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2.1 La géographie au XIXème siècle

2.1.2 L'essor de sociétés de géographie

Le renouvellement de la discipline géographique a contribué à l'apparition des différentes sociétés géographiques, des sociétés de savants à caractère bourgeois, pendant la première période du XIXème siècle (Rossinelli, 2016). Ces sociétés se situent dans les principales villes d'Europe ; la Société de géographie, fondée à Paris en 1821, constitue le premier exemple de cette nouvelle forme d'institutionnalisation. Elle va être suivie par la Gesellschaft für Erdkunde, fondée à Berlin en 1828, la Royal Geographical Society, fondée à Londres en 1830, et beaucoup d'autres moins influentes sur le plan international. Le mode de fonctionnement de ces entreprises s'appuie sur des expériences antérieures, comme l'African Association, fondée à Londres en 1788. Ces sociétés ne sont pas établies à partir du même modèle, des différences existent en fonction des territoires nationaux, mais leurs pratiques, surtout celles qui régissent les relations qu'elles entretiennent avec les voyageurs (correspondances, prix, instructions, subventions) tendent à s'uniformiser au milieu du siècle (Surun, 2006).

Même si ces sociétés se réclament de « géographie », il est intéressant de noter que la plupart de leurs membres ne se considèrent pas forcement comme des géographes. Un examen

des listes de membres de ces sociétés en constitue un indice (Surun, 2006). Dans le cas de la Société de géographie de Paris, d'après la liste de fondateurs établie en 1821, seulement 23 membres sur 217 se réclament d'une profession liée à la géographie (comme par exemple ingénieur géographe, topographe, cartographe, ou professeur de géographie).

Beaucoup de ceux qu’aujourd’hui sont généralement considérés comme des géographes, choisissent de se présenter sous un autre titre. Par exemple, les 6 géographes de l'Institut de France (Barbié du Bocage, Walckenaer, Jomard, Beautemps-Beaupré, Rossel, et Freycinet) sont simplement présentés comme

« membre de l'Institut », sans précision d'appartenance disciplinaire. Même Alexander von Humboldt se présente comme « membre de l'Institut », et non comme géographe (Surun, 2006).

Dans la Gesellschaft für Erdkunde de Berlin, parmi les 105 membres inscrits en 1833, très peu sont ceux qui indiquent un lien entre leur activité professionnelle et la géographie : on trouve 3 ingénieurs géographes, 2 graveurs de cartes, et, parmi les militaires, un directeur du bureau topographique, et un directeur des relevés trigonométriques à l'Etat-major. Les professeurs d'université ou de lycée présents ne précisent pas leur matière d'enseignement (Surun, 2006).

Dans les deux cas, le statut professionnel, ou le titre, ont plus d'importance que le contenu disciplinaire de l'activité qu'ils supposent ; ce fait nous montre aussi comment au début du XIXème siècle la géographie n'avait pas encore acquis le statut de profession. En effet, la qualité de géographe n'est pas un statut, et n'apparait que par défaut, lorsque l'intéressé n'a aucun titre plus prestigieux à lui substituer. La notoriété de ces sociétés est ainsi dû à l'influence de se membres, qui mettent en avant l'appartenance à des institutions prestigieuses tels que l'Institut de France, pour ce qui concerne Paris, et l'Université dans le cas de Berlin (Surun, 2006).

Le but de ces sociétés de savants, souvent énoncé dans les premiers paragraphes de leurs statuts, est commun : toutes

affirment vouloir contribuer au progrès de la science géographique, en général sans préciser ce qu'elles entendent par là. La Royal Geographical Society définit la géographie comme

« une branche du savoir des plus importantes et des plus divertissantes », qui « procure des notions précises des relations physiques et politiques du globe »5, alors que la Société de Géographie de Paris affirme avoir comme objectif « la connaissance du globe que nous habitons »6 (Surun, 2006).

L'ambiguité concernant la nature de la géographie est, encore une fois, indice de son caractère naissant en tant que science, et de son statut pas encore complètement reconnu.

