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CHAPITRE 2 Voie de la cuisine et voix des cuisiniers

III. Le Temps d l’expérience : l’expertise et l’exigence d’un cuisinier

2. La socialisation et l’expertise du cuisinier

2.1. La construction du rôle d’expert par l’ensemble de la brigade

Paul et Bérangère discutent d’une crème que la cheffe pâtissière a réalisée. La préparation est « bonne en goût », mais immangeable telle quelle à cause de sa texture et de son aspect. Ils décident de faire de la crème un sorbet. Mais à la sortie de la sorbetière et malgré un long temps de prise, la texture escomptée n’est pas au rendez-vous. Le chef de cuisine finit par demander ce qui les préoccupe. Lui est persuadé que pour obtenir une glace, il faut rajouter de la matière sucrante. Paul lui fait remarquer que la préparation est déjà sucrée à l’extrême, ce à quoi le Chef rétorque qu’il suffit donc de la couper avec de l’eau.

- « Chef, je pense pas que ça va marcher parce qu’on a essayé de…

- Tu vas voir si ça va pas marcher !!! Fais le test, on checke ce soir. Ca marchera, je le sais. Tu vois Paul, c’est ce qui fait la différence avec un Chef : il sent ce qui fonctionne, avant même de le faire. Question d’habitude ».

[« Du sorbet, à la glace, au sorbet », Fin du service du midi au Py-R, 14 novembre 2018] 6

Comme le note Luis Gomez-Mejia, « there is consensus that socialisation in the workplace can be both organisational and occupational » [cité par Barron et Robinson 2007 : 917]. Les rôles au sein des cuisines et les postes occupés ne sont pas les mêmes en fonction de l’âge culinaire. Ainsi, l’ancienneté, culinairement parlant, s’inscrit logiquement dans la hiérarchie des cuisines. Puisque le cuisinier expérimenté occupe les postes les plus élevés de la brigade, il possède un

5 « Par valeur, nous entendons ici un principe de jugement des hommes et des choses, des comportements, des

idées, qui expriment ce qui importe. C’est ce jugement de "ce qui importe" qui dans une situation donnée, confère de la valeur à un acte, un projet, un rôle rempli par quelqu’un, à la place qu’il occupe […] La valeur donne sens à ce qui est dit ou fait » [Hatzfeld 1998 cité par Demaret 2014 :54]

6 Je ne suis pas restée suffisamment longtemps pour avoir le résultat. La glace étant passée à la carte, je présume

76 pouvoir décisionnel. Il est rare qu’un jeune s’y oppose ou s’il le fait, il est rapidement remis dans son statut d’inexpérimenté. Dans la situation précédente, le chef plus ancien culinairement parlant, appuie son avis et son rôle par son expérience – « question d’habitude » – face à Paul encore jeune malgré sa formation en pâtisserie. La reconnaissance de l’expertise par l’expérience acquise est très prégnante. L’ensemble des brigadiers s’accordaient à dire que c’est à travers la manipulation et la répétition « que le métier rentre ». Cuisiner est fondamentalement un « art de l’expérience » [Sennett 2010 : 387] dont la maîtrise requiert à la fois pratique et entraînement.

D’après Guillaume Calafat, l’expert fonde son avis, ses décisions et son discours sur une compétence qui l’y autorise. Si la forme de cette compétence varie en fonction des contextes, elle s’appuie en général sur « l’expérience acquise », la « reconnaissance institutionnelle », le « rapport au pouvoir politique », la « maîtrise des savoirs » ou, encore, la « revendication d’une proximité avec le "monde indigène" observé » [Calafat 2011 : 96]. On retrouve simultanément les différentes formes énoncées ci-dessus dans une brigade. Le rôle d’expert conféré au cuisinier7 dépend à la fois de son expérience [Bonnet et Villavicencion 2016 :2] et de la maîtrise des savoirs qui lui est associée, de la reconnaissance institutionnelle, et enfin de la revendication d’une proximité et d’un vécu commun avec les autres membres de la brigade.

