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Chapitre 3 : L’individualisme en action ou les contextes du droit

3.2 L’individualisme et la famille

Des changements importants sont observés au sein des familles occidentales en lien avec l’individualisme, non le moindre étant que les individus qui la composent veulent être émancipés de toute logique d’assignation, s’attendant même à l’être118. Cette tendance générale à l’émancipation s’observe notamment au niveau des solidarités familiales, des formes familiales et du sens que les individus accordent à la famille119.

Rappelons que la famille, en tant qu’institution, répondait jusqu’à récemment aux exigences économiques, politiques, religieuses et démographiques de la société et que les individus qui la composaient étaient très peu libres de s’inscrire dans celle-ci comme ils le désiraient. Leur rôle était largement prédéfini, notamment par le droit qui contrôlait le fonctionnement et les modes de constitution de la famille ainsi que nous en traiterons plus amplement dans la deuxième partie de ce travail.

Au niveau de la solidarité, la famille préindustrielle québécoise, majoritairement rurale, était centrée sur le travail et une économie de subsistance. Les hommes, les femmes, les vieux et les jeunes y avaient une place, chacun travaillant pour assurer la survie de l’ensemble. Les activités étaient coordonnées et subordonnées à l’objectif

                                                                                                                           

116 U. BECK, préc., note 110. 117 Id.

118 J. COMMAILLE, préc., note 41.

119 Notons que bien qu’un certain consensus se dégage sur l’importance de l’individualisme en lien avec les changements de la famille, la qualification du lien qu’entretient l’individualisme avec les changements observés diffère parmi les auteurs. Pour certains, c’est en traitant du concept de l’individualisation comme référence que les changements révèlent leur sens. Voir U. BECK et E. BECK-GERNSHEIM, préc., note 55. Pour d’autres, l’individualisme est la cause des changements. Voir Pierre NOREAU, « Formes et significations de la vie familiale : des liens entre famille, espace public et le droit», dans Conseil de la famille et de l’enfance, Démographie et famille, les impacts sur la société de demain, Québec, Publications du Québec, 2001, p. 45.

commun de la survie ou de la préservation. Les membres des familles étaient exposés à des expériences et des pressions similaires. Il y avait peu de place pour des objectifs, des motivations ou des sentiments personnels ou individuels. Cette communauté de besoin était tenue ensemble par un cortège d’obligations juridiques et extra-juridiques de solidarité pour toute la parenté (les membres collatéraux, ascendants et descendants)120.

Parallèlement à l’existence de cette famille « holiste »121, les familles

bourgeoises vivaient une certaine individualisation. En fait, les hommes des familles bourgeoises pouvaient vivre une vie qui, à tout le moins d’un point de vue politique, permettait l’émancipation.

L’industrialisation a coïncidé et contribué à provoquer une cassure pour les familles rurales : les expériences des membres de la famille se diversifièrent. Les enfants étaient davantage appelés à fréquenter les écoles, les hommes travaillaient à l’extérieur de la maison et les femmes étaient chargées du maternage et de la vie domestique. La fonction de production (hormis celle de la reproduction) de la famille s’estompa. Ainsi, les hommes « travaillaient » et ils dépendaient des femmes pour le travail quotidien qu’elles effectuaient qui leur permettaient de gagner un salaire, dont elles à leur tour, dépendaient122. L’obligation de solidarité existait toujours, mais

changée par la spécialisation des tâches et le début de l’individualisme démocratisé. Progressivement, les femmes revendiquèrent leur « statut d’individu » politiquement et économiquement. Puis les enfants furent aussi considérés comme des êtres autonomes. Le divorce se démocratisa et l’État providence des années ’60 et ‘70

                                                                                                                           

120 L’existence de l’obligation alimentaire remonterait à la plus haute antiquité. La famille n’a pas toujours été la première responsable de cette solidarité en droit. Par exemple, au Moyen-âge, on ne pouvait refuser d’aider une personne dans le besoin parce que des membres de sa famille étaient en mesure de le faire. La Loi des pauvres, d’Elizabeth I, changera cette hiérarchisation en affirmant, dès 1601, qu’un miséreux ne pouvait escompter une aide de la société que si sa famille n’était pas en mesure de lui en fournir. Le régime fut changé pour devenir basé sur le droit personnel attaché au paiement de contributions et au statut de citoyen. C’est ce même principe qui se retrouve au Code civil du Bas-Canada de 1866 qui intègre l’obligation alimentaire pour toute la parenté. Voir Nicholas ZAY, « Sécurité familiale et sécurité sociale», dans Le droit dans la vie familiale, Livre du centenaire du Code civil, Montréal, P.U.M., 1970, p. 98.

121 Pour qui la valeur suprême était le tout plutôt que ses membres. 122 U. BECK et E. BECK-GERNSHEIM, préc., note 55, p. 89 et 90.

introduisit des protections contre les aléas du marché et de la vie familiale. Les liens familiaux s’en sont trouvés plus souplement noués. Les relations entre les membres des familles, élargies puis nucléaires, devinrent plus électives. La famille québécoise passa d’une entreprise où s’exerçait une solidarité de survie à un groupe de relations interpersonnelles devant servir les besoins de chaque individu.

