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Chapitre 2 : L’individualisme

2.1 L’individualisme conçu comme une tendance dynamique

Nous avons choisi d’aborder le droit québécois de la famille en tant que phénomène traversé par l’individualisme, tout comme l’est la société contemporaine. Tenter d’identifier et d’observer comment le droit s’individualise autour de la mère au foyer implique de comprendre le sens qui peut être donné à cette tendance. Cette compréhension est nécessaire afin de saisir les contours du phénomène et d’identifier des caractéristiques qui nous permettront de choisir des indicateurs susceptibles d’appuyer l’analyse du droit de la famille québécois.

Nous abordons l’individualisme non pas en tant qu’idéologie statique, mais bien en tant que courant de pensée philosophique, prenant source dans la philosophie du libéralisme, dont l’idée centrale est l’individu, tant comme valeur qu’agent empirique et se déployant différemment dans le temps, dans l’espace et dans le cadre social dans lequel il évolue52. Le terme individualisation décrit ce mouvement, ce processus

dynamique par lequel l’individualisme s’installe et se transforme constamment53.

Dans ce chapitre, nous avons comme objectif de retracer les sources philosophiques de l’individualisme et d’en décrire le déploiement. Cette description diachronique se divise en deux périodes associées au développement de la (ou des) modernité (s) en Occident, soit la première modernité qui prend son envol du milieu du 19e siècle et qui se termine dans les années ’60, et la seconde qui débute alors et

continue depuis.

                                                                                                                           

52 Pour une discussion sur le déploiement de l’individualisme dans différents pays, voir Danilo MARTUCELLI et François DE SINGLY, Les sociologies de l’individu, Sociologie contemporaine, Paris, Armand Collin, 2009 ; F. DE SINGLY, préc., note 37 et Charles TAYLOR, The sources of the Self : The

Making of the Modern Identity, Cambridge, Harvard University Press, 1989.

53 Notons que cette définition ne nie aucunement que l’individualisme, ou à tout le moins une certaine conception de l’individualisme, ait acquis une valeur idéologique. Voir la discussion et la définition de l’idéologie infra, p. 29.

Cette manière de décrire l’individualisme est calquée sur celle utilisée par De Singly dans le cadre de sa réflexion sur le développement de l’éthique dans la société individualiste54. Cette idée d’opposer deux modernités pour illustrer et expliquer les

changements sociaux est aussi utilisée par les sociologues Anthony Giddens, Ulrich Beck et Elizabeth Beck-Gernsheim, des auteurs ayant fait porter plusieurs de leurs analyses sur l’individualisme55.

Nous désirons préciser que nous ne prétendons pas que l’individualisme peut être catégorisé strictement selon une typologie qui correspond aux deux modernités, notre recherche nous permettant de constater que le développement de l’individualisme ne se fait pas toujours de manière cohérente ni linéaire. Cependant, nous croyons que la compréhension de l’essence de l’individualisme de la seconde modernité, c'est-à-dire de notre époque contemporaine, est facilitée par la comparaison avec celle de la première modernité. Cette approche est de plus cohérente avec les enseignements de la sociologie du droit qui nous invitent à percevoir et à concevoir les normes, dont fait partie le droit, comme étant relatives et dans une relation d’interaction avec les courants de pensée environnants.

La deuxième partie quant à elle vise à aborder l’observation de l’individualisme « à l’œuvre » à la fois au sein et en lien avec les institutions d’État, la famille et la mère. Nous avons choisi ces contextes parce qu’ils nous semblent intimement en lien et au croisement de notre questionnement sur l’encadrement juridique de la mère au foyer, notamment parce qu’il se développe aussi au sein de ces contextes des normes qui encadrent la mère au foyer. De plus, nous avons trouvé dans la littérature des sciences sociales et du droit des écrits et des recherches qui traitent (quelquefois directement, d’autres fois indirectement par le biais de la solidarité) de l’individualisme dans ces contextes.

                                                                                                                           

54 François DE SINGLY, « L’éthique dans une « société individualiste », Familles en mouvance : quels

enjeux éthiques?, dans Françoise-Romaine OUELLETTE, Renée JOYAL et Roch HURTUBISE (dir.),

I.Q.R.C., Coll. «Culture et Société», Québec, P.U.L., 2005, p. 21 où De Singly traite des caractéristiques de l’individualisme (qui importent pour aborder les changements normatifs).

55 Voir notamment Anthony GIDDENS, Modernity and self-identity. Self and Society in the Modern Age, Stanford, Stanford University Press, 1992 et Ulrich BECK et Elisabeth BECK-GERSHEIM, Individualization, Londres, Sage, 2002.

Finalement, nous désirons préciser que nous présentons ici l’individualisme selon les termes développés et utilisés à travers l’histoire pour décrire un phénomène social. Ainsi, nous décrivons et identifions les caractéristiques de l’individualisme en exploitant les idées et recherches des sciences sociales. Ce choix est fondé sur le fait que nous avons constaté de nos lectures portant sur le droit de la famille, privé ou social, que, contrairement au concept de la solidarité56, les termes « individualisme » ou « individualisation » n’ont pas énormément de signification à proprement juridique alors que la littérature des sciences sociales comprend une abondance de textes importants à ce sujet. L’irrigation du droit par l’individualisme se traduit par l’utilisation de plusieurs des mêmes termes, qui ont cependant une signification particulière. Bien que nous fassions certaines références dans cette partie à la manière qu’a le droit d’utiliser ces termes, nous traitons plus spécifiquement de cette question du vocabulaire juridique de l’individualisme dans la deuxième partie de notre travail.