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La « situation postcoloniale » revêt à la fois un sens temporel (postérieur à la colonisation) et un sens causal (déterminé par l’héritage colonial). Cette expression est proposée en 1951 par Balandier comme fondement d’une « nouvelle anthropologie politique » (Balandier, 2007 : 29, 31). Ensuite, cet outil théorique dérive et évolue vers « la critique postcoloniale », notamment dans les universités américaines au tournant des années 1980. Citons la génération d’auteurs la plus connue du postcolonialisme : Said, Bhabha,

43 À noter que l’emploi de décolonisation n’appartient ni au vocabulaire marxiste, ni à celui de l’anticolonialisme (Dulucq et al., 2008 : 39).

44 La « libre détermination des peuples » a été avancée par les principes de Wilson lors de la Conférence de la paix en 1919 qui évoquaient le règlement « juste et équitable » des questions coloniales. Or, pour Droz, Wilson cherchait implicitement à aider les intérêts américains au nom du « droit des peuples » (2006 : 34). C’est plus tard

Chakravorty-Spivak et Appadurai. Les postcolonialistes français ne manquent pas de retracer la genèse de ce courant dans la littérature française. La paternité de ce mouvement est souvent attribuée à Fanon. Pensons à ses livres les plus connus, Peau noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la terre (1961). Faisons aussi référence à Césaire et à son Discours sur le colonialisme (1950) ou encore aux nombreuses accusations et dénonciations de Sartre, Camus, Gide et Leiris. Balandier précise quand débute le postcolonialisme :

Pour moi, le postcolonial commence en 1955, à Bandung avec la Conférence des pays non engagés se voulant neutres par rapport aux deux blocs. Il y a là un événement qui est une affirmation politique, mais d’abord culturelle et historique. On se réapproprie son histoire. On reprend le droit de parler pour soi, et soi-même de ne pas parler en aligné (Balandier, 2007 : 17).

Soulignons la volonté ou le « souffle » de « liberté », d’affranchissement et cette possibilité de demeurer « neutre », « ce droit de parole retrouvé » et le « projet de redevenir présent sur la scène mondiale » en intervenant « directement dans la construction de l’actuel » (Balandier, 2007 : 17). Nous mettons ainsi en évidence, dans le cadre de notre recherche : 1- cette invention du droit de parole associée à 2- cet espoir de « présenter autrement le monde » et 3- cette force d’action allouée au droit de parole (Balandier, 2007 : 19).

Par ailleurs, Balandier constate que les postcolonialistes ont des points de vue différents sur l’utilité de ce courant, mais pour lui, chacun s’accorde sur le fait qu’il est question du « vivre-ensemble » dans la diversité culturelle (2007 : 28).

Quand Balandier cherche à expliquer le préfixe « post » de ce courant, qui ne marque plus, à son avis, un caractère temporel, il fait appel à Berger : « Le « post » de postcolonial correspond moins à une réalité qu’à une visée... il vise l’ailleurs et l’avenir, ces fictions sans lesquelles nous ne saurions penser le monde ni le transformer » (Balandier, 2007 : 33). Il s’agit pour cet auteur d’un idéal de consensus et de promesse morale qui soutient qu’il est possible de se défaire de la dichotomie dominants/dominés grâce à des procédés dits « neutralisants », semble-t-il communicationnels. Or, nous savons que toute forme de langage ne peut pas être neutre. Cette résistance à ce mode binaire de pensée et ce leurre de la neutralité nous laissent notamment entrevoir un espace stigmatisant.

Bhabha explique l’intention de transformer le présent en « post », c’est-à-dire à « toucher l’en-deçà futur » (Bhabha, 2007 [1994] : 53), mais il explique aussi les dangers « néocoloniaux » de penser « la théorie comme la langue de l’élite » et d’employer des logiques de « polarisation, de dualisme » ou « d’inversion des auteurs » telles qu’elles sont souvent comprises du postcolonialisme. Elles sont « dommageables » et desservent ce courant qui ne se réduit pas à cette approche limitée. Elles perpétuent une société « gendre » (Bhabha, 2007 [1994]). Cet auteur critique en effet la « rhétorique du militantisme » : « C’est souvent par le biais de pratiques oppositionnelles « culturelles » que les formes de la rébellion et de la mobilisation populaires sont les plussubversives et les plus transgressives » (Bhabha, 2007 : 56).

Ce courant est hétérogène et interdisciplinaire. Il regroupe des domaines d’études divers et perméables vacillant entre les sciences politiques, l’histoire et la littérature. On retrouve quelques appuis théoriques chez les structuralistes des années 1960, le poststructuralisme et le postmodernisme. Les auteurs les plus sollicités sont Althusser, Arendt, Bakhtine, Barthes, Benjamin, Deleuze, Derrida, Foucault, Freud, Habermas, S. Hall, Lacan, Lyotard, Marx et Strauss. Il est pertinent de remarquer que les postcolonialistes convoquent les auteurs occidentaux pour détruire « l’hégémonie du discours occidental » au moyen de leurs propres affirmations (Balandier, 2007 : 43). Ces auteurs mobilisés font souvent aussi l’objet de condamnation ; on y recèle quelques fois un véritable procès d’intention.

