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2.4 Pour conclure : saisir la conscientisation de la racialisation à travers

3.1.2 Préparation au racisme en famille

La préparation au racisme peut s’accompagner d’une valorisation des origines. Cette préparation au racisme peut être présente dans des familles populaires, nous le verrons, mais aussi dans des familles favorisées sur le plan culturel et économique. Zacharie se considère en mesure de « tout faire » pour que le racisme ne l’« impacte » pas. Cette auto-protection résulte en partie d’une transmission familiale :

« J’ai fait la grève contre le CPE et tout ça, mon père il m’a dit "c’est bien de faire la grève, mais fais attention quand même parce que ceux qu’ils vont garder, c’est plutôt une certaine partie". Donc quand il y avait des actions un peu coup de poing, tu vois, je me retirais, même si je peux te dire que je me suis fait arrêter je ne sais pas combien de fois par les flics, je me suis fait fouiller je sais pas combien de fois, ouais, mais moi c’est une anecdote, ça me fait rigoler tu vois » (Zacharie, 33 ans, informaticien, né en Côte d’Ivoire, naturalisé, beau-père adoptif blanc français, mère noire ivoirienne) Son père, blanc, le met donc en garde contre le racisme, contre une de ses manifestations plus fréquemment masculines, les contrôles de police abusifs. Les relations de Zacharie et sa participation aux manifestations déclenchent une préparation au racisme parentale. De manière similaire, et plus explicite encore, Naïs (31 ans, enseignant en sciences humaines6, père français blanc, mère sénégalaise noire) se souvient assez précisément de sa première expérience du racisme : enfant, il joue avec un petit chien. Un enfant

6. Pour rappel, dans ce travail, l’enseignement en sciences humaines comprend l’histoire, la géogra-phie, les langues étrangères, la philosophie et les sciences économiques et sociales.

l’interpelle d’un « il est noir comme toi Bamboula » :

« Sur le moment, je n’avais pas trop compris, je sentais qu’il se passait un truc pas cool là, tu vois. . . et en fait c’est un des gamins avec qui je jouais, le plus âgé, qui avait dit aux autres d’arrêter de dire ça, qui après était venu me voir et m’avait dit "ouais ils sont racistes, il faut plus que tu les vois et tout". Et ça m’avait vachement choqué parce que je ne savais même pas ce que c’était le racisme, et j’étais petit quoi, j’avais 8 ans ou 9 ans, et j’avais parlé à mes parents, je leur avais raconté l’histoire, et ils n’étaient pas contents [petit rire], et ils m’avaient expliqué ce que c’était le racisme, et c’est là pour la première fois que j’ai mis le mot sur un truc que je ressentais de temps en temps »

On voit dans l’événement raconté ici que le groupe de pairs déclenche à la fois le signal racialisant et sa labellisation comme raciste. C’est en réaction à cet événement que les parents de Naïs entrent dans une socialisation raciale très explicite, nommant et dé-finissant le racisme. Naïs acquiert alors un vocabulaire pour qualifier des expériences vécues, sans qu’il y ait pour autant recourt fréquemment.

La famille peut socialiser à la race explicitement en transmettant le récit de situa-tions racistes. É. Anderson (2011) insiste sur le rôle de la communauté dans l’iden-tification des Nigger moments, puisque leurs scénarios (Essed, 1991) sont largement partagés, généralement sur le ton de l’humour, et font l’objet d’un apprentissage, no-tamment dans la sphère familiale. Lorsque ces scénarios sont connus, l’interprétation de situations comme racistes est plus facilement mobilisable. En effet, M. Eberhard et A. Rabaud (2013, p.95-96) rappellent que la famille « constitue un lieu d’appren-tissage collectif de l’ordre social raciste » de trois manières. D’une part, il s’agit d’un espace dans lequel les individus prennent « conscience de l’importance de la couleur de la peau, du poids de l’apparence et de la filiation ». D’autre part, l’espace familial « permet l’échange d’expériences et la mutualisation de réponses à apporter lors de réa-lisations concrètes ». Enfin, le « stigmate raciste » (Eberhard, 2006, p.56) peut être mis en saillance en famille. La famille est un « espace commun d’apprentissage, de gestion et de production du racisme ». La famille socialise donc au racisme. Elle permet « la formation des schèmes mentaux et représentationnels » rendant « perceptibles et com-préhensibles les faits de "race" ». Pour ces autrices, cette « matrice perceptive s’élabore à travers la réalisation ou l’évocation de situations racistes ».

