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Les cuisiniers comme acteurs et garants de l’image médiatique

CHAPITRE 4 L’autorité gastronomique : compétitivité, démarcation et quête de singularité

I. Les systèmes de classements et l’influence des guides gastronomiques

2. Les cuisiniers comme acteurs et garants de l’image médiatique

- « Et Eve, t’as maté l’épisode de Netflix sur le chef turc ? - Euh non..pourquoi ?

- Il y avait un anthropologue dedans, il parlait de la culture et tout : ça pourrait te plaire. » [« Retrouver le mot de passe pour Netflix », Florien, mise en place du matin] Nous avons vu dans le chapitre précédent que la performativité fait partie même de l’épreuve des concours, y compris les plus « traditionnels ». La volonté démonstrative tend également à dépasser la sphère du concours pour devenir une pratique courante de la profession aujourd’hui, ne serait-ce qu’à travers l’exemple des « cooking-shows » – des séances culinaires professionnelles réalisées devant des spectateurs généralement dans le cadre de manifestations publiques.

La nature filmique du concours TopChef ne semble pas non plus être remise en question par mes interlocuteurs. La série Chef’s Table notamment, adoptant le support cinématographique était particulièrement valorisée et estimée par les Cuisines. Chef’s Table est une série américaine produite par la plateforme Netflix™. Au moment de la recherche, elle se compose de quatre saisons, soit vingt-deux épisodes. Chaque épisode met à l'honneur un chef de cuisine généralement propriétaire de son établissement, et ce à travers le monde. Adoptant un angle biographique, les séquences abordent des thématiques telles que le genre, la migration, le cosmopolitisme, les évolutions urbaines et l'écologie. La série a donné lieu en 2016 à une dérivée française, Chef's Table France, composée de quatre épisodes et reprenant les mêmes logiques que la version mère mais en France exclusivement.

En cuisine, cette série-documentaire est fortement appréciée et les cuisiniers lui confèrent une véridicité, et une autorité. Ils m’indiquaient que Chefs’Table replace la cuisine dans son contexte culturel, autrement dit dans « la réalité » [Florien, Laure ; Samuel], comparativement à un concours

122 télévisuel tel que TopChef qui lui est décontextualisé, c’est-à-dire sorti du cadre de l’espace-cuisine d’un restaurant ou d’un événement professionnel tel qu’une épreuve de concours plus classique. En effet, les épisodes adoptent un ton réaliste voire ethnographique9, couramment affilié au format documentaire [Atkinson et Coffey 2004 : 78 et Dornfel 2002] et qui participait à son succès auprès des Cuisines. Le chef est filmé dans son espace de vie.

De fait, la véracité qui caractérise Chef’s Table vient en partie de sa dimension biographique et narrative. En prenant pour sujet un chef de cuisine érigé en personnalité, chaque épisode semble lui donner entièrement la parole. Sont alors évoqués, au-delà de la cuisine strictement parlant, des problématiques personnelles, des enjeux plus ou moins politiques et engagés. Le protagoniste véhicule alors un libre-arbitre. Il apparait souverain et aborde les thèmes qui lui tiennent à cœur. Il est maître de ses énoncés et semble alors contrôler l’image qu’il diffuse. A l’inverse de Chef’sTable, TopChef ne semble pas accorder cette liberté et agentivité dans les actes et la parole. Les cuisiniers considèrent les candidats de TopChef comme étant passifs dans le processus de performance : ils doivent obéir à des codes et des normes imposées par le programme : « J’avais un collègue, qui a fait TopChef dans les premières saisons. Il était d’origine italienne et jouait un peu sur ça tu vois, mais pas méchant. Eux [la production] en ont fait un personnage ultra macho : il s’est cramé la carrière comme ça. Non, ce genre de concours c’est risqué » [Prof. Guillaume]. ; « Un de mes camarades de classe, il était passé à Objectif TopChef. Non, vraiment ! Mais il savait dès le début à quel moment il serait éliminé. La production lui avait déjà dit » [Laure]

Tout comme la démonstration ou le support filmique, la médiatisation10 n’est pas non plus problématique. Au contraire, elle devient une source de valeur pour certains concours ; le Bocuse d’Or en particulier démontre l’importance des réseaux sociaux dans sa légitimité.

2.2. Le Bocuse d’Or ou le concours médiatique et prestigieux par excellence

TopChef et le Bocuse d’Or sont deux concours « médiatiques » dans la mesure où ils dépendent tous les deux de leur diffusion et de leur médiatisation pour exister11. Malgré tout, la publicisation de ces deux concours diffère notamment par les acteurs et le support médiatique.

Le concours TopChef s’inscrit dans le cadre télévisuel. Sa diffusion et sa promotion dépendent donc en grande partie des chaînes et des industries de production. Le Bocuse d’Or, lui, dépend essentiellement des réseaux sociaux et de l’activité des cuisiniers gastronomiques sur ces

9 Parfois même « romantic nationalist » [Sutton et Vournelis 2009 : 157]

10 Qui plus est, la médiatisation est devenue centrale dans l’exercice professionnel gastronomique, au-delà même

des concours culinaires. Les Cuisines ne sont pas imperméables aux réseaux sociaux, qu’ils les adoptent et en utilisent les codes comme nous venons de voir à travers l’omniprésence du téléphone sur les plans de travail.

