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Chapitre 4 : La mère au foyer

4.5 Des expériences de la mère au foyer

Selon l’analyse de Maison, ce sont surtout les mères au foyer habitant des quartiers dits favorisés qui insistent sur l’absence de services et le sentiment d’isolation, d’exclusion et de manque de reconnaissance205.

Ce constat peut s’expliquer par le fait que les mères au foyer des quartiers populaires et moyens auraient accès à plus de services offerts par leurs centres communautaires orientés vers le développement des enfants et l’animation communautaire. Une situation similaire a fait l’objet d’observations au Québec206. Il est

également possible que ces mères expérimenteraient moins d’isolement puisqu’elles continueraient de côtoyer plusieurs personnes de leur entourage tout en étant au foyer. Quant au sentiment de manque de reconnaissance, peut-être ces mères en auront-

                                                                                                                           

203 Id., p. 85 Voir aussi à ce sujet C. CORBEIL, F. DESCARRIES, C.GILL et C. SÉGUIN, préc., note 12, à la page 77.

204 D. MAISON, préc., note 8.

205 Id. Le fait que nous fassions état de résultats de recherche traitant de la souffrance ou de la frustration des mères au foyer plus scolarisées ou provenant des classes sociales plus élevées ne devrait pas être interprété comme faisant fi de la possibilité que les autres mères au foyer peuvent vivre une autre forme d’exclusion ou un sentiment de non-reconnaissance.

206 Renée B. DANDURAND et Françoise-Romaine OUELLETTE, Entre autonomie et solidarité. Parenté et

soutien dans la vie de jeunes familles montréalaises, Rapport déposé au Conseil québécois de la

elles moins eu durant leur période de scolarité ou durant leur vie active que les mères professionnelles207.

Les données québécoises indiquent aussi que la présence constante de la mère auprès des jeunes enfants est particulièrement valorisée dans des milieux socio- économiques populaires ou moyens. Dans les milieux favorisés, cette valeur serait moins importante. Ce serait le travail professionnel qui serait plus important pour les parents de ces milieux208.

Parallèlement au fait que le travail rémunéré serait plus important pour les parents des milieux favorisés, nous savons qu’au Québec la présence d’enfants influence davantage le retrait du marché du travail des personnes ayant un diplôme d’études postsecondaires que celles qui n’en possèdent pas209. Les mères plus

scolarisées seraient plus nombreuses proportionnellement à quitter le marché du travail dans le but de s’occuper de leurs enfants.

Autre fait d’intérêt, l’enquête québécoise menée par Françoise-Romaine Ouellette et Renée B. Dandurand sur la parenté et le soutien familial fait état que, parmi les conjoints, ce sont ceux qui proviennent de milieux aisés qui participent le moins aux travaux domestiques et au maternage, tout en tenant le plus le discours égalitaire et en se présentant le plus à l’extérieur du foyer comme responsables d’un enfant210.

En plus de vivre une expérience différente des mères au foyer des milieux moins nantis, ces mères donneraient un sens, une interprétation différente de leur situation. L’étude française de Dominique Maison démontre « qu’au sein de la génération des mères de moins de 45 ans, plusieurs, parmi les plus scolarisées, sont particulièrement sensibles à la faible considération sociale accordée au statut de femme au foyer. Ayant acquis une expérience de travail qui leur a permis d’acquérir

                                                                                                                           

207 Une femme sur quatre, tant au Québec qu’au Canada, a affirmé reprendre le travail parce qu’elle se sent seule à la maison. INSTITUT DE LA STATISITIQUE DU QUÉBEC, préc., note 182.

