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Chapitre 5 - La conscientisation du rapport de race et ses effets 257

2.3 Étudiant·e·s et migrations hautement qualifiées

En 2012, la proportion de diplômé·e·s ou étudiant·e·s du supérieur est similaire entre les personnes nées et résidant en France (30%) et les personnes étrangères résidantes (27%) (Degorre, 2015). Les personnes immigrées pour études sont plus diplômées que la population générale (Beauchemin et al., 2015, p.162-163). Elles ont également un niveau de diplôme plus élevé que les autres personnes immigrées (70% ont un diplôme équivalent à un deuxième ou troisième cycle universitaire, contre 20% des immigré·e·s en général). En 2009, la France était le cinquième pays de destination pour les études (OCDE, 2011) ; 10 ans plus tard, les étudiant·e·s étranger·e·s représentent 13% des étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur (MENESR, 2020). Les étudiant·e·s im-migré·e·s sont surreprésenté·e·s en sciences humaines, en droit, en lettres et arts, et dans une moindre mesure en mathématiques et en sciences. En 2015-2016, les étudiant·e·s de nationalité étrangère représentent 17,2% des inscrit·e·s en Master (MENESR, 2016, p.182). Ils·elles proviennent généralement des classes moyennes et supérieures des pays de départ (60%) contrairement à l’ensemble des immigré·e·s (27%). Près de la moitié des étudiant·e·s étranger·e·s sont originaires du continent africain (ibid, p.184) : 24% d’Afrique du Nord, 20% du reste de l’Afrique, 23% de pays européens (dont 19% de l’Union européenne), 22% d’Asie ou d’Océanie, et 9% du continent américain.

Le devenir des étudiant·e·s resté·e·s dans le pays d’accueil après leurs études est relativement mal connu. Selon l’OCDE, en 2009, 32% des étudiant·e·s venu·e·s étudier en France ont changé de statut administratif (60% ont un séjour lié au travail). Parmi les étudiant·e·s resté·e·s en France, l’enquête TeO montre que 94% sont en emploi (contre 6% au chômage), et 42% occupent une position de cadres ou de professions supérieures (Beauchemin et al., 2015, p.163-165). Néanmoins, les origines migratoires révèlent de fortes différences : les immigré·e·s originaires de pays du Sahel sont « trois fois plus souvent au chômage que la moyenne des ancien·ne·s étudiant·e·s resté·e·s en France » (15% contre 6%), et les personnes originaires d’Afrique subsaharienne ont « deux fois moins souvent une position professionnelle élevée que la moyenne des immigré·e·s pour études » resté·e·s en France (24% contre 42%). Ces étudiant·e·s resté·e·s sont perçu·e·s comme des « migrants qualifiés travailleurs » par l’OIM (2007), « exerçant une profession acquise par un enseignement et/ou une expérience de haut niveau ». Cette catégorie bénéficie de procédures facilitées en matière de changement d’activité professionnelle, de regroupement familial, et de durée du séjour. À partir des années 1990, la France oriente sa politique migratoire vers une immigration dite choisie, et cherche à attirer ces étranger·e·s qualifié·e·s (Math et al., 2006). Ainsi, selon le Code civil (Article 21-18, Loi du 16/06/2011), la durée du « stage » préalable à la naturalisation est réduite de cinq à deux ans pour personnes ayant obtenu un di-plôme après deux ans d’études dans un établissement d’enseignement supérieur français.

n’étant plus valides, j’ai également utilisé le réseau social LinkedIn pour entrer en contact13. Les taux de réponse étaient assez faibles lorsque je n’étais pas introduite.

Je procédais ensuite, par « boule de neige », pour essayer de rencontrer les ami·e·s des premiers contacts, et/ou camarades de promotion. Il faut néanmoins préciser que cette méthode a relativement peu fonctionné. De multiples explications sont possibles. Je retiens l’importance d’un facteur temps en raison de remarques fréquentes lors des entretiens. Les enquêté·e·s disent souvent ne pas avoir imaginé que l’entretien durerait aussi longtemps, ne pas penser être capables de parler aussi longtemps. À la fin du premier entretien, ils·elles acceptent de me revoir et de m’envoyer des contacts, puis parfois ne donnent pas suite. Certain·e·s ont précisé avoir accepté de me rencontrer par compassion, parce qu’ils·elles ont aussi fait une recherche en master, et veulent m’aider pour que je ne reste pas « bloquée », ou encore « pour la science ». Pour les enquêté·e·s sorti·e·s de formation initiale depuis de nombreuses années, les contacts avec leurs camarades de promotion peuvent s’être éteints. La temporalité de la recherche peut également être en cause, lorsque nos échanges se déroulaient sur plusieurs semaines.