Ces changements s’accompagnèrent d’une plus grande visibilité de la multiplicité des formes familiales et de la plus grande place que prenait l’individualité pour l’expliquer123. Ainsi, ce n’était pas tant le fait qu’il n’y avait plus de modèle unique de famille qui fut un changement, c’était, par exemple, que le changement était provoqué par le divorce plutôt que par la mort d’un conjoint.

Finalement, c’est l’enfant qui donna un sens à la nouvelle famille individualisée. Plus que la gestion du patrimoine ou la gestion de la relation amoureuse, c’est l’enfant qui est aujourd'hui la raison d’être de la famille. Le droit nous apprend que l’intérêt de l’enfant est présumé guider les interventions de chaque acteur notamment en matière d’adoption, d’autorité parentale et de garde124. Observant l’organisation des politiques

sociales et du droit privé, certains parlent d’une « société enfant centrique».125 Cependant, les réflexions contemporaines sur l’adoption mettent en lumière qu’il est bien possible que l’intérêt de l’enfant s’oppose à celui des gens qui l’entourent et que ces derniers puissent placer leurs besoins devant ceux de l’enfant126. L’enfant

témoignerait d’une vision « adultocentrée » dont il peut, par ailleurs, faire les frais127.

                                                                                                                           

123 P. NOREAU, préc., note 119.

124 Voir notamment les articles 543, 604, 606 et 612 C.c.Q.

125 P. NOREAU, préc., note 119 ; U. BECK et E. BECK-GERNSHEIM, préc., note 55 et Jane JENSON, «La citoyenneté sociale et les nouveaux risques sociaux au Canada : où sont passées les voix des femmes?», (2006) 62 Droit et Société 21.

126 Voir notamment Lucille GAVARINI, «Les configurations familiales : objet sociologique, diapositive psychique et point de friction éthique», dans F.-R. OUELLETTE, R. JOYAL et R. HURTUBISE (dir.),

Famille en mouvance: quels enjeux éthiques?, I.Q.R.C., Québec, P.U.L., 2005, p. 41 et Louise-Andrée

BARRETTE, La connaissance des origines de l’enfant adopté: du besoin au droit. Perspectives

anthropologiques, sociologiques et psychologiques pour une réforme législative, mémoire de maîtrise,

Montréal, Faculté des études supérieures, Université de Montréal, 2009, p. 48 - 61. 127 L.-A. BARRETTE, id.

Ainsi, la société contemporaine exige des adultes et des enfants qu’ils s’individualisent alors qu’il semble clair, à tout le moins pour l’enfant, qu’il ne peut y réussir sans l’aide de ceux qui l’entourent. Bien qu’il ait plus d’autonomie et soit davantage le sujet de droit par rapport aux générations d’enfants qui l’ont précédé, il vit encore dans une certaine logique d’assignation et de dépendance, ne pouvant subvenir à ses besoins en tant qu’individu indépendant financièrement, capable de négocier des ententes, n’étant toujours pas capable de faire valoir ses différences et ses besoins particuliers sans l’aide d’un adulte128. Cela signifie qu’une personne adulte doive respecter et encourager cette autonomie relative tout en assumant les frais de cette dépendance.

Pour Jan Pahl, il s’agit là du nœud du problème de l’individualisation de la famille. L’enfant ne sera jamais totalement indépendant ou autonome et un autre individu devra l’aider, assumant les coûts économiques qui s’y rattachent129. Nous

ajouterions que ces coûts impliquent en sus une perte de liberté et d’autonomie.

Ainsi, l’individualisation soulève un problème conceptuel et pratique à tout le moins en ce qui concerne l’enfant.

Paradoxalement, l’individualisme s’inscrit aussi dans la réponse à ce problème en ce qu’il permet d’observer la vie de chaque individu, dont celui qui s’occupe d’aider ou de permettre l’individualisation de l’autre. Alors que la famille occupait tout le champ de vision dans les familles holistes, dans la famille individualisée, les hommes, les femmes et les enfants deviennent visibles comme entités séparées, chacun lié à la famille à travers des attentes et des expériences différentes, chacun vivant des opportunités et des charges différentes :

« In short, the contours of distinctively male and female lives are now becoming apparent within the family». 130                                                                                                                          

 

128 J. PAHL, préc. note 3. Notons que ce même argumentaire pourrait être soulevé à l’égard des personnes handicapées ou en perte d’autonomie.

129 J. PAHL, id.

Au-delà des débats à savoir si l’individualisme est bon ou mauvais pour la famille, il oblige, ou à tout le moins, invite les chercheurs à observer la façon dont les changements se sont opérés au sein des familles et qui se reflètent dans les solidarités familiales, les formes familiales et aussi dans le sens qui est donné à l’enfant, colorent la vie de chaque membre de la famille, dont celle des mères.