208 R. B. DANDURAND et F. - R. OUELLETTE, préc., note 206. 209 INSTITUT DE LA STATISTIQUE DU QUÉBEC, préc., note 182. 210 R. B. DANDURAND et F. - R. OUELLETTE, préc., note 206.

une certaine reconnaissance sociale, un sens de l’autonomie, cette catégorie de jeunes femmes au foyer (…) refusent systématiquement d’être associées aux stéréotypes de la femme au foyer. »211

Pour elles, le paradigme de la dépendance à leur conjoint en est un faux : leur situation ne peut pas être assimilée à de la dépendance, notamment parce qu’elles considèrent que leur conjoint est aussi dépendant d’elles. Elles ne perçoivent pas de la domination, mais assimilent plutôt leur situation à un choix qui est présentement hors norme212. Cette qualification semble correspondre à tout le moins au langage, sinon aux idées, de l’individualisme de la seconde modernité.

                                                                                                                           

211 D. MAISON, préc., note 9, p. 89. 212 Id.

Conclusion de la première partie

Dans la vision de Durkheim, la valorisation croissante de l’individu n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle est cependant inévitable. La conception de l’individu et de ses attributs est pour lui une création sociale qui reflète la valeur que la société attribue à chaque individu. En vue d’assurer l’individualisation la plus large possible pour chaque individu, l’État doit voir à ce que des obligations soient imposées au sein des groupes comme la famille pour contrebalancer l’influence compressive que ces groupes peuvent exercer sur les individus. La liberté de chaque individu est donc le produit d’un encadrement normatif obligatoire.

Sur le plan méthodologique, Durkheim tente d’observer les phénomènes sociaux comme des objets. Pour lui, le droit peut être une porte d’entrée pour observer ces faits sociaux. Une telle perspective explique pourquoi on le considère souvent comme l’un des pères fondateurs de la sociologie du droit.

S’inscrivant dans cette approche, la sociologie du droit contemporaine considère non seulement que le droit peut être une porte d’entrée pour apprécier un fait social susceptible d’observation empirique, mais qu’il est lui-même un phénomène social mobilisé par les forces vives de la société et répondant à sa propre logique.

Ainsi, dans cette vision, le droit traduit l’individualisme ambiant tout autant qu’il participe à le créer et le définir. Ceci est particulièrement important si nous adoptons l’idée de Durkheim suivant laquelle le droit a comme fonction et caractéristique d’intégrer les individus.

Bien que l’individu et l’individualisme soient définis de multiples façons, nous retenons des enseignements des sciences sociales que l’individualisme est ce déplacement de l’action et de la réflexion vers l’individu. Charles Taylor cerne l’essence de ce mouvement en écrivant que l’individualisme revient à dire « nous sommes des « moi» ».213

                                                                                                                           

Aux fins de ce mémoire, nous comprenons l’individualisme comme étant une tendance dont l’idée centrale est l’individu, à la fois comme valeur et comme agent empirique, enracinée dans une idéologie particulière de la personne humaine, mais se déployant différemment (et pas toujours de façon linéaire ou constante) dans le temps, dans l’espace et dans le contexte social plus large. L’individualisme de la première modernité est organisé autour du sujet universel, rationnel, égal, mais surtout libre, compris comme non restreint par des normes, alors que l’individualisme de la seconde modernité est caractérisé par la mise en lumière des différences entre les individus, ainsi que par leurs besoins d’être authentiques et d’être reconnus pour qui « ils sont vraiment », au-delà de l’aspect rationnel. Dans ce contexte, les appartenances éclatent encore plus et chacun doit construire sa vie et son univers normatif à travers une série de choix et de démarches actives personnels qui ne s’avèrent pas toujours compatibles puisque la société n’intègre pas des individus entiers, mais bien des sphères fonctionnelles. Qui plus est, il existe une attente que cette quête d’authenticité soit reconnue et soutenue par les institutions publiques.

Cette revendication du support des institutions est un aspect du lien étroit qu’entretient l’individualisme avec le droit, qui en est venu à être à la fois imprégné d’individualisme et à contribuer à le créer. De plus, les institutions sont elles-mêmes de plus en plus tributaires des initiatives individuelles. L’individu, comme bénéficiaire et agent influent, est de plus en plus appelé à être un participant actif dans la vie des institutions.

