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La relation de la Cuisine à la Salle : le moment de l’envoi

CHAPITRE 1 La cuisine, le client et l’assiette

III. La Cuisine, l’Assiette et le client

1. La relation de la Cuisine à la Salle : le moment de l’envoi

Malgré leur affiliation à des postes de travail, les membres des cuisines doivent faire preuve de coordination s’ils souhaitent parvenir à envoyer des assiettes « dans les temps », c’est-à-dire dans un délai que la cuisine estime convenable pour le client [Fine 1990 : 108]. L’envoi d’une assiette et la satisfaction d’un client sont en effet la motivation et la finalité même du métier pour les cuisiniers. Au cœur de l’espace de la cuisine qui se veut clôt ; le client se veut malgré tout omniprésent – voire omnipotent.

Le rapport avec le client renvoie à celui qu’Alfred Gell illustrait dans la figure de l’« artiste-artisan » et la nature de sa relation avec le spectateur [Gell 2009 (1998) : 49]. En effet, la rapport liant la cuisine et la salle est perçu à partir du service et du mécénat. Pour reprendre la théorie de l’anthropologue britannique, le client qui commande l’assiette n’est plus un spectateur ou un consommateur « passif », mais un véritable agent devenu mécène [ibid. 42-43]. L’’ « œuvre » – ici l’assiette – lui est explicitement adressée. Il faut donc chercher à satisfaire pleinement le client. D’autant plus que celui-ci est aujourd’hui en capacité de rendre publiquement et médiatiquement son jugement à travers des applications de notation en ligne tels que Tripadvisor™, LaFourchette™ ou Google™. Ces espaces engendrés par les nouvelles technologies de communication et d’information (TIC) ont favorisé le profil de « consom-acteurs » [Adamy 2013] et la position d’expertise que le client peut alors adopter en attribuant des commentaires ou des notes à une cuisine. Les critiques sont mal reçues par les cuisiniers, qui se sont investis dans le service en vue de satisfaire le client : « ils y connaissent rien »; « de la sauce, sérieux !? avec la daurade ? C’est quoi, des Anglais54 !? » [Clément].

Malgré ces épisodes qui sont relativement exceptionnels, les cuisiniers rappellent régulièrement que le client « c’est lui qui verse ton salaire » [Clément]. Il s’agit avant tout de le convaincre, de le contenter et, idéalement, de l’impressionner. Les quantités de produits dans l’assiette doivent rester respectables, leur régularité, leur qualité et degré d’élaboration tout autant55. Il faut également, au- delà de la satisfaction de l’assiette, que l’expérience générale du repas au restaurant soit réussie – cela passe par le respect des délais d’attentes entre les différentes assiettes du repas notamment. Tous les couverts d’une même table doivent être servis en simultané, peu importe le nombre de

54 La nationalité du client entre en compte dans l’évaluation de ses capacités à juger la cuisine

55 Nous verrons aussi dans le chapitre suivant à quel point l’idée du « faire plaisir » est récurrente et dépeinte

comme une motivation principale pour faire de la cuisine un métier. La brigade, au-delà des préoccupations commerciales, cherche ainsi à donner du plaisir à celui qui consommera l’assiette réalisée.

34 convives ou de « temps »56 qui composent le repas, les différences dans le choix des assiettes ou les « idiosyncrasies » alimentaires des commensaux [Fischler et Masson 2008 : 95]. Ces dernières concernent surtout des « intolérances » au lactose, au gluten, des allergies alimentaires ou des régimes sans fruits de mer. Les cuisines doutent parfois des raisons derrière des demandes relevant de régimes prescriptifs :

« Je comprends qu’il y en ait qui soient allergique au gluten. Genre vraiment. Ils en prennent un peu et ils gonflent. Il suffit de la savoir en avance et on s’adapte. Comme pour le lactose. Mais ce qui m’énerve c’est quand ils ne le sont pas et qu’ils trouvent l’excuse de l’intolérance ou de l’allergie parce qu’ils osent pas te dire franchement qu’ils en veulent juste pas » [Bérangère] Les spécificités alimentaires ne doivent pas entraver le processus de satisfaction du client. Les brigades me disent réussir à s’adapter facilement du moment que les idiosyncrasies sont prévenues au moment de la réservation – voire de la commande.

1.2. L’erreur de timing et le principe de coordination

La composition de l’assiette doit pouvoir satisfaire le client, tout comme l’expérience passée au restaurant doit être réussie [Lardellier 2011].

Dans la littérature scientifique, il est fréquent de rencontrer une analogie goffmanienne entre les « coulisses » que représenteraient l’espace de cuisine et la « scène » qu’incarnerait la salle [e.g. Beriss et Sutton 2001 ; Erickson 2001 ; Fine 1990]. Sur le terrain, la cuisine n’a jamais été désignée telle quelle explicitement – d’autant plus que les cuisines, d’un point de vue architectural, sont visiblement apparentes dans l’ensemble 57 (cuisines ouvertes, cuisines vitrées, cuisines sur salle). Il n’en demeure pas moins qu’à la manière d’une pièce de théâtre, rien ne doit transparaitre depuis la cuisine en vue de satisfaire pleinement le client de son repas et de ce moment au restaurant. Les personnes en salle de doivent pas savoir ou voir ce qui se passe dans l’espace de cuisine : il s’agit d’un espace « privé », d’un espace fermé que seuls les membres sont habilités à investir. L’espace de cuisine est en quelque sorte un « ultime sanctuaire » [Wacquant 20001 : 252]58. L’harmonie et l’efficacité que doivent incarner la cuisine, n’ont d’autres moyens pour s’exprimer

56 Sur le terrain, le repas pouvait consister à un déjeuner en « deux temps », soit quatre envois depuis la cuisine

(une mise en bouche + une entrée/un plat ou un plat/un dessert + une mignardise) et atteindre jusqu’à « sept temps » pour le diner, soit neuf envois depuis la cuisine (Une mise en bouche + une entrée + une entrée + un entre plat + un plat + un plat + un prédessert + un dessert+ une mignardise).

