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2.4 Pour conclure : saisir la conscientisation de la racialisation à travers

3.1.3 Une socialisation doublement minoritaire

La socialisation doublement, voire triplement minoritaire, dans les rapports de race, de classe, et de sexe, peut transmettre un sentiment de fierté des origines et/ou une préparation au racisme.

Il est intéressant de comparer le cas de Guillaume avec celui de Nadia, elle aussi issue d’un « couple mixte », mais dont les parents ne font pas le même récit. Son père est tunisien et sa mère française fille d’Espagnols. Ils appartiennent tous deux aux professions intermédiaires. Ils incitent cette enseignante en sciences humaines de 36 ans à cacher les origines tunisiennes de son père, lui faisant ainsi prendre conscience de leur caractère stigmatisé. Nadia insiste sur le rôle de sa famille dans la manière de se percevoir dans la société. Pour elle, si la « discrimination raciste, raciale » n’a pas été « particulièrement prégnante » dans son parcours, c’est notamment en lien avec la manière dont elle a été éduquée :

« Je suis issue de ce couple mixte qui a eu malgré tout ce discours très. . . que moi je n’aurais pas avec mes enfants si j’en ai en fait [amusée]. Je les remercie de l’avoir eu, voilà, d’avoir pris soin de moi, mais le discours "ne te mets jamais en avant, dis toujours que tu es française", quand mon père n’avait pas la nationalité française, on avait ordre de ne pas le dire, voilà des choses qu’il fallait cacher, je pense que ce n’est pas, c’est une honte un peu aussi, enfin une honte, le fait de gommer. . . Et moi, voilà, forcément, quand on me disait "ne dis pas que papa il n’est pas français, que là il n’a pas les papiers" moi je mettais en primaire "nationalité FRANÇAISE, TUNISIENNE", et je le mettais bien en avant »

En l’incitant à ne pas dire que son père est Tunisien, qu’il n’est pas naturalisé, à se présenter comme Française, les parents de Nadia lui font prendre conscience du caractère stigmatisé de ses origines paternelles. La honte paternelle (liée en partie aux difficultés de pérenniser le séjour en France) se transmet à sa fille. Face à cette posture assimilationniste, Nadia résiste et insiste sur son identification tunisienne lorsqu’elle est enfant. On voit ici que la manière dont les parents « préparent » leurs enfants au racisme et les informent sur leurs origines peut jouer sur leur propre rapport à leurs origines et au racisme.

(pro-jection) d’éducation de leurs propres enfants. Nadia décrit la manière dont elle imagine qu’elle parlera du racisme avec ses propres enfants, en comparant avec sa propre expé-rience :

« D’abord de partir de la société, déjà, expliquer la société, et expliquer qu’à un moment le problème vient du racisme, c’est-à-dire, ne pas. . . ne pas faire porter à mes enfants ce poids que moi j’ai eu le sentiment de porter, c’est-à-dire ce poids finalement que nous font porter les racistes qui considèrent qu’on traîne toute sa race avec soi [. . . ] leur montrer que ce sont des individus, ils ont le droit d’être traités en individus [sourire], et à un moment non ils ne traînent pas tout le Maghreb, toute la Tunisie, ou tous les 1,7 milliard de musulmans avec eux en fait. Ils sont eux, et si quelqu’un décide de les transformer en groupe, c’est le problème de ce quelqu’un ! [. . . ] vous êtes légitimes où vous êtes et où que vous soyez »

Les parents de Nadia l’encouragent à faire mieux que « les Français·es », non seulement pour elle, mais aussi pour ne pas pénaliser le groupe. Ce faisant, ils l’avertissent sur le risque de racisme. Cette socialisation a participé de sa conscientisation de la racialisa-tion, puisqu’elle lui fait prendre conscience du « poids » de la position minoritaire. Dans le cas de Nadia, la préparation au racisme des ses parents participe d’une conscienti-sation de la position minoritaire transmettant non seulement une injonction identitaire (se définir comme), mais aussi comportementale (faire mieux que).