11 Ils semblent même y puiser en grande partie l’origine du prestige que les cuisiniers rencontrés lui confèrent,

123 technologies en ligne. Il me semble que cette divergence dans les acteurs et les supports de la médiatisation permet d’expliquer la différence de valeur et d’importance que les cuisiniers gastronomiques prêtent à leur sujet. Le Bocuse d’Or, contrairement à TopChef, jouit d’une forte valorisation et légitimité. Les concours médiatiques nous permettent ainsi d’aborder une autre source de légitimité des concours12 jusqu’à présent effleurée : celle de l’étiquette « gastronomique » en-elle-même, promue à la fois par les cuisiniers, les concours, les critiques, les clients ou spectateurs.

Le Bocuse d’Or est un concours professionnel essentiellement diffusé par le biais des cuisiniers eux-mêmes, qui décident de suivre à distance une équipe, ou bien qui visitent le salon dans lequel il se déroule – le SIRHA. Pour ce faire, ils recourent à Instagram, Twitter, voire dans une moindre mesure à Facebook, afin de poster des commentaires et des photographies sur l’événement compétitif, émettre des pronostics, témoigner de leur soutien pour des candidats et des équipes, partager des articles ou des publications d’autres utilisateurs également cuisiniers. Autrement dit, la valeur accordée au concours médiatique du Bocuse repose majoritairement sur l’activité promotionnelle des cuisiniers et d’autres acteurs professionnels de la gastronomie dans le commerce et la marchandisation13. Elle découle de la « e-reputation » [Adamy 2013] que construisent « les gens du milieu » eux-mêmes.

Le concours médiatique TopChef, lui, est diffusé par la télévision et ce sont surtout des personnes externes au milieu professionnel de la cuisine qui le relaient. Les cuisiniers14 et les candidats n’en contrôlent pas directement la diffusion. Ainsi, à défaut d’être la nature performative, médiatique, filmique en cause, je pense plutôt que le faible prestige accordé aux concours professionnels télévisés vient des promoteurs et des acteurs même de la médiatisation. La comparaison entre TopChef et le Bocuse vient donc ajouter une nouvelle source de légitimité aux concours : celle de la reconnaissance « gastronomique ».

Si tous les concours évoqués jusqu’à présent ne recourent pas tous à des mêmes degrés aux notions de travail de démonstration ou de tradition15, nous retrouvons néanmoins communément à ceux-ci l’importance de l’affiliation gastronomique : que ce soit le concours « promotionnel » Création et Saveurs : Le Premier Pas vers les Etoiles de Florien ; « traditionnel » Un des Meilleurs

12 Pour rappel, dans le chapitre précédent, nous avons discuté de l’idée de tradition, de performance et de travail. 13 Grands groupes de fournisseurs ; magasines et presses spécialisées dans la gastronomie ; critiques culinaires. 14 A l’exception des membres du jury de ce concours qui est composé de « Grands chefs » fortement médiatiques

et médiatisés.

124 Ouvriers de France (MAF) de Lisa; ou encore les concours « médiatiques » - Le Bocuse16 d’Or – tous renforcent le sentiment d’appartenance à une grande famille dite gastronomique.

Les concours, y compris les plus médiatiques, sont des espaces-temps qui permettent d’affirmer cette identification. A travers la médiatisation du Bocuse sur les réseaux sociaux, les cuisiniers participent finalement à faire du SIRHA un lieu d’interconnaissance et de divertissement au cours duquel le Bocuse est davantage un événement collectif qu’un concours17.

Dit autrement, c’est l’appartenance même à une « identité professionnelle » qui atteste déjà du mérite des participants et du concours, c’est-à-dire une « construction d'un "sens", fondé sur des "représentations" et des préférences individuelles », et que l’on on repère à « sa puissance corporative » [Mériot 2016 : 92, 217].

Tout comme la tradition dans le concours des Meilleurs Ouvriers de France, les participants eux-mêmes font « concrètement exister le genre d’excellence » que le concours souhaite promouvoir et distinguer [Lembré 2016 : 13-14]. Cela correspond à l’idée d’un prestige par le réseau, que détaille Hettie Malcomson auprès de jeunes compositeurs de la « New British Music » : la légitimité est ainsi construite par « exchange networks that were increasingly difficult for outsiders to access ». [Malcomson 2013 : 130].

Mais cette autopromotion et identification « gastronomique » ne saurait être possible sans l’action des tiers acteurs de la gastronomie : les clients, internautes et spectateurs, ainsi que les critiques. Le Michelin participe énormément à définir, visibiliser et renforcer ce milieu gastronomique. En effet, gastronomie et étoiles tendent à devenir des synonymes lorsque l’on souhaiterait parler de bonne et belle cuisine.

16 En référence à Paul Bocuse, un « Grand Chef » considéré comme un des pères de la gastronomie française. 17 Le Bocuse d’Or, contrairement à TopChef, est « privé » : il se déroule au cours d’un salon bisannuel présenté

comme « le rendez-vous mondial des professionnels de la restauration et de l’hôtellerie », et qui n’est accessible que sur invitation ou parrainage, ou moyennant un droit d’entrée élevé. Le Bocuse acquiert donc une partie de son prestige par ce lien événementiel et cette dimension de retrouvailles entre cuisiniers « gastronomiques », et d’en- dedans exceptionnel.

Illustration 16 la gastronomie. Capture d'écran sur le réseau Twitter Appel à candidature du concours Bocuse d'Or pour la session 2021. ©Bocuse d’Or

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II. L’affiliation gastronomique et la quête de singularisation face aux autres cuisines