57 Seul un restaurant avait une cuisine en sous-sol, complétement invisible depuis les deux salles.

58 La cuisine représente en effet un espace protecteur, à protéger : « la cuisine c’est aussi un refuge tu sais parce

qu’au final c’est une sorte de petite bulle, t’as pas les soucis du dehors [Bérangère] ». Le même constat a été fait des cuisines domestiques dans les bibliographies d’un précédent travail universitaire sur la transmission féminine de la cuisine dans l’espace dit méditerranéen.

35 que l’assiette envoyée. Or l’envoi d’une assiette en salle, et le travail nécessaire à sa réalisation, dépendent inextricablement du principe de coordination, de cohésion et d’écoute.

L’« erreur de timing » est ce qui est, de loin, le plus préjudiciable pour la cuisine avec le retour d’assiette sur lequel nous reviendrons. « Problems of synchronization or judging duration are particularly likely to cause this loss of momentum and consequent frustration » [Fine 1990: 104]. Je propose de développer les conséquences de la mauvaise synchronisation en prenant appui sur un épisode survenu au moment d’un service, dans un des restaurants toulousains :

La salle ne s’était pas rendue compte que le client n’avait pas encore saucé son entrée. Elle n’avait pas prévenu la cuisine qu’il faudrait attendre encore un peu avant de lancer le plat. Ce problème de coordination avec la salle engendre un dysfonctionnement de la chaîne opératoire en cuisine, bien établie jusqu’à présent. Corentin, en charge des cuissons, avait déjà fait partir les cannettes pour le plat et s’apprêter à les découper pour qu’elles soient dressées par le chef. En se basant sur l’envoi en cuisson des cannettes, Paul et Guillaume avaient eux-aussi lancé les sauces et les accompagnements. Les gnocchis et les légumes étaient ainsi déjà disposées dans les assiettes sur le passe.

Il s’avère que le client n’aimait pas la baguette de pain servi avec l’assiette et attendait une autre variété pour pouvoir la terminer. Le chef propose en substitut du pain aux herbes, servant normalement à l’amuse-bouche. La solution semble trouvée. Le client valide l’idée ? Le serveur redescend en cuisine prévenir de l’aval du client et patiente alors devant le passe, dans l’attente de recevoir le pain et monter satisfaire le client.

Le problème est que, Corentin, occupé à découper les cannettes, ne prend pas en charge le pain.

Toute la cuisine étant concentrée sur son poste, personne ne se rend compte que le serveur attend toujours devant le passe [1min]. Le chef lève la tête de ses dressages des légumes et regarde le serveur.

- « Tu veux quoi ?

- [Serveur] Ben j’attends pour remonter le pain… »

Le Chef réalise alors que personne n’a encore s’est occupé du pain dans la brigade. Il s’énerve sur Corentin : « Mais t’attends quoi putain Corentin pour lancer le pain !? » [Silence]. Le temps que le pain soit réchauffé et envoyé en salle, que le client sauce son entrée, et que les assiettes reviennent en cuisine, les morceaux de cannettes auront refroidis et ne pourront plus être envoyées.

La mécanique est rompue. Le stress se fait sentir. Corentin se rend compte de son erreur et n’en mène pas large. La Cuisine s’arrête un instant pour se tourner vers le chef. Tout le monde s’attend à ce qu’il éclate, moi y compris. Il fixe Corentin. Corentin se justifie tout doucement :

« C’est que la cuisson des cannettes était parfaite... »

Bérangère, Guillaume, Laureline, Paul et le serveur s’esclaffent devant cette remarque incongrue. Tous se moquent de la réponse de Corentin. Le chef se tempère et s’amuse finalement de la situation. Le pain partira en salle. Au total, la « crise » a du durée maximum 4 minutes. Elle m’en a paru dix. D‘autres cannettes seront cuites et préparées.

36 La tension qu’a engendré cette erreur de « timing » s’explique d’abord par le souci de l’image que s’inquiète de renvoyer la cuisine à la salle – celle d’une mauvaise organisation. Or rien ne doit entraver l’harmonie d’un repas [Lardellier 2011 : 71] et d’un moment gastronomique. Même si la cuisine s’est finalement amusée de la situation, le gaspillage de deux cannettes représente une perte « financière » pour le propriétaire : ce genre de mauvaises synchronisations doivent donc rester l’exception, qu’elles soient dues à une mauvaise communication entre la salle et la cuisine, au sein même de la cuisine ou, dans le cas précédent, les deux à la fois.

Mais cette déconvenue a surtout rappelé aux brigadiers la fragilité d’un travail d’équipe ; la manière dont un acte culinaire inadéquat, retardé ou oublié par un autre brigadier, peut provoquer une réaction en chaîne.

2. Cohésion de la brigade : l’écoute et l’adaptation