La méthode de la « boule de neige » permet d’obtenir de nouvelles coordonnées. Son inconvénient majeur est la difficulté à influer sur la présentation de l’enquête, et les éventuels effets de cette présentation. Je rencontre Zacharie, ingénieur, Ivoirien naturalisé, via une connaissance du milieu universitaire. Il me dit se douter que mon enquête porte sur les minoritaires dans le rapport de race, compte tenu du sujet de recherche de notre connaissance commune. Zacharie me met en contact avec deux de ses amis, Lakshan et Jonathan. Dans l’entretien, Lakshan et Jonathan mettent en avant leur position sociale et se distancient de l’expérience racialisée. Jonathan me raconte amusé comment Zacharie lui a dit présenté l’entretien :

« Il nous a dit qu’il avait. . . une amie qui faisait. . . donc une thèse sur. . . les différrrents [en roulant le R] qui ont fait des études supérieures et tout ça, je vais rechercher ses mots exacts parce que ça remonte à longtemps maintenant ! [. . . ] "Petite étude sur les parcours des Bambou" [petit rire] — pour Bamboula — "avec un Bac+5 !" »

Dans ce cas, le souhait d’éviter les assignations raciales n’a pas pu être évité. Ce type d’anecdote ne m’a été rapporté qu’une fois. Au final, ces méthodes de contact m’ont permis de rencontrer 46 personnes, et de réaliser 59 entretiens individuels.

13. Selon A. Varrel (2008, p.15), internet constitue un élément central dans les stratégies des mi-grant·e·s très qualifié·e·s et comme espace de création de lien social et de mise en commun de l’expé-rience migration. Certain·e·s enquêté·e·s m’ont en effet mentionné l’existence de forums de discussion par nationalité, expliquant notamment les procédures préfectorales.

2.1.2.3 Déroulé des entretiens

Je me suis inscrite en thèse en octobre 2016, à la suite de mon Master 2. Après une première année partagée entre préparation de mon enquête et projet de recherche annexe, j’ai obtenu un contrat doctoral de trois ans, avec une charge d’enseignement, en septembre 2017. Après quelques tests de ma grille d’entretien, je commence réellement mon « terrain » en novembre 2017. Une première période d’entretiens commence, jus-qu’en mai 2018. Elle sera suivie d’une seconde période, qui débute fin 2018, et s’achève en juin 2019. La première période m’a permis de rencontrer des enquêté·e·s principale-ment en région PACA ; la seconde en Île-de-France.

Les entretiens se sont principalement tenus dans des cafés, bars ou restaurants, parfois en déjeunant, plus souvent le soir et le week-end. Les lieux ont généralement été choisis par les enquêté·e·s. J’ai rencontré des personnes qui travaillent et ont peu de disponibilités. Pour me rencontrer, elles prennent sur leur temps libre, ou sur un temps habituellement dédié à autre chose, comme à la préparation de concours, au lancement d’une entreprise, à la garde d’enfants. Un seul entretien a eu lieu au domicile de l’enquêté·e, pour plus de facilité avec un enfant en bas âge. Un entretien s’est déroulé sur le lieu de travail, à l’occasion d’une longue pause.

Certains entretiens ont été réalisés à distance (par Skype, Whatsapp, ou FaceTime), lorsque les enquêté·e·s ne pouvaient pas quitter leur domicile et qu’il m’était impossible de les rejoindre faute de moyens de transport disponibles. Les entretiens électroniques ont aussi eu pour avantage de pouvoir rencontrer des individus plus distribués géogra-phiquement. Le déroulement d’un entretien à domicile, par voie électronique, semblait convenir aux enquêté·e·s. Cette formule permettait plus de flexibilité, notamment avec des enfants14. À l’analyse, j’observe peu de différences entre les entretiens réalisés à distance et en présentiel, si ce n’est la plus grande difficulté à instaurer des moments « off », discussions avant et après l’entretien, souvent riches en information parce que moins formelles, non enregistrées.

La recherche nécessite un temps long (Lahire, 2015, p.1396). Malheureusement, ce temps est contraint par la durée d’une thèse et de son financement. Les entretiens doivent être suffisamment longs afin que chacun·e puisse déployer tranquillement le récit de son parcours15. Trente ou quarante ans de vie ne peuvent être racontés en

14. Dans un cas, l’enquêté, d’astreinte, était attentif à ses messages professionnels pendant l’entretien. Il est probable qu’il l’eut également été si nous nous étions rencontrés physiquement.