La famille plus élargie a également joué dans sa compréhension du racisme, no-tamment au cours de discussions avec des cousins et cousines qui vivent le racisme au quotidien, et permettent à Nadia de percevoir la protection que représente le fait de « ne pas avoir l’air arabe », ce qu’elle précise avoir « mis du temps à comprendre ». Les parents de Nadia ne lui parlent pas explicitement de « racisme », n’en font pas récit, mais l’avertissent sur la stigmatisation dont elle risque de faire l’objet, notamment en lui disant qu’elle doit être un « bon exemple, parce que sinon on dira que tous les gens comme toi sont comme ça ». Cette injonction rend selon elle difficile à « asseoir » un « sentiment de légitimité » : « je l’ai pris au sérieux et c’est vrai que ça. . . me bloque encore, je sais qu’un jour je le prendrai dans l’autre sens et j’arriverai à en faire un truc, une logique émancipatrice en fait [sourire], mais là c’est vrai que ça me prend au corps ». La conscientisation et la déclaration relèvent d’un processus continu. Nadia en vient à considérer que, non pas ses origines, mais le racisme qu’elle perçoit participe de son « sentiment d’illégitimité », dont elle peine toujours à se défaire. Un discours inci-tant à cacher les origines, et qui par là en fait un attribut discréditable plutôt qu’une richesse, semble alors participer d’une prise de conscience de sa position minoritaire dans le rapport de race. Un tel discours revient à avertir sur le risque du racisme. Il

conduit également à des doutes sur la légitimité. La prise de conscience de la signifi-cation des messages transmis pendant l’enfance n’est pas forcément instantanée. Nadia raconte qu’elle s’est faite progressivement, au fil du temps :

« Sur le moment, je ne me disais pas "tiens, mes parents sont en train de me faire prendre conscience, tu vois, du racisme sociétal", je le prenais plus comme quelque chose d’écrasant [. . . ] j’avais tellement l’impression que les racistes étaient blanchis dans la bouche de mes parents en fait, c’est-à-dire ce n’était pas les racistes le problème, le problème c’était qu’il fallait qu’à un moment moi je sois mieux que les autres et que si je n’étais pas mieux que les autres c’était un problème en fait, mais c’était le mien, ce n’était pas le leur, j’ai mis du temps à comprendre en fait ce qu’ils me disaient. »

Nadia rapporte comment ses parents insistaient pour que leurs enfants soient « forts », c’est-à-dire « prendre sur soi et ne pas s’attarder, et ne pas rentrer dans des conflits », ne pas réagir aux « moqueries par rapport au prénom, les moqueries, parce qu’on avait vu ma grand-mère qui arrivait de Tunisie ». Le message transmis par les parents in-siste sur la performance scolaire : « l’important c’est de bien travailler et c’est comme ça finalement que tu auras ta revanche ». La préparation au racisme peut passer par l’incitation à la performance scolaire. Nadia intègre sa position minoritaire et accepte l’injonction à ne pas « rentrer en conflit avec les majoritaires », parce que cela n’appor-tera que de l’épuisement. Elle ne « commence à réagir » que bien plus tard dans son parcours, lorsqu’elle remet cette injonction en question, grâce à d’autres éléments de sa socialisation relationnelle et intellectuelle.

Ce discours sur l’importance de la réussite scolaire se retrouve souvent dans les tra-vaux sur le rapport à l’école des familles immigrées : la réussite scolaire y est perçue comme la porte vers une mobilité sociale ascendante. Dans mon échantillon, il est pré-sent exclusivement dans des familles aux revenus et capitaux scolaires modestes8. Cette idée de faire mieux que « les Français » est également mentionnée par les enquêté·e·s dont les parents cherchent à éviter de vivre dans les quartiers à forte population immi-grée, et qui se retrouvent donc dans des environnements majoritairement blancs.

Cette idée de surpasser « les Français » dans le comportement et la scolarité peut aussi prendre une forme plus explicitement racialisée, dans l’idée de leur ressembler physiquement. Yacine, enseignant de matières scientifiques né en France de parents algériens, se souvient que sa mère cherchait à lisser ses boucles pour qu’il ressemble aux Français. Comme dans les travaux de Rollock et al. (2011, p.1085), les parents

8. Pour des familles de classes moyennes et supérieures, la réussite scolaire des enfants pourrait paraître une évidence.

peuvent clairement expliquer la nécessité de travailler plus que les Blancs, mais aussi d’adopter une présentation de soi ou des manières (cultural styles) de s’exprimer (accent ou vocabulaire) des classes moyennes. Ainsi, les pratiques langagières (language and accent) sont des outils fondamentaux pour permettre à leurs enquêté·e·s noirs de classe moyenne de signaler leur position sociale aux Blancs. Ne pas ressembler à la population française de classe moyenne peut alors être source de souffrance.

