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3.2 La socialisation extra-familiale

3.2.2 Évoluer au contact des Blanc·he·s

3.2.2.1 Cacher la racialisation

S. Mesgarzadeh (2015, p.11-12) insiste sur le rôle des « stratégies éducatives d’éloi-gnement résidentiel ou physique des quartiers d’habitat social », qui participent à la distanciation envers les « minoritaires socialement dominés ». Cette stratégie se re-trouve dans mon enquête. En effet, le père de Mehdi, commerçant, cherche à éviter la proximité avec sa famille d’origine tunisienne, au profit de « villes où il n’y avait pas d’Arabes », au motif que ses enfants allaient « mieux travailler à l’école » s’ils étaient

« avec des Français ». Mehdi évolue dans des milieux blancs, socialement favorisés, et raconte n’avoir presque jamais eu d’ami·e·s d’origine « maghrébine ». Enfant, il est confronté au racisme lorsqu’il vit dans un petit village. Il raconte des violences phy-siques (coups) et verbales (insultes), qui le marqueront et le conduiront plus tard, dit-il, à militer dans une association antiraciste et à étudier la sociologie. Après ces villages, il déménage dans des villes un peu plus grandes, dans lesquelles il est décrit par ses amis comme « différent » des autres Arabes, parce qu’il ne correspond pas aux stéréotypes sur les Arabes. Il dit grandir avec l’impression d’être une « exception » : « j’ai grandi dans l’idée que j’étais un Arabe qui était un peu différent des autres » :

« Je n’avais pas des amis maghrébins parce que dans ma classe je n’en avais pas forcément tant que ça, donc je n’ai pas le souvenir d’avoir eu un ami. . . maghrébin, mais de toute façon, jusqu’à maintenant, en fait j’ai dû attendre on va dire. . . peut-être 26 ans pour avoir vraiment un ami maghrébin en France, j’ai toujours. . . j’ai toujours évité [. . . ] j’ai ce préjugé, cette bizar-rerie qui fait que j’ai grandi avec des non-Maghrébins, parce que finalement ça ne m’intéresse pas dans mes relations amicales d’être avec des gens fina-lement avec qui il y a des similitudes au niveau des mes origines, j’ai pas envie d’avoir à discuter de ça [. . . ] c’était un petit peu voulu, c’était lié à tout ce que j’entendais sur ces personnes-là et je me dissociais un petit peu des autres. [. . . ] les amis que j’ai eus [au lycée] m’ont fait très très peu de remarques. . . sur mes origines, etc., et je me suis dit effectivement c’est avec ce genre de personnes que je me sens bien, on me faisait oublier que j’étais, ou je n’étais pas une curiosité. Chez [un ami au collège] par exemple c’est vrai qu’il y avait aussi ce côté curieux, "ah j’ai un ami arabe, mais il n’est pas comme ce que disent mes parents". »

Il est intéressant de noter un double mouvement : d’une part le fait d’évoluer dans un environnement blanc semble favoriser une prise de conscience d’une racialisation et sa politisation, puisque l’expérience du racisme enfant (insultes, violences) conduit Mehdi à la sociologie et à militer contre le racisme. D’autre part, il semblerait aussi qu’en raison de cette confrontation aux univers blancs, il ne s’identifie pas complètement à un groupe racisé, ce qui s’observe notamment dans son refus de se penser comme dis-criminé dans la sphère professionnelle, malgré les difficultés rencontrées. Pour P. Hill Collins (2000, p.89), lorsque des Blanc·he·s signalent aux minoritaires qu’ils·elles ne les perçoivent pas comme « vraiment Noir·e·s », cela a pour effet de « valider le système » racialisé et d’encourager les minoritaires à « internaliser » les stéréotypes sur les

mino-ritaires15.

