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Les sociabilisations et le parcours « à la dure » du jeune cuisinier

CHAPITRE 2 Voie de la cuisine et voix des cuisiniers

II. Le temps du passage : ces noms qui embellissent un parcours gastronomique

4. Les sociabilisations et le parcours « à la dure » du jeune cuisinier

L’insertion relationnelle gastronomique à travers les noms (1) et l’accumulation de savoirs via les passages dans différentes cuisines (2), dont idéalement un à l’étranger, sont deux logiques liées de l’expérience, qui régissent à elles deux le parcours des jeunes cuisiniers. Ces deux principes sont à étudier comme une socialisation de « cuisinier gastronomique ». Une socialisation qui confère à ces rapides, mais puissantes, expériences professionnelles une dimension quasi rituelle pour laquelle la difficulté est normalisée.

On retrouve en effet certains éléments souvent utilisés pour définir le rite et le rituel [e.g. Baumann 1992, Deirdre 2014, Turner 2002] tels que la répétition (a), la codification (b), l’effervescence

46 Je m’inspire ici du terme employé par Catherine Palmer, qui étudie la manière dont des jeunes britanniques

69 émotionnelle (c) voire la transformation (d) [Gallenga 2011]. Les passages s’enchainent de manière systématique, selon le même modèle répétitif (a). Les jeunes se soumettent aux règles et au fonctionnement quotidien des brigades (b). Nous avons vu que les brefs séjours dans les différentes cuisines doivent être éprouvants, physiquement et mentalement, pour être satisfaisants, d’après une logique sacrificielle (c). La fin de l’accumulation des passages marque souvent la fin du statut de « jeune » cuisinier (d).

Il serait d’ailleurs possible d’appliquer à ses expériences de passage des concepts turnériens, et ainsi les analyser en tant qu’espace-temps liminaires visant une consécration identitaire [Turner 2002 (1969)]47. Le rite de « passage gastronomique » ne reprend pas les caractéristiques couramment associées à l’idée de l’entre-deux : celle d’une période transitoire relativement courte, d’une transformation statutaire automatique ou immédiate par exemple. En effet, un « jeune » peut rester « jeune » relativement longtemps. Il nous faut aussi préciser que le jeune ne devient pas nécessairement « cuisinier »48, ni chef de cuisine. Mais sa position marginale s’exprime pleinement par rapport aux autres cuisiniers dont ils partagent quotidiennement la cuisine. Le chef de cuisine incarne notamment la figure non-marginale vers laquelle beaucoup de jeunes veulent tendre. Quant à la transformation, celle-ci doit être comprise dans une optique de perfectionnement. On reste toujours le même, à savoir l’étudiant travailleur et persévérant, le passionné et le déterminé ; mais on acquiert de l’expérience et des compétences en vue de devenir un pleinement cuisinier.

Si le passage peut être qualifié de rite, je pense que la notion de « socialisation », utilisée par Sylvie-Anne Mériot, est plus adaptée et féconde dans le cas présent. La chercheure propose deux socialisations, « primaire » et « secondaire », pour caractériser le vécu des cuisiniers en restauration collective49 [Mériot 2002]. Comme rituel ou rite, « socialisation » est un concept amplement utilisé dans le langage courant et scientifique. Son recours présente aussi plusieurs inconvénients. Il est lui aussi rarement défini, automatiquement associé à l’initiation enfantine et à la notion « identité »50. Cependant, en choisissant de prendre appui sur une des rares définitions anthropologiques qui n’utilise pas le concept identitaire et en s’inspirant de l’analyse de Sylvie- Anne Mériot, le concept de « socialisation » demeure heuristique. Je ne retiendrai pas la séparation

47 Je remercie ici Madame Armanet pour ses éclaircissements. 48 Nous reviendrons sur ce point dans la section suivante.

49 En s’appuyant sur la définition de Claude Dubar – celle de la socialisation comme mécanisme de formation

identitaire résultant de produits biographiques et relationnels – la sociologue repère une double socialisation des cuisiniers de la restauration collective. D’abord une « socialisation primaire », soit l’ensemble des apprentissages (domestiques, scolaires ou sociaux) préalables à l’exercice de la profession en cuisine commerciale ; ensuite une « socialisation secondaire » des cuisiniers, soit après « l’'insertion en restauration collective, en tant que branche professionnelle » [Mériot 2002 : 107].

50 Qui, rappelons-le, n’est problématique du moment qu’elle est abordée de manière émique, relationnelle,

processuelle, mouvante et étudiée en fonction de son instrumentalisation multiple par les différents acteurs qui le façonnent.

70 que Philip Mayer émet entre la « pratique » et le « processus » de socialisation [Mayer 2003 : xvi- xviii], mais me réfèrerai à sa définition d’une socialisation en termes de rôle, d’attitude et de compétence. C’est de cela dont il s’agit pour mes interlocuteurs: « Socialization may be broadly defined as the inculcation of the skills and attitudes necessary for playing given social roles. [...] Socialization is more than the training of children and the immature. Immaturity is in any case a relative term. » [ibid.: xiii].