15. Cette difficulté se pose aussi pour des enquêtes quantitatives. Dans le cadre du projet ACA-DISCRI (financé par le Défenseur des droits, l’Institut convergences migrations et l’INJEP) sur les inégalités de traitement dans l’enseignement supérieur et la recherche, auquel je participe et qui n’a pas encore fait l’objet de publications, la durée du questionnaire apparaît comme un motif d’abandon.

une heure. Cette temporalité pouvait être difficilement conciliable pour les enquêté·e·s avec leurs contraintes familiales et professionnelles. Les entretiens se sont donc parfois déroulés en deux, voire trois fois. Souvent, les personnes enquêtées mettaient elles-mêmes fin à l’entretien en raison d’un autre engagement. À la fin du premier entretien, je proposais systématiquement de se revoir une seconde fois. Les enquêté·e·s ont toujours accepté sur le moment. Le deuxième entretien n’a néanmoins pu avoir lieu qu’avec 12 des 46 personnes rencontrées, les autres enquêté·e·s disant ne pas être disponibles, ou ne répondant plus.

Les entretiens ont tous été enregistrés, avec l’accord de l’enquêté·e, avec un micro-phone, posé devant nous (la demande d’enregistrement s’est opérée de la même manière lors d’entretiens électroniques). La présence de l’objet n’était pas source de réticences, et semblait être généralement oubliée rapidement après le début de l’entretien16.

À l’écoute des personnes enquêtées, j’étais particulièrement attentive aux détails de leur récit. Il était moins souvent question de discriminations flagrantes ou d’agres-sions (physiques ou verbales), que de situations quotidiennes, a priori anecdotiques, qui témoignent de la racialisation et de son incorporation par les individus. L’objectif de l’enquête était avant tout de comprendre les conditions de mise en récit d’événements qui témoignent de la conscientisation de la racialisation. La « véracité » du récit n’est pas une réelle préoccupation dans le cadre de recherches qualitatives. Il s’agit de relier les discours à des propriétés sociales, à des socialisations, à des parcours. Un des enjeux des entretiens était donc d’autoriser les enquêté·e·s à raconter des anecdotes qui, à pre-mière vue, leur semblaient banales ou triviales. C’était notamment le cas de récits de l’enfance, des camarades, des souvenirs de scolarité. C’était également le cas des récits de situations « injustes ». Ainsi, lorsque je demande à Gustavo, ingénieur, Brésilien, s’il a eu l’impression d’avoir été traité de manière injuste, il hésite « non, là j’ai quelques petits souvenirs, mais ça va paraître des petites anecdotes un peu sans sens ». Des ex-périences quotidiennes de racialisation étaient souvent présentées comme n’étant « pas graves » et sans incidence. On peut noter une volonté de sélectionner les éléments les plus marquants pour les raconter, laissant de côté des scènes de la vie quotidienne. En effet, les enquêté·e·s ont généralement tendance à « donner assez rapidement ce qu’ils considèrent être les "clefs de compréhension" de leur vie » (Lahire, 2005, empl.10123), qui résultent de « l’observation de soi par soi et de soi par autrui ». Le récit d’anecdotes banales (Beaud, 1996, p.242) a pu être suscité en proposant des exemples de situations,

16. À une exception près. Un enquêté a demandé à couper l’enregistrement pour répondre à une question sur sa famille, considérant que comme ses proches n’avaient pas donné leur autorisation, il était délicat de parler à leur place.

en encourageant les personnes enquêtées à développer les événements qu’elles jugeaient anodins. J’adoptais une attitude d’écoute et d’intérêt susceptible d’encourager la pour-suite des récits. É. Goffman (1981, p.12) rappelle en effet combien les réactions de l’écoutant·e influencent le récit de l’écouté·e. Il est fondamental de prêter attention aux :

« confirmations, [aux] sourires, [aux] rires, [aux] hochements de tête et [aux] grognements de compréhension par lesquels l’auditeur montre qu’il apprécie le fait que l’orateur a fait preuve d’ironie, d’allusion, de sarcasme, d’espiègle-rie ou fait une citation à un moment du discours et qu’il revient maintenant une attitude moins grave et moins littérale.17» (Ma traduction)

L’attention au détail concerne la forme et le contenu du discours. Le guide d’entretien visait à identifier les croisements, les moments de « ruptures biographiques, de change-ments ou de modifications, même légers » (Lahire, 2005 : emp. 812), les « bifurcations » (Passeron, 1991, p.202) que sont les étapes scolaires et professionnelles, résidentielles, conjugales, de loisir. Il était donc important d’amener les enquêté·e·s à se décaler d’un discours d’évidence, de « naturalisation » (Lahire, 2005, empl.873) de leur parcours sco-laire et professionnel, en les encourageant à expliciter les choix opérés, les alternatives écartées, et l’influence de leurs relations dans ces décisions.