La plupart des enquêté·e·s arrivé·e·s en France en tant qu’étudiant·e·s étranger·e·s fréquentent principalement des Français·e·s et parfois également d’autres étudiant·e·s étranger·e·s. Si ce choix est généralement justifié par une certaine volonté d’« intégra-tion », d’autres éléments peuvent provenir de la socialisaintégra-tion familiale, et de son in-fluence sur les relations amicales. Amine, enseignant de sciences humaines, mentionne un « entre-soi bourgeois » dans son lycée français au Maroc. Il y fréquente principa-lement des enfants français, et ses camarades marocains lui reprochent de chercher à ressembler aux Français. Amine raconte comment sa famille dévalorisait les Marocains au profit des Occidentaux. Ceci produit chez lui ce qu’il qualifie d’« injonction à se dés-identifier ». Lorsqu’il arrive en France, il continue à fréquenter principalement des Français·es, ce qu’il justifie par une volonté d’éviter « des attentes en termes de soli-darité » de la part de Marocains, notamment moins favorisés que lui, mais aussi pour éviter d’être taxé de « communautarisme ». Dans cet entre-soi français, le racisme est peu un sujet de conversation. Amine insiste sur son « effort de sur-assimilation » :

« Quand je suis arrivé, pour reprendre la question "est-ce que j’ai déjà. . . fait l’expérience du racisme", quand je suis arrivé [en classe préparatoire en France] je ne l’ai jamais, enfin j’ai l’impression que je ne l’ai jamais vécu sur un certain mode, mais rétrospectivement je me rends compte à quel point les assignations étaient hyper courantes quoi, mais sur un mode. . . une forme de racialisation de distinction, en gros on te distingue en te disant que tu n’es pas comme les autres, tu surprends les attentes qu’on avait de ce que tu devrais être normalement, parce que oui, tu parles bien, et que tu as l’air. . . tu as pas l’air, je sais pas quoi en fait [sourire amusé] et du coup il y avait tout le temps ces trucs-là »

Toujours mêlées à de la sympathie ou à de l’humour, il perçoit des années plus tard ces assignations comme des manifestations du « racisme ».

Face à leur position minoritaire, certain·e·s enquêté·e·s mentionnent un fort « désir d’intégration » étant enfant, un souhait de ressembler à la population majoritaire qui les entoure, de se « fondre dans le moule », comme Amine, qui souhaite ressembler à ses camarades français, ou Marwa, qui grandit dans des milieux très favorisés, et prend des cours de catéchisme pour faire comme ses ami·e·s.

15. « As the Others, U.S. Blacks are assigned all of the negative characteristics opposite and inferior to those reserved for Whites. By claiming that Ms. Russell is not really “black,” her friends uninten-tionally validate this system of racial meanings and encourage her to internalize those images. »

La confrontation avec les milieux blancs est vécue violemment, lorsqu’elle s’accom-pagne de stigmatisation et de discrimination, et surtout lorsque ces environnements sont découverts plus tardivement. Le fait d’avoir toujours vécu dans un environnement blanc ou mixte semble alors se distinguer fortement de leur découverte plus tardive dans les expériences des enquêté·e·s. Pour celles et ceux qui grandissent dans milieux blancs, ces environnements semblent peu propices à la conscientisation de la position minoritaire dans le rapport de race en l’absence de stigmatisation explicite. Quelques exceptions existent néanmoins, lorsque des Blanc·he·s dénoncent des pratiques racistes. Zacha-rie, ingénieur, né en Côte d’Ivoire, raconte un voyage avec sa compagne de l’époque (Blanche), lors duquel l’hôtelier leur refuse l’accès à leur chambre. Sa compagne l’in-terprète immédiatement comme du racisme (contrairement à Zacharie), et s’oppose au refus de l’hôtelier. Il explique la sensibilisation de sa compagne par ses études : « elle était axée social aussi donc elle connaissait ces problématiques, c’est des choses qu’on leur apprenait un peu ». Par ses connaissances académiques sur le racisme, sa compagne fait figure d’« initiée » (Goffman, 1975).