Après cette justification conceptuelle, nous pouvons à présent définir les trois socialisations qui se dessinent à travers les récits et les pratiques des brigadiers rencontrés : une socialisation primaire, intermédiaire, et experte. A la « socialisation primaire » correspond le statut de l’enfant ou adolescent qui aime bien manger, désirant faire de la cuisine son métier, plus grand. A la socialisation « intermédiaire » correspond le rôle de jeune et qui s’illustre dans la quête accumulative d’expériences. A la « socialisation experte » ou de « chef », celui de cuisinier expérimenté, de chef de partie ou de cuisine, de chef-propriétaire, voire de « grand chef ». La socialisation professionnelle « intermédiaire » présente donc une nature très corporelle : le jeune doit faire l’expérience physique de l’épreuve (stage ou poste) et de sa mobilité.

4.2. L’épreuve d’être jeune cuisinier

La socialisation du jeune se dit et se veut avant tout éprouvante, par les conditions de travail et les heures qu’« on ne compte pas », mais aussi par les traitements, parfois extrêmes comme le bizutage51ou le harcèlement, qui ne sont peu ou pas blâmés. Plusieurs travaux mettent en évidence que la violence est profondément intériorisée, voire mythifiée, par les chefs de cuisines « artistiques » ou étoilées [Bloisi et Hoel 2008, Cooper et al. 2017, Giousmpasoglou et al. 2018, Johns et Menzel 1999]. En déplaçant la focale scientifique habituellement portée sur les chefs pour s’intéresser à l’expérience de tous les brigadiers, j’ai fait un constat similaire au cours de ce bref terrain d’étude. Mais ce qui est d’autant plus notable dans notre cas est la manière dont les jeunes eux-mêmes intègrent ces intimidations pour en faire la condition de réussite de leur passage : « c’était gentil » (enfermement dans la chambre froide), « c’est pas méchant, c’est bon signe au contraire, ça veut dire que t’es bien intégré, sinon ils s’intéresseraient pas à toi » (farine et œuf sur les affaires dans le casier ; plongeon « forcé » dans la piscine de l’hôtel) : « c’est normal que ça soit

51 Les définitions du harcèlement varient énormément mais la plupart utilisées dans la littérature scientifique

recourent aux paramètres de la fréquence et de la durée du harcèlement, des rapports de pouvoirs en jeu, de la nature négative des actes, du processus d’escalade, des réactions et conséquences pour l’harcelé. Mais ces critères- ci sont problématiques dans des environnements de travail où la mobilité des travailleurs est forte [Bloisi et Hoel 2008 :649].

71 dur ». Les jeunes de passage ne se considèrent pas comme des victimes52 de bizutage ou d’harcèlement – il faut dire que ces deux notions sont couramment associées à l’école [Bloisi et Hoel 2008 : 650].

Il y a une certaine forme d’endurance et de normalisation de la rudesse qui semble se mettre en place par les jeunes, comme ce qu’observe Anna Wilcoxson lors de son ethnographie d’un programme de réinsertion par la formation culinaire [Wilcoxson 2017]. Tout comme la dureté du premier stage, les comportements rudes font partie de l’expérience jeune de la cuisine, même s’ils ne sont pas systématiquement extrêmes. Collectivement aussi, le mythe de la difficulté se construit. La dureté de cette socialisation professionnelle « intermédiaire » n’est certainement pas spécifique au milieu culinaire gastronomique, ni au milieu culinaire. Il n’est pas non plus question de catégoriser les jeunes comme des « victimes » : tous ne font pas les mêmes expériences, la plupart ne se considèrent pas tels quels et certains participent également à renforcer par exemple la pratique du bizutage en l’exerçant sur d’autres jeunes qui viennent d’arriver dans la cuisine.

En sus de la dureté, l’autre condition d’une bonne socialisation « intermédiaire », nous l’avons vu, est celle d’une forte mobilité : le jeune qui se donne les moyens53 de se déplacer témoigne de sa motivation. Comme le relevait Isabelle Terence dans son ouvrage sur la « grande restauration » en France, les discours des cuisiniers font ressortir deux « règles du jeu » fondatrices, attendues du jeune en cuisine : celle d’un « amour du métier » et celle de la « recherche de la perfection » [Terence 1996 : 75], qui le poussent à faire de l’épreuve une expérience malgré la difficulté. Je propose à présent de nous intéresser à la troisième socialisation culinaire, celle du « cuisinier ».

52 Certains jeunes se vantent même d’y avoir taquiné eux-aussi.

53 Ces déplacements semblent illimités, à la fois spatialement, temporellement et matériellement. En pratique, ils

dépendent fortement des ressources à la fois relationnelles et économiques du jeune. On racontait souvent ne pas avoir prolongé un poste ou envisagé de rester à Paris car le coût de la vie était trop élevé. Les loyers représentent par exemple une lourde charge pour les jeunes, en quête d’indépendance et d’autonomie (notamment financière).

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III. Le Temps d l’expérience : l’expertise et l’exigence d’un cuisinier