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La socialisation des enfants

La socialisation constitue une autre des références majeures de la Maison Verte, et plus généralement des lieux d’accueil, mais cette socialisation dépasse l’acception la plus courante dans le milieu des accueillants, celle d’une ouverture de l’enfant au collectif, à d’autres personnes que les membres de sa famille. Rappelons-le il s’agit d’ « offrir à l'enfant et à ses parents un lieu convivial qui favorise les échanges sociaux, accompagne la nécessaire prise d'autonomie de l'enfant et pose à travers des règles simples des limites qui l'introduisent à la vie sociale. » Autrement dit « On est là pour accompagner quelqu’un au temps psychique où il est ».

Nous allons aborder comment cela se décline pour les enfants, et pour les adultes.

La socialisation des enfants

A la Maison Verte, l’objectif le plus simplement affiché du lieu est l’écoute de l’enfant.

Mais cette écoute reste particulière, elle est écoute de la manière d’être de l’enfant et de ce qu’elle exprime, que cela passe ou non par le langage : « ce qu’il ne peut pas dire, il nous le montre, et je pense qu’il sent ici dès l’accueil qu’on va répondre présent, je pense que dans notre façon d’accueillir l’enfant entend qu’on s’engage, on va répondre présent s’il nous fait signe, s’il nous appelle ».

De la réponse à cet appel se dégagera peut-être un mode de socialisation spécifique, qui tourne autour de l’idée du rapport de l’enfant à ses proches, mais aussi à ceux qui au départ ne le sont pas et qui fréquentent le même lieu, et plus globalement à la société et à ses règles. En d’autres termes, comme le disait Dolto : « faire en sorte qu’il ait la société à la bonne ». Dès lors, l’idée de socialisation n’est pas seulement déclinée en son sens restreint d’ouverture des enfants à la vie collective et sociale, même si bien sûr cette dimension est prise en compte. Cette idée implique aussi la dimension de la socialisation comme intériorisation des normes et règles sociales, et surtout des interdits. Participer à la socialisation c’est aussi soutenir les processus d’acquisition des règles d’échanges entre les humains. Ce pour quoi les limites doivent être respectées. « Savoir dire non tout en écoutant ce que l’enfant exprimait, c’est ça que Dolto a réussi à faire ». Ce à quoi répond en écho « dans l’accueil, ça se traduit par cette double dimension, la parole d’un enfant et le cadre ».

Claire : petit metteur en scène de deux ans et demi

La rencontre avec Claire, deux ans et demi, peut servir à décliner tous les points du dispositif de la Maison Verte tel qu’il a été pensé, c’est-à-dire au service de l’enfant et de ses potentialités psychiques. Je vais privilégier celui de l’anonymat comme étant celui qui, peut-être, a pu organiser un déplacement psychique pour la mère.

Depuis trois ou quatre jeudis, j’appréhende le claquement sec du loquet qui ferme le portail de bois. Depuis trois ou quatre jeudis, le même couple se présente à l’accueil. Il n’est pas tout à fait quatorze heures parfois et la maison est encore silencieuse. Elles ont dû attendre quelque part pas loin et s’avancer à l’heure dite d’ouverture. De toute évidence une jeune mère et sa fille. Mais c’est le mot couple qui s’impose à moi encore aujourd’hui, plusieurs années plus tard. Entre elles, la différence, c’est la vingtaine d’années qui les sépare. Sinon, même silhouette fluette, même teint diaphane presque bleuté, mêmes yeux très pâles. A la volubilité de la mère s’oppose le total mutisme de l’enfant. Ai-je d’ailleurs jamais entendu le son de sa voix ?

A mon « bonjour comment t’appelles-tu ? » un regard un peu hésitant m’effleure, la mère a répondu « elle ne parle pas beaucoup ». Quand à elle, la voilà qui s’engouffre : « On vient de loin, c’est pas facile, le RER, le métro et puis j’ai soif, vous avez de l’eau, c’est les médicaments, ça dessèche… » Vite la faire taire, vite freiner mon accueil habituel, plutôt chaleureux. Vite faire taire la litanie de la plainte qui a eu raison de son identité intime, qui a fait d’elle « un cas social » comme on dit. Je lui coupe la parole et je leur raconte ma Maison Verte et ses règles de vie. Nous visitons, je raconte les camions, le trait rouge, les jeux d’eau, « tiens ! », me dis-je, « ça intéresse la petite », mais la voilà déjà qui s’enfuit.

Je les invite à s’asseoir sur un canapé, j’apporte un verre d’eau à la mère. Claire s’éloigne tandis que je dispose les tapis pour bébés et quelques jouets. Je m’apaise quand je comprends que la petite refait seule le parcours de la visite. La mère cherche à me retenir. Vite que la maison se remplisse ! je m’affaire au petit bureau. Pourvu que les deux collègues du jour prolongent la pause café, comment leur faire signe s’ils redescendent maintenant. Ne rien figer, laisser à l’enfant le temps de s’approprier cet espace nouveau de son regard léger, auquel, je le sais, rien n’échappe. Ouf. ! De la bousculade au portail, plusieurs poussettes en même temps, des cris, des rires, je repars vers l’entrée, les collègues arrivent en renfort. La mère se fait petite sur son canapé, l’enfant continue son exploration. « Tiens, elle est moins timide que je ne le pensais ».