Sur le plan des familles, on observe une transformation importante de l’influence de l’individualisme. D’une famille de subsistance où la communauté était privilégiée, à la famille centrée sur les relations interpersonnelles, cette institution n’est plus un havre ou une prison de solidarités inconditionnelles, sauf peut-être pour les relations individuelles qui s’établissent entre le parent et l’enfant, celui-ci donnant dorénavant le sens à la famille contemporaine.

L’individualisme apparaît de façon paradoxale en lien avec cette nouvelle réalité : l’enfant devient au centre des relations individuelles familiales, mais en même temps, il n’est pas tout à fait « individualisé», notamment parce qu’il n’est pas indépendant ou autonome. Les adultes doivent donc s’en occuper, les mères exécutant

encore aujourd’hui une plus grande part du maternage. L’observation de l’individualisme concret permet de tenir compte de cette inégalité au niveau des heures et énergies consacrées au maternage et la perte de liberté qu’entraîne ce travail qui se superpose aux attentes intériorisées des jeunes femmes de liberté, d’autonomie et d’égalité, créant des difficultés à la fois existentielles et pratiques pour celles-ci. Les mères sont obligées d’inventer des solutions individuelles qui, pour plusieurs, consisteront à diminuer leurs heures d’activités rémunérées pour s’occuper des enfants, un phénomène qui n’est pas observable de la même manière pour les pères. Les statistiques disponibles indiquent qu’encore aujourd’hui, la part du revenu d’emploi de toutes les mères en proportion du revenu de la famille se situe dans la très grande majorité des cas en bas de 50 %, si on tient compte des mères qui abandonneront entièrement le travail rémunéré durant une période. Le portrait de la famille québécoise et de la contribution financière des mères au revenu familial est très différent si l’on tient compte de l’existence de mères au foyer.

Cette mère au foyer, comprise ici comme une mère ayant au moins un enfant de moins de seize ans à la maison, n’ayant aucun travail rémunéré (bien qu’apte au travail), ne recherchant pas de travail, n’étudiant pas, et faisant partie d’une famille biparentale dans laquelle l’autre conjoint travaille, est souvent invisible dans les analyses et les statistiques disponibles sur les mères, nous obligeant à répertorier des données extrapolées. Nous savons qu’environ 14 % des familles biparentales au Québec, ayant un enfant en bas de l’âge de seize ans qui habite à la maison, compteraient un parent au foyer par choix, les mères représentant la très grande majorité de ceux-ci. Il y avait, selon la définition la plus stricte, environ 75 000 mères au foyer au Québec en 2009.

Plusieurs facettes de l’expérience des mères au foyer seraient similaires à celles des mères dites « actives», y compris leurs revendications de reconnaissance. Les distingue le fait que les mères au foyer sont temporairement retirées du marché du travail, ont plus d’enfants que la moyenne et que leur qualité de mère fait davantage partie de leur identité. Les recherches font état de sentiments d’isolation, de manque de reconnaissance et de frustration quant à l’absence de services appropriés,

particulièrement pour les mères plus scolarisées et vivant dans des quartiers de cadres et de professionnels.

Plusieurs mères au foyer décrivent leur parcours comme étant un choix hors norme qui devrait être soutenu au même titre que les autres. Ainsi, la situation de la mère au foyer semble faire écho à la tendance individualiste qui consiste pour l’individu à vouloir tracer son propre chemin dans le contexte normatif plus large et à s’attendre à être reconnu et intégré, notamment par le droit, tel qu’il est.

Est-ce que le droit québécois de la famille répond à ces choix, besoins et attentes de la mère au foyer ? Est-ce que l’individualisation du droit de la famille québécois se vérifie pour la mère au foyer? C’est ce que nous tenterons de voir dans la deuxième partie de notre étude.