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1.1 Revue de la littérature

1.1.2 Sociologie de professions

Dans le monde francophone, les débuts d'une réflexion approfondie sur la signification sociologique de la spécialisation professionnelle et du groupement en métiers, peuvent être situés dans les thèses de Durkheim sur l'organisation économique et la division du travail. Selon lui, le lien social dans les sociétés industrielles se fonde sur la division du travail, qui doit être source de solidarité organique et de coopération volontaire (Durkheim, 1893). Il préconise donc la création des corps intermédiaires, entre L'État et la société civile, constitués sur des bases professionnelles, qui doivent fonctionner comme des autorités morales départageant les conflits et assurant l'ordre (Durkheim, 1902-1903). Le penseur français, insiste aussi, à l'instar d'autres auteurs classiques comme Tönnies, Weber, et Spencer, sur les différentes fonctions sociales de la communauté professionnelle : à la fois organe de socialisation par transmission des connaissances et valeurs, et à la fois moteur du

développement technique et sociale (Demazère, Gadéa, 2009).

Il faut toutefois noter que cette posture est très normative et moraliste. De plus, Durkheim n'a pas véritablement proposé une théorie des professions ; il serait plus approprié de dire que les groupes professionnels forment une partie constitutive de sa théorie sociologique. Cependant, ce facteur d'analyse – les groupes professionnels – a été peu repris dans le monde francophone, on pourrait même dire qu'il a été oublié pendant plusieurs décennies (Demazère, Gadéa, 2009).

Après la Deuxième Guerre mondiale, on assiste à un développement rapide des recherches portant sur le travail et les activités de production, qui débouchent sur la formation d’un domaine de recherche appelé sociologie du travail, symbolisé par la fondation de la revue Sociologie du travail en 1959 (Borzeix, Rot, 2010), et par la publication du Traité de sociologie du travail (Friedmann, Naville, 1961-1962).

Toutefois, les professions et les groupes professionnels occupent une place mineure dans ces ouvrages, et ces termes sont généralement utilisés dans le sens de catégorie de travailleurs (ingénieurs, techniciens, employés, ouvriers, etc.) (Demazère, Gadéa, 2009). Au cours de cette période, la sociologie du travail s'intéresse surtout aux ouvriers de la grande entreprise industrielle.

Inversement, aux Etats-Unis et en Angleterre, l'analyse sociologique des professions a connu, depuis les années 1930, des développements rapides et des débats intenses, notamment entre les approches fonctionnalistes et interactionnistes (Menger, 2003).

Dans la langue anglaise, le terme professional a une double signification. Il peut à la fois être utilisé pour distinguer une occupation d’une profession libérale, par exemple un charpentier d'un médecin, et à la fois pour distinguer un professionnel d'un amateur. La majorité de la littérature sur la sociologie des professions de la première partie du XXème siècle se concentre sur le premier usage du terme (Fisher, 1980).

Une grande partie de cette littérature essaye d'identifier les

éléments essentiels qui caractérisent une profession (Carr-Saunders, Wilson, 1933 ; Parsons, 1939 ; Lewis, Maude, 1952).

Il n'y a pas un consensus général concernant ces caractéristiques fondamentales ; cependant, on peut dégager plusieurs traits qui sont souvent mobilisés : la possession des compétences basées sur un savoir systématique, théorique et ésotérique, le degré d'autonomie au travail, un apprentissage spécialisé, un système des procédures pour tester et certifier les compétences des membres, une forme d'organisation. L'importance de chacun de ces éléments est une grande source des débats et désaccords (Morrell, 1990). Ces questionnements font partie de l'approche fonctionnaliste, qui consiste à étudier la société à partir des fonctions qui lui sont attribuées, qui la structurent et lui assurent sa stabilité en distribuant les différents rôles et statuts aux individus. Dans cette optique, il y a une distinction claire entre une occupation et une profession, qui est considéré comme attribuant un rôle et un statut à ses membres (Vezinat, 2016).

L'autre grande thématique des approches fonctionnalistes se traduit par l'étude du processus de professionnalisation, c'est-à-dire l'histoire de la transformation d'une occupation à une profession. Un représentant de cette démarche, H. L. Wilensky (1964), affirme que les métiers passent à travers une série d'étapes avant de devenir des professions. Encore une fois, il n'y a pas consensus par rapport à l'identification et la dynamique de ces différentes étapes. En outre, ce type d'analyse reste confinée à l'intérieur d'un territoire national ; dans le sens où ce qui pourrait être vrai pour l'histoire des professions en Angleterre, ne pourrait l'être pour la même histoire en Allemagne (Fisher, 1980).

