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Chapitre 1 : Émile Durkheim : sociologie de la famille et du droit

1.2 La méthodologie de Durkheim : le droit comme fait social

En voulant observer les phénomènes sociaux comme des objets, Durkheim s’inscrit clairement dans le courant positiviste révolutionnaire de l’époque. Ainsi, dans La famille conjugale, Durkheim aborde la famille comme un objet d’étude qu’il se propose d’examiner empiriquement plutôt que dans une approche normative. À cette fin, il définit son sujet d’étude en établissant ses caractéristiques externes communes30. Il généralisera cette méthode quelques années plus tard dans Les Règles de la méthode sociologique31. En plus d’aborder les phénomènes sociaux comme des objets, Durkheim se servira du droit comme une des portes d’entrée pour effectuer ses observations des faits sociaux.

Tout comme il se servira des statistiques sur le suicide pour évaluer l’attachement à la vie et l’intégration sociale des individus32, il utilisera le droit dans La

Division du travail social comme terrain de recherche empirique pour mesurer les solidarités. Pour lui, le symbole visible de la solidarité, c’est le droit.

« La vie sociale partout où elle existe d’une manière durable, tend inévitablement à s’organiser, et le droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus stable et de plus précis. La vie générale de la société ne peut s’étendre sur un point sans que la vie juridique s’y étende en même temps et dans le même rapport. Nous pouvons donc être certains de trouver reflétées dans le droit toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale. »33

Toute l’œuvre de Durkheim est empreinte de son désir de construire une science de la société en tant qu’ordre moral et d’analyser scientifiquement la manière dont la solidarité sociale se construit et se maintient dans la société, malgré l’individualisation croissante produite par la division sociale du travail.

                                                                                                                            30 M. DEFLEM, préc., note 31, p. 58. 31 É. DURKHEIM, préc., note 29. 32 É. DURKHEIM, préc., note 25. 33 É. DURKHEIM, préc., note 24, p. 28 et 29.

La division du travail accompagne et produit l’évolution de sociétés mécaniques vers des sociétés organiques. La division du travail produirait de la solidarité à moins qu’il y ait une absence de règles (l’anomie) ou parce qu’il existe des conditions d’inégalités économiques importantes34.

Le droit (par les règles de conduite qu’il sanctionne) est donc un fait social qui peut être observé. De plus, le fait social est changeant. Ainsi, l’observation d’une forme sociale, en plus d’être explicative, est utile en ce qu’elle permet d’imaginer celle-ci différemment.

Par exemple, dans les Leçons de sociologie35, Durkheim observe comment des

règles encadrant la corporation se sont formées (quelles sont les causes qui les ont suscitées et les fonctions utiles qu’elles remplissaient), comment elles fonctionnent dans la société, comment elles sont appliquées par les individus, ceci dans le but de déterminer ce que doivent être les corporations pour qu’elles soient en accord avec les conditions actuelles de l’existence.

Georges Davy, dans l’édition de 1950, introduit cette leçon. Il écrit : « Il y a donc lieu à distinguer dans les institutions - corporations ou autres, - des constantes et des variables, les premières correspondant à leur rôle permanent, pour celles des institutions qui apparaissent comme constitutives de toute structure sociale, les secondes aux formes d’adaptation qu’impose le changement de temps et de milieu. »36

Ainsi, bien qu’il établisse comme prémisse que les institutions doivent changer et s’adapter et bien qu’il ait tenté de se dissocier d’une sociologie trop guidée par la morale et la philosophie, Durkheim établit tout de même une constante, c’est-à-dire le rôle déterminant que jouent ces institutions, dont le droit, dans l’organisation des liens entre les individus ayant pour effet de leur éviter, ou de leur causer, l’isolement et le

                                                                                                                           

34 M. DEFLEM, préc., note 22. 35 É. DURKHEIM, préc., note 27.

malheur. Selon lui, le droit devrait donc servir à réguler les comportements et à intégrer les individus qui composent la société.

Les observations de Durkheim sur les caractères privés et sociaux de la famille seront reprises, tantôt expressément37 tantôt implicitement38 par les sociologues contemporains qui s’intéressent à la famille. Il est à noter qu’il existe aussi une critique contemporaine à l’égard de ses écrits. En particulier, on a remis en question son évolutionnisme sur lequel il a notamment fondé plusieurs prédictions (dont la disparition de la famille élargie, de l’héritage et du droit successoral en France et la force du couple) qui se sont avérées inexactes. Ajoutons que la vision de Durkheim du droit synchronisé avec les rapports sociaux n’a pas été entérinée par la sociologie du droit contemporaine39.

Quant à la méthode d’observation et d’analyse mise de l’avant par Durkheim, celle-ci (parmi d’autres) reste fondatrice de la sociologie contemporaine. La méthode de Durkheim cherche à mettre en lumière les causes des institutions (les causes qui les ont suscitées et les fonctions utiles qu’elles remplissent) et le fonctionnement des faits sociaux (par exemple comment les règles s’appliquent), ce qui peut aujourd’hui être qualifié de « structural-level analysis of social facts ».40

Nous retenons de Durkheim, dans l’intersection de son analyse de la famille et de la société, que l’individualisme est croissant et inévitable. L’individualisme n’est cependant pas « naturel » pas plus que les qualités intrinsèques à l’individu. La conception et l’importance données à l’individu sont des créations sociales. Le droit, dans l’objectif de permettre au plus grand nombre possible d’individus « de se créer », doit imposer des normes, sinon l’individualisation de plusieurs sera impossible.

                                                                                                                           

37 Voir notamment François DE SINGLY, L’individualisme est un humanisme, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 2005.

38 Voir notamment Philippe ARIÈS et George DUBY, Histoire de la vie privée, 1914-1984, Paris, Éditions du Seuil, 1985-1987.

39 Voir notamment Christine MORIN, L’Émergence des limites à la liberté de tester en droit québécois :

étude socio-juridique de la production du droit, Cowansville, Édition Yvon Blais, 2009.

L’intervention du droit par l’imposition de normes, loin de brimer la liberté des individus, la rend possible.

Le droit y est décrit comme le premier symbole de la solidarité qui est nécessaire à l’intégration des individus.

Cette manière d’aborder le droit comme objet d’analyse a, en outre, d’un point de vue théorique, posé plusieurs jalons importants dans l’élaboration de la sociologie du droit contemporaine41.