J’ai porté une attention particulière au recueil d’expériences directes et personnelles, et à leur articulation avec des opinions générales. Je reprends ici la distinction opérée par É. Bonilla-Silva (2014, p.123) entre les récits (« story lines ») et les témoignages (« testimonies »). Les récits correspondent à des scénarios socialement diffusés, peu détaillés, qui prennent des formes similaires dans plusieurs entretiens. Les témoignages, au contraire, mettent le narrateur ou la narratrice au centre de l’histoire. Pour É. Bonilla Silva, les témoignages et les récits sont fortement liés, puisque les « narrations raciales générales et compréhensions du monde » (ibid, p.124)18 permettent de percevoir et d’interpréter les expériences personnelles. Il était donc important de recueillir ces récits et témoignages en entretien. L’analyse fait également ressortir une différence dans les « situations » racontées, entre des « événements » considérés comme marquants par les enquêté·e·s, et des « anecdotes » considérées comme sans importance.

17. « Crucial here are bracket-confirmations, the smiles, chuckles, headshakes, and knowing grunts through which the hearer displays appreciation that the speaker has sustained irony, hint, sarcasm, playfulness, or quotation across a strip of talk and is now switching back to less mitigated responsibility and literalness. »

2.1.3 Méthodologie d’analyse des données

La première étape de l’analyse est la transcription des entretiens. Les retranscrip-tions ont été écrites au fur et à mesure de l’enquête19. Il est nécessaire d’écrire le plus de détails possible, notamment au sujet des indications non verbales, puisque l’en-tretien apparaît non seulement comme une méthode de recueil de récits, mais aussi comme une « situation d’observation » (Beaud, 1996). En effet, la « tonalité, l’interac-tion enquêteur-enquêté, les zones de résistance (blancs, hésital’interac-tions, silences » consti-tuent des « éléments qui contribuent à l’interprétation de la parole recueillie » (Le Me-nestrel, 2012, p.30). L’analyse s’est appuyée sur ces écrits, le timbre et l’intonation des enquêté·e·s résonnant à mes oreilles. Les transcriptions ont été complétées par des notes prises après chaque entretien. La transcription progressive permet non seulement de re-pérer les informations manquantes avant le second entretien, mais aussi de commencer l’analyse20.

Les extraits cités dans ce travail ont parfois été légèrement lissés afin de faciliter le passage de l’oral à l’écrit dans le respect des enquêté·e·s, mais restent au plus près du discours prononcé. Les citations apparaissent « en italique » pour les distinguer des « ré-férences bibliographiques », sans italique. Les « . . . » marquent les courtes hésitations et les reprises, les plus longs silences sont précisés. Les gestuelles, intonations, regards particuliers sont notés entre crochets. Et les exclamations sont notées en majuscules.

Après la fin des périodes d’entretiens, j’ai procédé à une relecture intensive des 1500 pages d’entretiens transcrits. Cette imprégnation (Kaufmann, 2014) a permis la rédac-tion des premiers portraits, extensifs, décrivant les propriétés sociales, les éléments de la trajectoire, la manière de les qualifier, les expériences de racialisation et leur qua-lification (Harper, 2009, p.705). Ces portraits citent de manière extensive des extraits d’entretiens. Ils ont ensuite progressivement, au fur et à mesure des relectures, été ré-duits en une version plus courte, d’une dizaine de pages, en faisant attention à ne pas « homogénéiser » ni « déshomogénéiser » (Lahire, 2005, empl.912) les parcours. Ces portraits permettent une vision plus globale d’un matériau très dense, en identifiant les caractéristiques sociales et biographiques des individus de manière systématisée, et les

19. Diverses solutions informatisées ont été essayées face à la densité du matériau (147 heures et 21 minutes d’enregistrement). Malheureusement, à ce jour, aucune solution ne paraissait satisfaisante, soit par imprécision, soit par coût.