Les approches fonctionnalistes ont souvent été catégorisées comme conservatrices par leurs adversaires, car elles véhiculent souvent un présupposé normatif faisant l'apologie des professions et de leur rôle dans le corps social, avec une vision très structurée de la société (Demazère, Gadéa, 2009).

L'autre grande tradition de pensée dans la sociologie de

professions c'est l'interactionnisme, qui considère la société comme le résultat des interactions des individus entre eux, c'est-à-dire une attribution continue de sens par les individus qui définissent les situations en fonction de leurs interactions avec les autres (Vezinat, 2016). Ces approches se veulent plus distanciées et conçoivent les notions de profession et professionnalisation comme des folk concepts relevant du sens commun (Becker, 1962), et pas comme des concepts sociologiques (Demazère, Gadéa, 2009). Les interactionnistes se sont donc intéressés à tout type de métier, même les moins prestigieux dans le discours social, pour étudier les processus qui permettent aux groupes exerçant une même activité d'obtenir une autorisation d'exercice, une reconnaissance de leur monopole ou une extension de leur domaine de compétence (Vezinat, 2016). Les principaux représentants de cette pensée sont Hughes, Becket, Goffman, et Strauss, tous issues de L'École de Chicago. Leurs travaux, apparus au cours des années '60 et '70, se focalisent sur les « petits métiers », afin de permettre d'établir une différence de degré, plutôt que de nature, entre métier et profession (Vezinat, 2016).

Pendant la période de la Guerre Froide et la Guerre du Vietnam, les approches fonctionnalistes ont plus de succès parmi la communauté scientifique. En réponse, les années '70 voient naître des courants de pensées alternatives, parfois d'inspiration marxiste (Johnson, 1972), dénonçant la soi-disant domination des professions établies (Freidson, 1970), et les privilèges ainsi que les monopoles dont elles jouissent (Demazère, Gadéa, 2009).

Cependant, ce n'est que à partir des années '80 que toutes ces théories et approches forgées outre-atlantique commencent à être assimilées par les chercheurs du monde francophone. On assiste à l'apparition des différentes recherches portant sur des catégories des travailleurs autres que les ouvriers, comme les artisans boulangers (Bertaux-Wiame, 1982), les artistes (Moulin, 1999), les médecins (Baszanger, 1990), enseignants du secondaire (Chapoulie, 1987), (Damazère, Gadéa, 2009) etc. La

majorité de ces travaux se réfèrent aux théories anglo-saxonnes, notamment l'interactionnisme. À partir des années '90, la sociologie des professions élargi son champ d'étude, pour prendre en compte les multiples transformations du monde du travail et de la société dans son ensemble. De nouvelles thématiques commencent à faire partie de l'analyse, comme les restructurations industrielles, la croissance des activités de service, la tertiarisation de l'économie, l'entrée massive des femmes dans l'activité professionnelle, ou encore le développement des technologies de l'information et de la communication. L'analyse sociologique des professions investit ainsi de nouveaux terrains, comme l'émergence de nouvelles activités professionnelles, et/ou les activités illégitimes ou marginales. Le paradigme dominant de cette nouvelle ouverture est l'interactionnisme (Damazère, Gadéa, 2009).

Dans les dernières décennies, dans la sociologie française, le terme « profession », emprunté à la terminologie anglaise (sociology of professions), a été remplacé par l'expression « groupes professionnels ». Comme dit précédemment, le mot anglais profession désigne les travailleurs détenant un haut niveau d'expertise, situés au sommet de l'échelle de prestige et des rémunérations. En France, on le traduit généralement avec l'expression « professions libérales » (Damazère, Gadéa, 2009). Cependant, le mot « profession » est extrêmement polysémique, et il peut être employé pour catégoriser plusieurs types de position dans le système productif, selon que l'on mette l'accent sur les composantes statutaires de l'emploi, les composantes cognitives des métiers, les responsabilités dans l'organisation du travail, des savoir-faire, les composantes indentitaires des appartenances ou des valeurs.

L'expression « groupes professionnels » permet de contourner les ambiguïtés liées à ce mot, en agrandissant le champ d'analyse au-delà des professions libérales. Elle permet donc de désigner des groupes de travailleurs exerçant la même activité, dotés d'une visibilité sociale, occupant une place spécifique dans la division du travail, et caractérisés par une légitimité symbolique.

Les groupes professionnels ne sont donc plus conçus comme des ensembles immobiles, mais au contraire, comme des processus évolutifs (Demazère, Gadéa, 2009).