Les moyens adoptés pour atteindre ce but commun, varient de société en société. La Gesellschaft für Erdkunde, met l'accent sur l'établissement des réunions mensuelles de ses membres, la Royal Geographical Society dans son programme ajoute le rassemblement et l'impression des nouvelles des découvertes, la constitution d'une bibliothèque, la procuration des instruments, la rédaction des instructions aux voyageurs, et la subvention des recherches liées à la géographie. Le programme de la Société de Géographie de Paris est assez proche, il insiste sur l'entreprise des voyages dans les contrées inconnues, l'attribution des prix, l'établissement des correspondances avec les autres sociétés de savants, les voyageurs, et les géographes, la publication des relations et d'ouvrages, ainsi que la gravure des cartes (Surun, 2006).

Si d’un côté elles reprennent des formes d'action présentes dans les académies traditionnelles ou dans des groupements savants antérieurs (comme dans le cas des prix, ou l'institution des bibliothèques), de l'autre côté elles cherchent de se démarquer, en revendiquent une spécificité propre à la géographie. Elles se constituent comme support pour la construction disciplinaire de la géographie ; la Société de Géographie de Paris, notamment, consacre beaucoup d'énergies

5 Prospectus of the Royal Geographical Society, 1829.

6 Bulletin de la Société de géographie, 1822 : 1-3.

à ce propos (Surun, 2006). Conrad Malte-Brun (1755-1826) en particulier, propose de déterminer les orientations scientifiques de la société, de recenser de manière systématique les besoins et les lacunes de la géographie, et de tenir compte des moyens dont dispose la Société pour combler ces vides (Malte-Brun, 1822).

L'objectif est celui de fixer un horizon de recherche idéal à la nouvelle science géographique, et d'établir une liste de problèmes dont la solution serait à la portée de la Société de Géographie en tant qu'institution disposant de moyens concrets.

L'ambition de Malte-Brune et ainsi celle de créer un véritable champ d'étude géographique, dont la Société de géographie de Paris pourra s'ériger en tant que directrice de recherches (Surun, 2006). Dans une vision positiviste de la connaissance, il voudrait donc « imprimer [à la géographie] un mouvement plus uniforme, plus rapide, plus décisif, en un mot plus analogue à la marche actuelle des sciences exactes et des sciences naturelles »7. Les méthodes nécessaires pour faire progresser ce nouveau savoir sont une source de débat parmi les différentes sociétés, notamment, la place à attribuer au « voyage », en tant qu’instrument de recherche (Surun, 2006).

La dichotomie qui vient se créer est alors, celle qui oppose le voyageur amateur d'un côté, et le savant du cabinet de l'autre. Ceux qui contestent le voyage comme méthode scientifique, voient le voyageur comme un amateur dépourvu d'instructions, incapable de faire une récolte systématique des données, et d'en analyser les résultats. D'un autre côté, ceux qui soutiennent la validité du voyage comme instrument de la connaissance, considèrent le voyage comme le seul moyen de collecter des faits nouveaux, et donc d'accroitre les connaissances géographiques. À l'opposé, le savant de cabinet, dépourvu des données primaires, risque de se perdre dans des

7 Malte-Brun, C. (1822), Proposition sur les moyens de donner une direction méthodique aux travaux géographiques en général, et à ceux de la Société de géographie en particulier (lue dans la séance du 15 février, par M. Malte-Brun), Bulletin de la Société de géographie, 1ère série, n°1, pp. 47-59

spéculations et des hypothèses érudites, peu utiles pour le progrès de la science géographique (Surun, 2006).

La solution à ce débat est une synthèse des deux positions, qui consiste à fournir un cadre scientifique au voyage.

Des instructions générales et systématiques pour les voyageurs sont donc rédigées par les principales sociétés de géographie, fonctionnant comme des manuels méthodologiques du voyage.

En outre, la Société de Géographie de Paris met en place un système des prix pour les explorateurs ; chaque année une médaille d'or est assignée au voyageur qui a le plus contribué au développement de la géographie. Ce système de prix va devenir un outil très efficace dans le renforcement de la relation entre l'institution et les voyageurs. Dans cette perspective, les prix peuvent être considérés comme une manière de créer une relation personnalisée avec les voyageurs. Ce système va être imité par la Royal Geographical Society en 1832, ainsi que par la Gesellschaft für Erdkunde en 1859 (Surun, 2006).

Au milieu du XIXème siècle, les pratiques de ces trois sociétés de géographie s'uniformisent, et serviront de modèle aux sociétés établies par la suite dans les autres villes européennes, comme Genève et Neuchâtel.