Dans l’enquête, les personnes d’origine populaire font souvent état, dans leur en-vironnement familial, d’une conscience de classe comme dominés (Buton et al., 2016), socialement et/ou racialement et/ou sexuellement. Cette conscience de classe est sou-vent associée, dans les classes populaires, avec l’idée que leurs enfants devront travailler plus dur, que leur vie sera plus difficile que celle des Blancs. La famille joue ainsi ce rôle d’apprentissage des différences de statut entre Blancs et non-Blancs, et de l’asso-ciation entre position de race et de classe dans la blanchité. Il est important de noter que les enquêté·e·s de classes moyennes et supérieures racontent peu avoir appris que leur vie sera plus difficile que celle des Blancs, qu’ils et elles doivent flouter leurs signes de différence, contrairement à celles et ceux originaires de milieux populaires, dont les parents rappellent leur altérité. Ces résultats diffèrent de ceux des travaux de Rollock et al. (2011) sur les familles noires de classe moyenne, qui montrent que lorsque leurs enquêté·e·s racontaient des expériences de racisme à l’école à leurs parents, ceux-ci leur répondaient qu’ils allaient devoir travailler deux fois plus dur que leurs camarades blancs parce qu’ils étaient noirs, et ce dans toutes les sphères de leur existence. Ce discours semble être moins homogène dans les entretiens que j’ai réalisés. J’y vois au moins trois explications possibles. Premièrement part, le contexte national, les rapports de classe et l’histoire des migrations (post-)coloniales diffère entre la France et le Royaume-Uni, et peut ainsi fournir des « répertoires » (Lamont et al., 2016) différents. Deuxièmement, la constitution de mon échantillon est probablement en cause. Je n’ai rencontré au-cune personne dont les deux parents sont étrangers et de classe moyenne et assignée comme Noire. Troisièmement, mon enquête porte principalement sur les récits d’adultes au sujet de leurs propres expériences et perceptions, là où N. Rollock et ses collègues travaillent sur la socialisation raciale à partir des discours des parents. Il se peut que les discours des parents et la manière dont ils sont perçus par les enfants et dont ces enfants les rapportent une fois adultes diffère, et explique en partie les différences entre leurs résultats et les miens.

Dans certaines familles, souvent plutôt de position sociale défavorisée, les origines sont une catégorie racialisée. La socialisation familiale peut alors à la fois transmettre une fierté des origines, et une conscience de la race et du racisme. La socialisation

familiale peut favoriser une identification minoritaire, dans la transmission de catégories (« Français » ou non), mais aussi de pratiques :

« Pour moi ça ne veut pas dire la même chose d’être un Arabe, enfin [sou-pire], un Arabe de France qui ne parle pas la langue et celui qui parle la langue, moi je pense que ça fait une différence, parce que la langue. . . alors soit on nous transmet un faciès, mais du coup ça veut dire qu’être Arabe c’est des discriminations, c’est être apparenté, je ne sais pas, à plein de choses, mais à part ça ce n’est pas incarné dans autre chose, alors que moi il y a une partie de moi, c’est incarné dans la langue, dans une cuisine, dans des traditions » (Safae, enseignante de sciences humaines, née en France de parents tunisiens)

Pour reprendre les catégories anglo-saxonnes, la socialisation familiale peut donc trans-mettre une fierté culturelle, à travers la langue, des « traditions », la religion. L’identifi-cation minoritaire n’est dans ce cas pas uniquement négative (« des discriminations »). Mais elle ne conduit pas, contrairement à la position précédente (3.1.1), à nier la posi-tion minoritaire dans le rapport de race. Dans le cas de Safae, fille d’ouvriers tunisiens, comme dans d’autres familles de milieu défavorisé, cette socialisation à la position mi-noritaire dans le rapport de race s’accompagne d’une socialisation à la position mino-ritaire dans le rapport de classe. Lorsqu’elle s’engage politiquement, c’est-à-dire, selon ses mots, quand elle veut « prendre sa place », ses parents lui répètent :

« Ça ne sert à rien, de toute façon t’es qu’une Arabe [. . . ] tu fais ça parce que tu veux t’intégrer, mais tu ne seras jamais intégrée parce que tu es une Arabe. Donc du coup ils l’ont aussi beaucoup associé à être blanche, aussi, de vouloir prendre sa place, enfin d’être engagée, c’est d’avoir une attitude de. . . ce n’est pas une attitude d’Arabe »

Ses parents ont donc compris leur position minoritaire, et cherchent à transmettre cette conscience à leurs enfants. Ils perçoivent leurs origines comme indépassables, et ne pensent pas la possibilité d’influer sur le rapport de force. Position de race et de classe peuvent alors conduire à avoir conscience de sa position doublement minoritaire. La so-cialisation intellectuelle, grâce aux espaces militants, participe de cette conscientisation. Dans d’autres cas, les parents peuvent transmettre la compréhension du positionne-ment dans le rapport de race et de classe, mais celle-ci peut aussi être transformée par les enquêté·e·s en sentiment de fierté, selon l’environnement plus large dans lequel les enquêté·e·s évoluent. Ahmed (37 ans, chargé de RH, né en France, parents algériens) dit qu’il « revendique assez facilement » sa « double culture » :