En plus de l’expérience, la reconnaissance institutionnelle joue un rôle dans cette légitimité de l’ancienneté ; d’où l’importance accordée aux récompenses « expertes »8 que le cuisinier obtient en avec son nouveau statut sédentarisé (une distinction Michelin ou Gault et Millau, un statut de MOF, un classement interne, etc.). Mais la reconnaissance par les pairs [Bonnet et Villavicencio 2016 :5], soit les noms auxquels le cuisinier a su s’affilier étant jeune et les relations qu’il est parvenu à tisser et entretenir, ont aussi une portée légitimante. Par exemple, le « dîner à plusieurs mains » est très populaire, dès la troisième socialisation. Il s’agit d’une rencontre entre minimalement deux chefs – on dit alors un diner « à quatre mains » – le temps d’un service dans un de leurs établissements9. « On cuisine avec ses potes, c’est cool », ou encore « on retrouve des amis », en plus de rester informé sur ce qui se passe dans le milieu : « comme ça, on se tient au courant de ce qui se passe dans le milieu ». Car le pire serait, en arrêtant de « passer », d’également se couper des relations et du milieu d’interconnaissances, en s’isolant dans la cuisines d’un restaurant.

7 Qu’il soit chef de partie, chef de cuisine, chef propriétaire ou « grand-chef » …

8 « L’acceptation de la nouveauté passe par des jugements personnels et par l’intermédiaire de dispositifs tels les guides, les

prix, les médias, qui apportent une connaissance plus ou moins experte sur les biens et services et leurs contextes d’élaboration, tout en disséminant leurs atouts matériels et symboliques. » [Karpik 2007 dans Bonnet et Villavicencio 2016 :3]

9 Un chef, dit « collègue », se rend dans la cuisine d’un autre chef et ensembles, avec la brigade de l’établissement qui reçoit

le diner, ils assurent le service. Ces diners sont fortement médiatisés sur les réseaux Snapchat et Instagram – ils sont d’ailleurs généralement annoncés en avance.

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Finalement, l’expertise du cuisinier est également reconnue par sa présence quotidienne parmi la brigade, sa proximité au « monde indigène ». Le cuisinier s’appuie donc sur sa compréhension du quotidien en cuisine et sur celui des jeunes pour attester de sa familiarité avec leur vécu. Simplement dit, le cuisinier parle en connaissance de cause parce qu’il est là, en cuisine, et que lui aussi, a été jeune. Les jeunes eux-mêmes justifient alors l’exigence de ces experts vis-à-vis de leur personne : « ils savent de quoi ils parlent, ils font ça pour notre bien » [Lisa]. Néanmoins, la « jeunesse culinaire » de l’expert est rarement perçue comme identique à celles des jeunes actuels. Les manières de travailler et de produire étaient dites différentes – souvent plus brutales, ardues, voire sanguinaires :

« J’étais sous-chef chez Antoine et j’ai fait mon apprentissage chez Loiseau10 de 98 à 2000 : je suis passé par tous les postes - la viande, aussi. Là, c’était véritablement un poste de boucher : il y avait une livraison hebdomadaire, l’usine quoi. Bon, faut dire que c’était pas les mêmes modes de consommation avant... Aujourd’hui, on fait plus ça [découpage de carcasses de bœufs entières en cuisine] : c’est soft ». [Chef]

2.2. L’exigence de l’expert en cuisine

Quand je souhaitais avoir l’avis des plus âgés sur l’exigence qui s’exerce sur le jeune, on me ramenait à un certain progressisme : « c’était avant », « c’était un autre temps », « maintenant c’est plus simple », « nous, on fait attention avec les jeunes ». Il y a d’ailleurs parfois des discours de reconnaissance envers un apprentissage de jeunesse dur, mais formateur dans les propos qui me sont directement adressés. Autrement dit, les cuisiniers tendent à exprimer une nostalgie face à un passé à la fois diabolisé et idéalisé dans sa narration. Elle s’accompagne de la fierté d’avoir réussi le test : « je dis pas qu’il faut tout refaire pareil, mais n’empêche que moi, ça a été efficace, et je suis pas mort non plus donc… (rires) » [Clément]. En tenant ce genre de discours en cuisine, les plus expérimentés renforcent l’image médiatique d’un cuisinier intransigeant, exigeant et parfois injuste11 [Barron et Robinson 2007, Wilcoxson 2017], d’un cuisinier qui s’est « donné » pour arriver là où il est. L’exigence ayant été la réussite de leur parcours, il est donc normal, sinon utile, de l’être aussi en exerçant son métier.

