-s aux élections législatives de 2002 », Revue française de science politique, volume 55, n°3, Juin 2005 [Texte n°9, Volume 2]

199 Catherine Achin, Le mystère de la chambre basse. Comparaison des processus d’entrée des femmes au Parlement (France-Allemagne 1945-2000), Dalloz, Paris, 2005, 637 pages.

200 Catherine Achin, Sandrine Lévêque, Femmes, énarques et professionnelles de la politique : la filière administrative à l'épreuve du genre, Journées d’études « L’invention de l’élue : la réforme paritaire entre 2001 et 2005 », Bordeaux, 23-24 juin 2005 (avec Catherine Achin).

201 Catherine Achin, Sandrine Lévêque, « Femmes, énarques et professionnelle de la politique. Des carrières exceptionnelles sous contrainte », Genèses, n°67, Juin 2007 [Texte n°10, volume 2]

202 Annie Collovald, « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 73, juin 1988. Penser la politique-2. pp. 29-40.

postes les plus hauts de la hiérarchie politique, il n’est jamais présenté par les femmes (ou par leur biographes autorisés) comme un gage de leur compétence ou de leur légitimité. Les femmes énarques, de par leur socialisation, semblent refuser de faire de l’ENA une condition de leur réussite en politique, comme si elles devaient leur carrière à des éléments qui se situent, contrairement aux hommes, hors de leur compétence. Le passage par l’ENA lui-même est d’ailleurs présenté par les femmes comme le fruit du hasard, un « moment de rencontre », jamais comme une école du pouvoir, alors que les hommes le considèrent comme une étape dans leur plan de carrière.

Ces trois premiers articles suivent très précisément le cheminement de l’Invention de l’élu.E. Ils sont aussi le point de départ de nouvelles enquêtes comme celles sur les municipales, de nouveaux objets comme les questions sexuelles et d’un nouveau souci : valoriser davantage nos travaux, en les diffusant à un public plus large … quitte à renoncer aux sacro-saints principes de la distanciation.