20. À leur demande, des transcriptions d’entretien ont parfois été envoyées aux enquêté·e·s. Ceux·celles-ci m’ont demandé les transcriptions « pour voir à quoi ça ressemble », s’interrogeant sur une reprise d’études en sciences sociales. Ces enquêté·e·s de classe moyenne m’ont signalé la présence de quelques « fautes » dans la transcription. Se lire ainsi leur paraissait « intéressant », mais « un peu malaisant ».

éléments de leurs discours. Ils visaient la compréhension de l’articulation entre les per-ceptions, représentations et reconstructions au sujet de la racialisation, et le « parcours » (Le Menestrel, 2012; Santelli, 2019) des enquêté·e·s. Ils visaient également la « série de positions successivement occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un es-pace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations » (Bourdieu, 1986, p.71). Enfin, dans l’étude de ces entretiens, je gardais à l’esprit que le souvenir n’est pas comme une photo qu’on classerait quelque part et qu’on retrouverait à l’identique des années plus tard. Les récits de situations passées sont des constructions au moment même de l’entretien, à propos d’un passé et dans ce contexte particulier d’enquête so-ciologique. En tant que telles, ces constructions, au moment de l’entretien, témoignent du processus de conscientisation du caractère racialisant ou non de situations.

Les variables du milieu social d’origine, et des origines nationales et des histoires migratoires n’ont pas été les critères de différenciation a priori sur lesquels l’analyse s’est opérée. Dans une approche inductive, inspirée de la « Grounded Theory » (Glaser & Strauss, 1995; Strauss & Corbin, 2003) ou de l’« induction analytique » (Kaufmann, 2014), j’ai étudié comment les caractéristiques sociales étaient saillantes dans les par-cours, plutôt que de partir de ces catégories pour mener l’analyse. Cette approche conduit à ne pas présupposer que « l’identité ethnoraciale est la plus saillante pour les membres du groupe considéré » (Lamont et al., 2016, p.24, ma traduction). Dans l’analyse, j’ai prêté attention aux « cas négatifs » (Becker, 2002), aux variations à l’inté-rieur des discours, lesquelles rendent impossibles le passage par des idéaux-types fixes et uniques dans lesquels classer les enquêté·e·s. J’ai donc préféré recourir à une typification de pratiques (cf. Chapitre 5).

J’ai utilisé le logiciel MaxQDA pour procéder à un « codage » par thématique (des grandes thématiques d’une part — race, classe, sexe, famille, profession, scolarité, rela-tions — et des thématiques plus ciblées d’autre part – injuste race, injuste sexe, injuste classe, injuste non rattaché à un rapport de pouvoir, conscientisation, politisation, ra-cisme contexte scolaire, blagues racistes, etc.). Les 108 de codes appliqués aux portraits sont présentés en Annexe C. J’ai ensuite étudié les conditions d’apparition de ces codes, en tenant compte de l’interaction d’enquête et de la trajectoire des enquêté·e·s. Après une première analyse générale du matériau, j’ai commencé la rédaction de ce manuscrit en décembre 2019, et terminé en novembre 202021.

2.2 La relation d’enquête

La relation d’enquête apparaît comme un élément déterminant dans l’analyse des effets du dispositif de recherche sur les données recueillies. Le problème est générale-ment posé en termes de véracité des informations communiquées, et de confiance envers l’enquêteur·trice. Or, le discours recueilli dans un entretien approfondi n’est ni véracité ni « mensonge », il témoigne de la « connaissance », de la « sagesse pratique », d’un « rapport de savoir au monde, aux êtres et aux choses » des individus, qui « se négocie également avec le chercheur qui l’interroge ou qui l’observe » (Weller, 1994, p.42). Le discours prend donc sens dans le « contexte » (Beaud, 1996, p.236) de l’entretien. Cette influence du contexte peut être qualifiée d’effet-enquêteur·trice. L’effet-enquêteur·trice (interviewer effect) désigne le biais dans les déclarations attribuables à la position de l’enquêteur·trice dans les rapports sociaux (Davis et al., 2010, p.15). Cet effet peut jouer dans les questionnaires en face à face, au téléphone, ou autoadministrés.

En France, la question de l’« effet enquêteur·trice » a été travaillée pour la position sociale et le genre (Mauger, 1991; Monjaret & Pugeault, 2014; Pinçon & Pinçon-Charlot, 1997; Jounin, 2014; Bourdieu, 1993), et plus rarement pour la race (Mazouz, 2015). B. Lahire (1996) montre combien la relation d’enquête témoigne de rapports différenciés,