En dépit de l’absence d’abus, des discours mélioratifs des conditions de travail à l’extérieur, des attentions que les brigadiers se portent entre eux et à l’encontre des « petits », les plus experts

10 Bernard Loiseau fut un « grand chef » fortement médiatisé, triplement étoilé dont le suicide a provoqué un vif

émoi au sein de la sphère gastronomique. Il est souvent cité par mes interlocuteurs quand il s’agit de critiquer les dérives du Guide Michelin, qu’on accuse d’avoir incité l’homme à mettre fin à ses jours après le déclassement d’une étoile.

11 « as television shows like “Chopped”,” and “Top Chef,” or books like Anthony Bourdain’s, Kitchen

Confidential reveal, the eccentric and crass chef is an archetype to which kitchen trainees might aim to aspire, and under whose charismatic leadership they may expect to work » [Wilcoxson 2017:4].

78 rappellent régulièrement aux plus jeunes qu’il faut se donner à fond et qu’« on est pas là pour faire déballer du sous-vide non plus » ; « dans le gastronomique, on n’apprend pas aux jeunes gars à ouvrir des sacs plastiques ». D’ailleurs, les jeunes, les apprentis et les stagiaires ne sont pas choisis aléatoirement, même s’il arrive de s’être « fait avoir » me dit-on, en témoigne cet exemple : « non, mais même moi Eve, j’te jure, j’ai halluciné : il s’est pointé le gars mais il voulait pas éplucher des patates ! Imagine le truc. Le Chef, il a été patient, avec moi il aurait dégagé plus vite » [Clément]. Un chef confirmait à notre deuxième rencontre avoir un apprenti, mais que :

« Il est nul, il est mauvais. »

[Je ris face à cette remarque des plus directe. Mon interlocuteur, lui, est beaucoup plus sérieux] « Non, mais c’est vrai ! Je le garde jusqu’à la fin de l’apprentissage, mais c’est sûr qu’il aura pas son examen. C’est le premier que je prends sous mon aile. Personne n’en voulait, il m’a fait pitié. [Il ajoute en souriant cette fois-ci] Tout le monde tombe bien, vous voyez, moi j’ai eu le mauvais au départ. La prochaine fois, j’aurai mieux. »

[« Le premier sous mon aile », 21 novembre 2018] Au nom de l’expertise dont ils bénéficient, les cuisiniers peuvent donc faire preuve d’exigence. Mon propos ici n’est pas de dire que les jeunes subissent ou que les plus âgés sont démesurément fermes – je cherche plutôt à montrer que par le biais des discours, des récits et des échanges en cuisine notamment, l’ensemble de la brigade participe à légitimer l’ancienneté et les pouvoirs qui en découlent. Autrement dit, tous font de l’exigence de l’ancienneté une évidence. C’est aux yeux de toute la Cuisine, voire au-delà, que le bagage expérientiel, la reconnaissance institutionnelle et la proximité quotidienne servent à justifier le rôle pédagogique qui incombe au cuisinier, son devoir de transmission, mais aussi son intransigeance face aux plus jeunes. La légitimité, comme le rappelle Julie Démaret, est foncièrement processuelle et résulte d’interactions « entre les stratégies de légitimation individuelle et l’évaluation des personnes qui accordent cette légitimité » [Demaret 2014 : 42]. Le rôle de l’ancienneté n’aurait pas autant de poids si les jeunes avaient douté de son expertise et n’avaient pas adopté la structure hiérarchique de la brigade [Giousmpasoglou et al. 2018 : 8].

3. Le poids de l’expérience et le pouvoir qu’il induit dans la brigade