• Aucun résultat trouvé

2.4 Pour conclure : saisir la conscientisation de la racialisation à travers

3.1.1 La classe comme ressource pour positiver la race

Vincent et al. (2013, p.439) rappellent que la socialisation raciale ne se résume pas aux « activités qui renforcent la compréhension et la fierté d’être Noirs de leurs enfants »5. Les parents noirs de classe moyenne permettent également à leurs enfants de « développer des compétences et des capacités, des ressources culturelles et sociales » leur permettant de renforcer leur position sociale. À première vue, dans les familles

d’une majorité des enquêté·e·s, les discours color-conscious semblent peu présents, une socialisation color-blind semble prédominer. Mais la race n’est pas totalement absente. Si les familles des enquêté·e·s les préparent peu au racisme, elles diffusent souvent un discours valorisant les origines de leurs parents comme une fierté et non pas comme un possible motif de discrimination. Cette socialisation raciale ne favorise pas la prise de conscience de la position minoritaire dans le rapport de race. Dans mon enquête, le discours de valorisation de la richesse des origines parentales semble davantage présent dans les familles de classes moyennes ou supérieures que dans les familles plus modestes. Cela ne signifie pas que les classes populaires ne seraient pas fières de leurs origines, mais que cette fierté coïncide avec la conscience de leur potentiel caractère discriminant, comme nous le verrons plus loin. Il existe donc chez ces enquêté·e·s originaires des classes moyennes et supérieures une faible conscience d’appartenir à un groupe minorisé sur le plan racial. Cette faible conscience du positionnement de race coïncide avec une conscience de classe moyenne relativement développée. Pour Samir, une des raisons pour lesquelles il perçoit peu de racisme tient à son éducation :

« Quand j’étais petit, j’ai eu plus mes parents qui me disaient : toi c’est une chance d’avoir deux cultures, je pense que je n’ai jamais vécu le fait d’être français et marocain comme quelque chose de. . . comme une tare ou comme quelque chose d’invalidant, au contraire je trouvais plus ça très bien qu’autre chose, mais. . . après ils me disaient aussi, voilà, tu peux avoir des gens qui sont jaloux. Donc moi en l’occurrence, j’ai toujours vu les gens qui n’acceptaient pas forcément que j’aie deux nationalités, etc., comme de la jalousie ou de la faiblesse, mais je n’ai jamais été trop impacté moi par le fait que les gens pensent autrement » (Samir, 30 ans, ingénieur, né en France, parents marocains)

Les parents de Samir, cadres et professions intellectuelles supérieures, lui disent bien qu’il a des origines marocaines, mais le présentent comme un atout, et non un handicap. La position dans le rapport de race est donc perçue comme un motif de distinction positive. Si Samir a peu conscience de sa position raciale minoritaire, il perçoit bien sa position favorisée dans le rapport de classe. Dans ces familles de classe favorisée, sur le plan économique et culturel (cadres supérieurs et professions intellectuelles), la socialisation classiste semble conduire à une vision positive de la position de race, valorisant les origines. On peut proposer cette hypothèse aussi pour les familles des étudiant·e·s étranger·e·s : lorsqu’elles sont socialement favorisées, ces familles alertent rarement leurs enfants sur la position minoritaire qu’ils·elles vont avoir dans le rapport de race en France. On retrouve ici des constats tirés par A.- C. Wagner (1998), qui distingue les classes supérieures des classes populaires. Contrairement à ces dernières, les

classes supérieures ne sont pas contraintes à « nier » leurs « spécificités nationales » au nom de « l’assimilation au pays d’accueil ». Ainsi, « les cultures d’origine des migrants de haut niveau social sont valorisées en tant qu’elles sont les éléments constitutifs d’un capital linguistique, scolaire, culturel, social et symbolique international. La mise en scène des "différences" s’accompagne du travail social pour faire reconnaître la valeur de ces compétences spécifiques ». A.-C. Wagner rappelle néanmoins que selon le classement des origines dans la hiérarchie internationale, cette reconnaissance varie.

Ce discours de valorisation et de mise à distance des effets négatifs des origines est aussi présent chez des familles un peu moins favorisées (cadres ou professions in-termédiaires). Dans ces discours, la position raciale est un atout, non un stigmate. La fierté de leurs origines s’accompagne souvent d’une valorisation de l’intégration dans la société française, et refusant le « communautarisme ». Ce discours insiste donc sur le positionnement comme Français·e·s, de classe moyenne. Bunthan (41 ans, ingénieur, né en France, de parents cambodgiens, ouvriers et profession intermédiaire) insiste sur son intégration, sur le fait qu’il vive : « comme un parfait français », c’est-à-dire qu’il gagne son salaire « comme n’importe qui ». De manière similaire, Lakshan (34 ans, ingénieur, né en France, de parents indiens, cadre et profession intermédiaire) insiste sur le fait que parents se sont appuyés sur la communauté indienne lorsqu’ils sont arrivés dans les années 1980, mais il valorise le fait qu’aujourd’hui ses parents « ont des amis de tous les bords », que son père « ne regarde plus du tout de films indiens, il regarde les films américains comme tout le monde, les films français » et maintenant s’exprime bien en français. Nous avons ici une vision très assimilationniste de l’intégration républicaine. Si son identité indienne est importante pour lui, Lakshan ajoute que « pour la vie de tous les jours on vit. . . comme des Français. . . tu vois. . . on mange à la française, on a nos amis français ». Dans l’entretien, Lakshan trace le récit du « chemin d’intégration », « emprunté » et « parcouru » par sa famille (Frigoli & Rinaudo, 2009, p.145). Lakshan explique que si ses origines ont aussi peu joué dans son parcours, c’est probablement parce qu’il est originaire d’une famille

« un peu atypique par rapport à d’autres familles indiennes, moi j’ai eu la chance d’avoir des parents extrêmement ouverts, qui nous ont toujours portés dans la volonté de voir leurs enfants grandir exactement dans les mêmes conditions que les autres enfants qui seraient nés ici et qui auraient eu leurs parents et des générations ici, donc c’est pour ça qu’on n’a jamais eu vraiment de contraintes religieuses ou culturelles sur notre mode de vie. » Lakshan affirme ainsi sa distinction avec « la plupart des familles indiennes qui elles sont plus dans le côté communautaire », comme si un mode de vie qu’il qualifie de « communautariste » exposait davantage aux discriminations. Il insiste sur son

appar-tenance à la classe moyenne française. Ce faisant, Lakshan se perçoit davantage comme une exception que comme membre d’un groupe potentiellement stigmatisé. Les efforts de ses parents ont payé, d’une certaine manière, puisqu’il est intégré aujourd’hui, pro-fessionnellement et socialement. Si ses origines sont importantes pour lui, il insiste sur son identité française. La méritocratie ayant fonctionné pour lui, il lui est difficile de se percevoir comme membre d’un groupe minoritaire, sauf dans certaines situations, nous y reviendrons.

La famille peut donc tenir un discours et des pratiques contribuant à ne pas percevoir la position dans le rapport de race comme un élément négatif. Cela passe à la fois par une socialisation qui transmet une forte identification de classe sociale et par une valorisation de type culturel des origines, qui promeut un sentiment de fierté. Cette fierté peut néanmoins s’observer dans des intensités variables en partie selon, semble-t-il, l’importance que les origines revêtent pour la famille.