Les propos des enquêté·e·s concordent avec ces propositions. Selon Malak (ensei-gnante de 29 ans, née en France, de parents tunisiens, ouvriers), le racisme était un sujet abordé en famille, quoique peu conceptualisé :

« [Mes parents] n’avaient pas forcément besoin, en fait, ce n’était pas concep-tualisé, mes parents ils n’ont jamais dit "la France. . . il y a du racisme structurel, il y a une hiérarchie, il y a une hiérarchisation des races", mes parents ne m’ont jamais dit ça. Par contre dans ce qu’ils vivaient, dans com-ment ils le racontaient, et dans ce que nous on voyait, bah oui c’était clair et net [. . . ] bien sûr que nos parents nous parlaient de l’expérience vécue, subie, du racisme, ça, c’est sûr, maintenant le pourquoi, ça, ils ne pouvaient pas forcément nous en parler, je pense que pour eux-mêmes c’est difficile à comprendre. »

La théorisation de Malak apparaît fortement dans le vocabulaire utilisé. Le racisme était donc un sujet habituel dans le foyer ouvrier de ses parents, sans qu’il soit pour autant théorisé. Malak précise que ses parents « auraient pu avoir la nationalité », mais ne l’ont « pas voulue ». Le fait qu’ils n’aient jamais demandé la naturalisation revêt selon elle une signification politique, signifiant « vous ne m’avez jamais accepté, donc moi je ne veux pas de votre nationalité ».

Une autre manifestation du racisme est un sujet de conversation dans la famille de Malak : l’islamophobie. L’islamophobie peut être définie comme le : « processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane, dont les modalités sont variables en fonction des contextes nationaux et des périodes historiques » (Hajjat & Mohammed, 2013, p.20). Celle-ci s’ancre dans le cadre d’une relation établis-marginaux (Elias, 1997) dans la-quelle « l’enjeu central est bien la légitimité de la présence musulmane sur le territoire national ». A. Hajjat et M. Mohammed rappellent son caractère « genré ». L’islamopho-bie apparaît comme le répertoire intersectionnel par excellence dans le récit de Malak, puisqu’il mêle la race (l’origine nord-africaine ou arabe, l’immigration postcoloniale), le sexe (des femmes), mais aussi la classe (populaire). C’est ainsi que le conscientise Malak, lorsqu’elle rapporte que sa mère est « la première à critiquer [l’islamophobie] », parce qu’elle s’est vue refuser un agrément pour la garde d’enfants à domicile parce qu’elle porte un foulard. La conscientisation de Malak s’appuie donc sur l’expérience de ses proches pour monter en généralité au sujet des femmes musulmanes en général :

« C’est quand même une question qui me tient à cœur, l’islam en tout cas, c’est un truc qui me touche, qui me concerne [. . . ] les islamophobes ne se rendent pas compte [. . . ] on parle d’êtres humains en fait ! Les femmes voi-lées, elles sont tellement essentialisées, elles sont tellement objectifiées, c’est tellement devenu un truc, on se permet de dire tout et n’importe quoi à lon-gueur de journée sur elles ! Mais moi, c’est ma mère, tu vois ! Ou c’est ma tante ! Là, tu parles de ma mère et de ma tante ! Tu vois ce que je veux

dire ? ou tu parles de moi, potentiellement à un moment ou un autre ! »

Les enquêté·e·s, dans leurs récits, semblent presque plus critiques envers les situations racistes touchant leurs proches que celles les touchant eux·elles-mêmes. Le fait que des membres de la famille vivent des expériences qu’ils·elles ont déjà traversées (notamment dans la scolarité ou dans le traitement administratif) augmente leur critique.

