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Chapitre 1 : Émile Durkheim : sociologie de la famille et du droit

1.3 La sociologie du droit contemporaine

La sociologie du droit offre un cadre conceptuel théorique aux juristes (ainsi qu’aux sociologues) leur permettant d’observer le droit comme un phénomène social, au même titre que les sociologues de la famille observent la famille comme phénomène social42. Le droit est donc observé comme un phénomène dépouillé d’une autorité

méta-juridique aux yeux de l’observateur. La sociologie du droit tente non pas simplement de faire état du droit, mais plutôt de voir comment le droit se rapporte à certaines idéologies, à certains rapports de force.

Cette manière d’observer le droit s’inscrit parmi d’autres. En effet, le droit peut être observé dans une perspective dite « interne ». Pensons notamment à la doctrine qui se développe dans le but de rendre le droit plus compréhensif et plus cohérent43.

Une manière simple de décrire la sociologie du droit est que, contrairement par exemple à la doctrine, elle tente d’observer le droit de « l’extérieur ». Nous situons notre travail à la frontière de la sociologie du droit en ce que nous observons le droit « de l’intérieur », expliquant l’état du droit de la famille, tout en utilisant un concept « extérieur » au droit, celui de l’individualisme pour l’analyser de manière empirique.

                                                                                                                           

41 Aussi appelée sociologie politique du droit ; voir notamment Jacques COMMAILLE, L’esprit sociologique

des lois, Paris, P.U.F., 1994 ; Olivier CORTEN, « Éléments de définition pour une sociologie politique du

droit », (1998) 39 Droit et Société 347.

42 Jean CARBONNIER, «Prolégomènes», dans Sociologie juridique, 1ère éd., Paris, P.U.F., 1978, p. 16. Il

est à noter que Deflem semble soutenir que seuls les sociologues peuvent adopter cette posture théorique. 43 Cette typologie des manières d’observer le droit est tirée de M. DEFLEM, préc., note 22, p. 4 et ss.

De plus, aux fins de ce travail, nous retenons aussi de la sociologie du droit que le droit représente une certaine vision, une certaine perception de la réalité. Cette vision change dans le temps en même temps qu’elle est différente à travers le monde44.

Le droit est donc relatif et n’a donc pas de forme parfaite en soi. Ainsi que nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail, le droit de la famille du début du siècle était très différent de celui qui existe aujourd’hui, tout comme le droit social qui encadre la famille en France aujourd’hui est très différent de celui qui existe au Québec.

Le droit est aussi vu comme un construit social qui évolue au gré des rapports de force45. Selon cette perspective, le droit est mobilisé à travers les années par

différents acteurs sociaux, mus par le jeu d’idéologies, d’intérêts et de valeurs. Le droit n’est donc pas neutre.

Certains acteurs veulent amener des changements, d’autres au contraire veulent conserver le statu quo. Parmi ces derniers se trouvent souvent les juristes eux- mêmes qui, particulièrement en ce qui concerne le droit privé, veulent assurer la pérennité d’une logique interne au droit46. En ce qui concerne les acteurs extérieurs au droit, des recherches portant sur le droit de la famille ont mis en lumière l’influence historique de certains d’entre eux47 et ce qui semble pour certains comme une instrumentalisation nouvelle ou plus intense du droit privé 48.

                                                                                                                           

44 Guy ROCHER, Études de sociologie du droit et de l’éthique, Montréal, Éditions Thémis, 1996, à l’avant- propos, p. xiii.

45 « (…) Some individuals or groups in a society may have more power than others to shape social conditions », Roger COTTERREL, « Introduction : Theory and Method in the Study of Law », dans The

Sociology of Law : An Introduction, Londres, Buttersworths, 1984, p. 11 et 13.

46 Voir notamment l’illustration faite par C. MORIN, préc., note 39. De plus, traitant du mariage, Kasirer soutient que les juristes déconsidèrent l’importance des aspects autres que strictement normatifs, entendus comme « écrit dans le droit », voir Nicholas KASIRER, « Convoler en justes noces », dans Pierre-Claude LAFOND et Brigitte LEFEBVRE (dir.), L’union civile : nouveaux modèles de conjugalité et de

parentalité au 21e siècle, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 29.

47 Robert BUREAU, Katherine LIPPEL et Lucie LAMARCHE, «Développement et tendances du droit social au Canada (1940-1984) », dans Ivan BERNIER et Andrée LAJOIE (coord.), Le droit de la famille social au

Canada, Rapport préparé pour la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de

développement du Canada (Commission MacDonald), ministre des Approvisionnements et Services Canada, vol. 49, 1986, p. 79.

48 Sur le patrimoine familial, voir Anne RÉVILLARD, «Du droit de la famille aux droits des femmes : le patrimoine familial au Québec», (2006) 62 Droit et Société 95 ; sur les conjoints de fait, voir Jocelyne

En nous invitant à considérer le droit comme un construit relatif, collectif, résultant de circonstances, d’interactions entre des personnes et de jeux de forces sociales49, la sociologie du droit nous permet de nous extirper des analyses du droit qui

peuvent se fonder uniquement sur des présupposés (l’autonomie ou la liberté des individus par exemple) sans vraiment remettre en question la neutralité de ces présupposés, sans savoir d’où ils viennent ou quelles en sont les conséquences50.

Nous retenons aussi des enseignements de la sociologie du droit que le droit gagne à être analysé comme influençant et étant influencé par ses contextes, c'est-à- dire toutes les facettes économiques, politiques et autres qui composent la société contemporaine. L’organisation sociale, qui comprend l’organisation de la famille, et la culture dont fait partie l’ensemble des valeurs, sont des contextes dans lesquels existent des ordres normatifs autres que juridiques qui peuvent alimenter ou vider de leur substance les règles du droit51.

Ainsi, la sociologie du droit propose d’analyser empiriquement le droit comme une institution et comme un phénomène social qui est à la fois mobilisé de l’intérieur par sa propre rationalité et de l’extérieur par différents acteurs qui tentent de mettre de l’avant leur vision et intérêts. Toutes ces interactions et influences peuvent avoir pour conséquence que le droit (tout comme la société contemporaine) se trouve « tiré » par des mouvements contradictoires ou incohérents tout en essayant de maintenir une logique interne ou même des logiques internes lorsqu’il est question à la fois du droit privé et du droit social ou public. Se superposant à ces influences, les interactions entre

                                                                                                                           

   

JARRY, Les conjoints de fait au Québec : vers un encadrement légal, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, qui, sans s’inscrire directement dans la sociologie du droit, abordent la question de la mobilisation du droit de la famille ; voir aussi sur la filiation, les commentaires de Michel TÉTRAULT, Le droit de la famille, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010, p. 31.

49 Guy ROCHER, « Le droit canadien : un regard sociologique », dans Ivan BERNIER et Andrée LAJOIE (coord.), Le droit de la famille et le droit social au Canada, Rapport préparé pour la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada (Commission MacDonald), ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1986, p. 151-175.

50 R. COTTERELL, préc., note 45, p. 2. 51 J. CARBONNIER, préc., note 42, p. 17.

le droit de la famille et les contextes qui entourent le droit sont tous traversées dans la société contemporaine par l’individualisme.