« Je me définis avant tout par ma double origine, même ma triple origine finalement, parce que moi pour moi, je suis Français d’origine algérienne, mais je distingue aussi le fait que je viens d’un milieu, je viens de banlieue, la banlieue c’est quand même particulier, surtout quand on grandit en banlieue parisienne »

Ahmed est fier de la triple composante de son identité, Français, d’origine algérienne, et de banlieue. Ahmed insiste ainsi sur une forme d’identification minoritaire (à la fois sur le plan racial et social), comme forme de respect de l’histoire familiale. De manière similaire, l’histoire familiale, et la mobilité sociale par rapport au milieu d’origine, peut être une source de fierté, comme le raconte Malak :

« je suis très très fière de ce que je suis, de mes origines, de mon histoire, de mon parcours, du parcours de mes parents, c’est quelque chose que je ne nierai pour rien au monde ! » (Malak, 29 ans, enseignante, née en France, parents tunisiens)

La trajectoire sociale peut donc servir de répertoire d’identification. Je n’ai recueilli de discours aussi revendicatif que chez des individus originaires de classe populaire. On peut supposer que dans des milieux plus favorisés, les enquêté·e·s sont moins inquiets sur la légitimité de leurs origines, et davantage préoccupés par « là où l’on peut arriver » que par « là d’où l’on vient ».

Par ailleurs, sur un mode moins contestataire, la famille peut aider à penser l’asso-ciation entre position sociale et raciale minoritaires. Lakshan et Claude, nés en France de parents indiens, racontent que des membres de leur famille proche faisaient état de leurs expériences de Nigger moments (Anderson, 2011), de ne pas être reconnus dans la sphère professionnelle parce que leur apparence physique ne correspond pas à ce que leurs collègues imaginent, du fait de leur poste à responsabilité. Je qualifie ces récits de Nigger moment par procuration. Claude raconte la surprise, dans des situations pro-fessionnelles, lorsque des collègues rencontrent pour la première fois son oncle, cadre dans la fonction publique, au nom et prénom « français », mais à l’apparence physique l’identifiant comme Indien. Ces interlocuteurs et interlocutrices, français·e·s, ne pensent pas que ce nom et cette apparence physique correspondent. C’est un sujet de plaisan-terie en famille : « on en rigole, parce qu’en même temps on l’a tous un peu vécu, mais on s’en est tous sortis à peu près ». Claude n’en fait pas le récit lui-même. On peut l’expliquer par sa position professionnelle actuelle (contractuel de bas niveau dans la fonction publique territoriale en région parisienne).

Le Nigger moment par procuration peut également prendre la forme d’un rappel à la racialisation. Jia-Li, dont le conjoint est blanc, raconte comment ses filles perçoivent

le racisme, et l’interrogent sur les places assignées aux minoritaires :

« Elles me disent par exemple "pourquoi est-ce que toutes les nounous ici elles sont noires et les enfants ils sont blancs ?", ou alors "pourquoi est-ce que tous ceux qui sont au restaurant, ceux qui mangent ils sont blancs et ceux qui servent, ils sont de couleur ?". Donc elles, elles associent déjà la couleur à une domination sociale ! Ma fille à cinq ans et demi elle disait "je veux pas être caramel, je veux pas ta peau, je veux être claire comme papa !". » (Jia-Li, 43 ans, enseignante, arrive en France du Vietnam à 5 ans comme réfugiée politique, naturalisée)

Les filles de Jia-Li lui rappellent ainsi combien la société est « violente », sur la « place des femmes » et celle des « étrangers », lui rappelant à la conscience les inégalités sta-tutaires auxquelles elle ne prête plus attention du fait de leur quotidienneté.

Une dernière possibilité, qui n’a été rencontrée que chez une enquêtée, est la trans-mission de la fierté des origines sans préparation au racisme dans des familles de classe populaire. C’est le cas de Stecy, enseignante, née en France. C’est la seule personne née en France de deux parents européens que j’ai rencontrée. Les parents de Stecy et l’environnement familial et communautaire plus largement, valorisent leurs origines por-tugaises et encouragent un sentiment de fierté, encourageant Stecy à se définir comme Portugaise. Elle dit avoir mis « longtemps » à se définir comme Française également, et pas uniquement comme Portugaise, sans que semble en résulter un sentiment d’in-fériorité. Elle ne fait pas part d’une préparation au racisme de la part de ses parents. Elle considère ne pas y avoir été exposée, même si elle a écopé de « moqueries » sur les Portugais, renvoyant à des stéréotypes racistes (« les poilus »). Mais, contrairement à la première section, ici, la position de classe n’est pas la justification de la protection face au racisme.

L’environnement familial peut donc participer d’une prise de conscience minoritaire alliant position de race et de classe, à travers une préparation au racisme et au classisme et une éventuelle valorisation des origines.