Certain·e·s enquêté·e·s peuvent aussi être sensibilisé·e·s au racisme, sans en avoir jamais fait l’expérience directement, grâce au récit familial. C’est notamment le cas de Sophie, enseignante de 32 ans, perçue comme Blanche, dont la mère malgache se plaint du racisme, et lui raconte des anecdotes. Sophie en garde un souvenir vague. Elle précise qu’elle n’a ni vécu ni été témoin des anecdotes racistes racontées par sa mère. Elle atténue leur portée (« on zappe », « c’est des petites choses », « ce n’est pas des trucs graves », « des petites remarques », « ça ne porte pas atteinte à la personne physiquement »). Dans le cas de Sophie, sa socialisation maternelle ne coïncide pas avec son expérience personnelle. La socialisation maternelle l’invite également à ne pas prêter une attention particulière aux signaux racialisants.

Pour beaucoup, le racisme ne semble pas avoir été un sujet central de discussions en famille, a fortiori dans les couples dits mixtes. Guillaume, enseignant en sciences humaines de 26 ans, s’il se définit comme « racisé », tout en refusant de se percevoir « à travers les origines de [ses] parents » et de « faire reposer [son] identité sur [ses] racines ». Ce fils de Martiniquais est perçu comme noir, comme son père. Mais il insiste sur son identité locale : « mon identité c’est celle d’un mec ayant grandi en PACA quoi, c’est tout ». Il raconte que sa mère (« Italienne, blanche, aux yeux verts, cheveux châtains ») ne perçoit pas ses fils comme noirs, contrairement aux personnes qu’il peut rencontrer. Cela renvoie à la distinction entre perception raciale de soi-même et race « observée » par autrui (Roth, 2016, citée par S. Brun, 2019a). Guillaume raconte :

« [Ma mère] elle ne voit pas notre couleur de peau en fait, enfin si, elle nous voit comme métis, sauf qu’on n’est pas identifiés comme métis, moi en tout cas parce que je suis le plus bronzé de mes frères donc je ne suis pas identifié comme métis donc je suis identifié comme Africain, et comme Noir tu vois, parce que pour la plupart des gens, métis c’est une couleur de peau c’est pas. . . deux origines diverses quoi [petit rire] [. . . ] au-delà d’un certain taux de pigmentation tu es noir et puis voilà. Donc du coup, elle, je crois qu’elle ne comprenait pas trop la réalité à laquelle on était confrontés en fait, ça lui échappait parce que. . . pour elle on n’était pas noirs, et elle avait probablement raison, sauf qu’on était identifiés comme tels »

Néan-moins, les assignations dont ils sont l’objet font que Guillaume et ses frères se savent perçus comme noirs. Il est intéressant que Guillaume raconte s’être « longtemps cru noir », la formulation laissant entendre qu’il ne l’est pas vraiment. Il dit s’être défini comme tel parce qu’il était identifié ainsi d’une part, et parce qu’il ne « ressemblait pas à la famille côté italien » de sa mère d’autre part ; il conclut avoir été « assez pro-grammé pour [se] croire Antillais ». Puis, avec le divorce de ses parents, il est élevé par sa mère, et revient sur son identification qu’il qualifie de paradoxale : « je me sentais un peu ingrat de me définir comme Antillais alors que j’ai été exclusivement élevé par ma mère ». Avec cette prise de conscience, il décide de s’intéresser davantage à la « culture italienne ». Nous voyons que, si l’apparence physique ne change pas, l’auto-identification peut varier.

Le couple parental de Guillaume socialise différemment sur la race. Son père lui raconte le racisme dont il a fait l’objet dans sa belle-famille. Mais cette expérience ne se vérifie pas dans l’expérience de Guillaume, que sa grand-mère a choyé. Guillaume n’a donc jamais vécu ce que lui raconte son père. Guillaume minore, dans l’entretien, la portée qu’a eue sur lui le discours de son père sur son expérience du racisme. Il ne se réapproprie pas le racisme vécu par son père, contrairement notamment à des en-quêté·e·s militant·e·s post- et décoloniaux7. Pour Guillaume, le racisme dont son père a fait les frais est surtout un effet de contexte. Ce racisme n’est pas raconté comme une expérience de domination collective (des populations noires ou antillaises). Son père a « été plus confronté [au racisme] que moi parce que c’est une autre génération », anté-rieure à « la coupe du monde » et la France « Blanc-Blanc-Beur ». Il peut donc y avoir une transmission de l’expérience du racisme parental sans qu’elle fasse nécessairement écho chez les enquêté·e·s. C’est ce que montre notamment les travaux doctoraux de J. Pagis (2009a) au sujet de l’héritage soixante-huitard des parents, lequel n’est pas automatiquement approprié par leurs enfants.