De jeudi en jeudi, Claire a continué ses promenades, souvent j’ai surpris son regard sur moi. Quand ai-je remarqué pour la première fois que quelque chose se tendait chez la mère à l’heure du goûter des plus grands ? Quand ai-je noté que la mère

s’agitait, fébrile, sortant de son sac le pot de yaourt, un biscuit, une cuillère ? Un rituel

et toujours la même chose dans le sac en plastique. Elle se levait et cherchait sa fille, la prenait par la main et l’installait près d’elle sur le même canapé que le premier jour.

Claire disait non de la tête, ses bras le long du corps. La mère s’agitait, menaçait des yeux ou à mi-voix. Je m’approchais : « elle mangera mieux ce soir, souvent les premières fois, les enfants se nourrissent de toute cette nouveauté des autres ; ils mangent avec les yeux et les oreilles » Sa réponse alors était toujours la même :

« Vous ne savez pas, il faut qu’elle mange. » Le petit visage restait impassible, la mère soupirait et finissait par jeter le yaourt pas même entamé. Très vite après, c’était le départ, comme une punition, un échec. Je me sentais impuissante, accompagnant leur fuite d’un « à jeudi ».

Ce jeudi-là, Claire a dès l’entrée soutenu mon bonjour d’un long regard. Ce jeudi-là, quand la mère va la chercher par la main près de la cabane où elle boit les grands des yeux, Claire a accroché son regard au mien. Claire, d’habitude si docile et absente, résiste, échappe à la main de la mère et se dirige au fond vers la chaise haute. Je m’approche : « Tu veux grimper ? » Elle ne répond pas, mais tire. « Tu veux la changer de place ? ». Je porte la chaise et la dépose là où Claire s’arrête, décidée.

C’est là qu’elle la veut cette chaise haute, au milieu du tapis, au milieu des canapés, au centre de la Maison Verte. Claire, petit metteur en scène de deux ans et demi, installe son théâtre en rond, et, levant la tête, m’invite à l’installer au centre de tous les regards. Le silence s’est-il fait ? je ne sais, il s’est fait en moi, cela j’en suis sûre. Pour la mère aussi, il se passe quelque chose, elle est prête aussi, debout, une cuillère dans une main, le yaourt dans l’autre. Prêtes toutes les trois pour un scénario écrit depuis combien de temps et combien de fois rejoué sans témoin, sans espoir de lecture ? Mon cœur bat, je connais ce moment de convocation impérieuse de l’enfant, mais j’en ignore le dénouement.

Les cuillérées viennent buter contre une joue puis contre l’autre, la tête dit non toujours, le yaourt dégouline, inutile, le long du visage, sur la petite robe. La mère absente, le regard vide, continue. J’attends un signe de l’enfant. Il vient. C’est un regard de douleur, mais aussi de confiance. Je baisse les yeux, les ongles de la mère s’enfoncent dans la chair de l’avant bras de Claire. Le regard de la mère est ailleurs. Alors je la prends aux épaules, je la secoue doucement, je lui parle à l’oreille « Madame, madame, venez vous rasseoir ». Elle se laisse faire, épuisée : « Elle ne veut pas, ça a commencé à la maternité, elle ne veut pas manger avec moi, je suis sa mère et avec moi, elle ne veut pas ».

Je retourne vers Claire, l’emmène se laver le visage, j’essuie la petite robe. Je reviens vers la mère, qui maintenant sanglote. « Elle ne veut pas avec vous justement parce que vous êtes sa mère, c’est sa seule façon de vous le dire pour le moment, je ne sais pas pourquoi, mais ce que je sais, c’est que vous avez une petite fille exceptionnelle. »

Entre ses sanglots, la mère raconte : « ce que vous ne savez pas, c’est que la juge me

l’a reprise pour la troisième fois, c’est que quand elle me met à bout, quand elle ne mange pas, je perds la tête, je frappe, elle est allée trois fois à l’hôpital, une fois avec des fractures… alors… la juge l’a confiée à une famille d’accueil. Là bas, avec la dame elle mange. Je ne peux la voir qu’ici, une fois par semaine, de quatorze à seize heures, et quand on revient, c’est toujours pareil : « Vous-vous en êtes bien occupée ? elle a bien pris son yaourt ? Elle a bien mangé ? » »

Ce jeudi là, puis les deux jeudis qui ont suivi avant la fermeture des vacances, la maman de Claire a raconté son enfance à elle, les coups, les beaux pères, et le dernier qui est en prison « à cause d’elle », l’incompréhension de sa mère à qui c’était arrivé aussi. Le dernier jeudi, cette grand-mère est venue, Claire jouait avec des grands dans l’entrée, elle nous laissait dire, écouter tout ce malheur… et puis l’été est arrivé.