Certains sujets, dont le racisme, peuvent être difficiles à aborder avec des personnes blanches. Jia-Li raconte que ses proches ne « comprennent pas » son expérience du racisme au quotidien, parce qu’ils·elles la perçoivent comme Française, alors qu’elle a « toujours eu l’impression de ne pas être Française » :

« Mon conjoint il ne comprend pas qu’on puisse me voir différemment et que moi je sens un jugement avant même d’ouvrir la bouche. Parce que pour lui je suis Française sans se poser de questions, pour mes amis également parce qu’ils me connaissent très bien, moi je suis plus Française, par, j’ai un côté très très très attaché aux vieux objets, la cuisine française, mais les gens qui ne me connaissent pas ils n’ont pas forcément ce regard-là et ça ils ne le comprennent pas. »

Jia-Li grandit dans une ville populaire et à forte population immigrée de la banlieue pari-sienne. Enfant, elle lie principalement des relations avec des Blanc·he·s. Aujourd’hui, les majoritaires constituent une partie conséquente de ses ami·e·s et de son environnement familial par son conjoint. Jia-Li dit ne pas échanger sur le racisme avec des personnes susceptibles de partager son expérience (ses ami·e·s d’une association de Vietnamiens, Marwa, une de ses amies qui nous a mis en contact, ou la nourrice « Africaine » de ses enfants). Interrogée sur son expérience du racisme, elle commente : « le fait d’avoir une double culture je crois qu’il y a que les personnes qui sont dans cette situation qui peuvent comprendre ». Elle met ainsi en avant une compréhension mutuelle dont l’ex-périence individuelle serait le moteur indispensable. À ce moment de l’entretien, Jia-Li semble me signifier que je ne peux pas comprendre ce dont elle me parle. Elle semble

également réaliser pendant l’entretien qu’elle n’en a jamais parlé avec ses connaissances susceptibles de partager son expérience.

Le groupe de pairs, et principalement les « autruis significatifs » (Mead, [1934] 2006) importent pour comprendre la non-déclaration des discriminations. En effet, se-lon É. Santelli (2009b, p.269), les contacts avec le groupe majoritaire jouent un rôle déterminant. Ces contacts avec les majoritaires peuvent se faire dans le contexte rési-dentiel et/ou universitaire. Pour É. Santelli (2009b, p.272-274), la position minoritaire, du « seul enfant maghrébin de la classe » favorise « la formation de modèles identifica-toires » : leurs relations avec des enfants blancs, souvent moins paupérisés, leur donnent accès à des activités qui les initie à un « réseau diversifié et étendu de sociabilités ». Ces relations favoriseraient une « représentation positive de leur vie ». Pour les enfants de classe populaire scolarisés dans des environnements diversifiés socialement, la mixité sociale dans le cadre scolaire secondaire et/ou universitaire permet de nouer des rela-tions avec des enfants des classes moyennes et supérieures et ainsi d’acquérir les codes de ces environnements.

En effet, parmi les personnes que j’ai rencontrées, celles et ceux qui ont grandi dans des environnements blancs ont principalement tissé des relations avec les majoritaires (dans le rapport de classe et de race). Dans les travaux d’É. Santelli, ce profil d’enquêté·e a peu tendance à se déclarer l’objet de discriminations. É. Santelli (2009b, p.279) in-siste sur le rôle du capital social et de la représentation positive de soi dans la faible déclaration des discriminations. Elle montre comment les relations sociales jouent un rôle déterminant dans la manière de se représenter le monde, conduisant ses enquêté·e·s à se déclarer « épargnés par les discriminations », voir même déclarant « qu’ils n’envi-sagent pas en être victimes ». Je retrouve ce constat. Le capital social (réseau et codes de conduite) semble s’accompagner d’un certain rapport à la racialisation, d’une cer-taine perception de ses manifestations. Lorsque des enquêté·e·s s’allient principalement avec des Blanc·he·s, de classe moyenne, je propose de considérer que leur socialisation de classe peut prendre le pas sur leur socialisation de race. La conscientisation de leur positionnement de classe leur apparaît plus clairement que celui de race. Dans ce cas, les enquêté·e·s insistent sur le faible poids des origines dans leur quotidien et dans leur trajectoire. La preuve en est qu’ils sont dans des milieux socialement homogènes, mais soit bien accepté·e·s individuellement par les Blanc·he·s.

La preuve peut aussi venir du fait d’évoluer dans un environnement « diversifié » en termes d’origines géographiques. Mais dans ces milieux pluriels, certain·e·s enquêté·e·s n’entretiennent des relations plus approfondies qu’avec des Blanc·he·s. Les critères de la classe moyenne deviennent alors prédominants, et conduisent à valoriser les études

supé-rieures, la position professionnelle. La socialisation de classe moyenne de ces enquêté·e·s valorise l’identification de classe.