Guillaume raconte également comment sa mère mobilisait l’histoire familiale et la stigmatisation dont a fait l’objet sa famille, italienne, en arrivant en France, principa-lement pour appuyer un discours critiquant le fait que les « Arabes », contrairement à eux, ne « s’assimilent pas ». Pour Guillaume, néanmoins, l’expérience de sa mère n’est pas celle d’une personne « racisée » : « tu es peut-être d’origine étrangère, mais tant qu’on ne t’a pas entendu parler on ne sait pas, alors que moi je n’ai pas besoin de par-ler pour qu’on me demande mon origine ». Guillaume raconte les bagarres déclenchées par le racisme que ses frères et lui vivent au collège, et les différences de réaction de

7. P. Picot (2019, p.179) montre comment, pour ces « mobilisé·e·s », « les récits familiaux contri-buent à forger, dès les années de jeunesse, non seulement une forme de colère contre le traitement fait aux parents, mais aussi des dispositions à la lecture de leur situation comme une injustice ».

leurs parents : alors que leur mère était « désespérée », leur père les incitait à ne pas se « laisser faire » et ne les « réprimandait » pas lorsqu’ils se battaient. On voit bien ici le caractère non homogène de la socialisation parentale (Lahire, 2015). Guillaume explique cette différence de réaction par le fait que sa mère était blanche, alors que son père était noir, c’était ainsi de « son côté » que venait le stigmate. La socialisation familiale de Guillaume mêle donc des tentatives de préparation au racisme de la part du père, et un discours color-blind de la part de sa mère, qui l’a élevé. Aujourd’hui, Guillaume semble dans une position d’entre-deux : il s’est longtemps défini comme noir, sait qu’il est perçu comme tel, mais met en avant une identification color-blind de « mec de PACA », cherche à relier avec les origines italiennes de la femme qui l’a élevée. Mais plutôt que de mobiliser l’éducation qu’il a reçue, Guillaume met en avant sa position actuelle et son statut d’enseignant pour appuyer une atténuation du racisme dans son quotidien et sa trajectoire.

Par ailleurs, des enquêté·e·s peuvent également refuser les discussions sur le racisme en famille. Cette situation a été racontée par des personnes arrivées en France pour leurs études. C’est le cas de Luis, péruvien, architecte de 36 ans, que sa famille au Pérou interroge sur l’existence de « discrimination » en France. Or, il s’agit selon lui de « fausses idées, les gens se construisent des idées avec la presse, ou les films », puis-qu’elles ne sont pas vérifiées par son expérience personnelle, ayant été « toujours bien traité, bien accueilli ». La conscience de l’existence du racisme dans l’absolu (grâce aux discours parentaux, aux médias) n’implique pas que les enquêté·e·s déclarent y avoir été confronté·e·s, et ne les empêche pas d’atténuer la portée du racisme aujourd’hui en France.

Enfin, les transmissions familiales peuvent concerner moins explicitement l’expé-rience du racisme en France, mais plutôt l’histoire de la colonisation. Dans la famille d’Ahmed, chargé de ressources humaines de 37 ans, né en France de parents ouvriers algériens, le racisme était rarement un sujet de conversation, mais la question coloniale était et demeure un sujet très présent, parce que de nombreux membres sont décédés pendant la guerre d’indépendance contre les Français. On a ici affaire à une transmis-sion de la « mémoire des blessures » (Frigoli & Rinaudo, 2009, p.141) au sein de l’espace familial, dans laquelle mémoire nationale et mémoire familiale se mêlent pour rappeler l’histoire de l’indépendance algérienne. La socialisation familiale peut conduire à inté-grer l’histoire de sa famille dans l’Histoire de l’Afrique du Nord et de la colonisation.

L’espace familial peut donc socialiser à la race explicitement, en préparant les en-quêté·e·s à être confronté·e·s au racisme, en partageant des récits d’expérience et d’une

Histoire commune. Mais la cohérence entre les discours et pratiques des membres de la famille, et leur résonnance avec l’expérience individuelle des enquêté·e·s influe sur la conscientisation de la position de race.