Une grande ambition de ce courant de pensée est de chercher à « déconstruire les savoirs sur l’Autre », « les discours coloniaux » élaborés par l’Occident, considérés comme historiquement responsables de la colonisation (Dulucq et al., 2008 : 107). Les démarches collaboratives engendreraient un processus d’écriture neutre où les points de vue autochtones paraissent être légitimes et déconditionnés de l’histoire allochtone. Elles tentent de déconditionner les discours sur les faits coloniaux inhérents à l’histoire des subordonnés et de conceptualiser cette période comme un ensemble de faits qui se rejoignent et qui vont dans le même sens. L’expression « fait colonial » est notamment employée par Bhabha, Spivak, Said et plus spécifiquement par Blanchard dans ses travaux sur la mise en exposition des collections et des êtres primitifs : Zoos humains (2007). En

s’appuyant sur l’hypothèse foucaldienne selon laquelle le discours est constitutif d’une réalité sociale et l’hypothèse saidienne selon laquelle le discours occidental produit les conditions de l’impérialisme, le projet des postcoloniaux est de « saper l’autorité pour déconstruire l’impérialisme » (Balandier, 2007 : 43). Ils travaillent dès lors à partir des témoignages directs des individus concernés, en les mobilisant sans toujours s’en distancier et sans forcément poser une critique historique.

L’interprétation postcolonialiste prédispose-t-elle à la fiction dans la réécriture de l’histoire ? Le projet postcolonialiste vise-t-il à diminuer l’autorité de discours des textes sur l’histoire en combinant les positionnements des témoins avec ceux des auteurs ? Toutefois, Bhabha souligne le « mythe de la transparence » dans les discours politiques militants et s’appuie sur les résultats de Stuart Mill pour mettre en exergue le processus de lecture inverse des discours antagonistes et les limites du « reflet mimétique » (2007 : 62-63).

Relire Stuart Mill à l’aide des stratégies d’écriture » que je viens d’évoquer révèle que l’on ne peut pas suivre passivement la ligne de raisonnement qui soutient la logique de l’idéologie opposée. Le processus textuel d’antagonisme politique instaure un processus contradictoire de lecture entre les lignes ; l’agent du discours devient, dans le temps même de l’énonciation, l’objet inversé, projeté, retourné, contre lui-même de l’argument. C’est uniquement, insiste Mill, en adoptant effectivement la position mentale de l’antagoniste et en travaillant la force de déplacement et de décentrage de cette difficulté discursive qu’il est possible de faire surgir la « portion de vérité » politisée » (Bhabha, 2007 [1994] : 62).

En ce sens, il serait pertinent de poursuivre la mise en relation des travaux de Bhabha (théoricien du postcolonialisme) avec ceux de Bayart (auteur critique du postcolonialisme) pour relever systématiquement les arguments qui se rejoignent et d’interroger finalement la représentation du postcolonialisme. Dans le cadre de notre recherche, nous employons le syntagme « programme postcolonial » pour relever un ensemble d’intentions attaché à la période de décolonisation.

II‐ La volonté de prendre en compte le point de vue des subalternes :  les postcolonialistes sont‐ils des porte‐parole des subalternes ? 

Les dimensions éthiques et morales dans les études postcoloniales et subalternes se mêlent souvent aux valeurs militantes (Bhargava, 2007). La théorie postcoloniale a

fortement activé la dimension éthique, notamment dans les travaux et les projets muséaux qui concernent la thématique autochtone. Nous recensons en milieu muséal canadien de nombreuses publications qui traitent de la question éthique surtout en restauration et dans le domaine de la restitution des objets autochtones.

1‐ Prendre en compte les voix et l’autorité de la parole    

Bhargava établit une généalogie de ces courants en rappelant que le projet initial dans les années 1980 d’un groupe d’historiens indiens étaient de

[…] remettre la question de « l’agency » [capacité d’agir de l’agent] au cœur de l’analyse, en réaction contre l’objectivisme marxiste et le structuralo-marxisme. Leur projet était de se placer du point de vue de l’agent, d’entrer dans l’esprit de l’agent, de regarder les choses « de l’intérieur » et non de l’extérieur, d’avoir « une

perspective interne » […] Cela étant dit, tout l’intérêt se concentrait sur la paysannerie : comment saisir les perspectives, les perceptions, les moyens

d’expressions, le langage – essentiellement oral – de la paysannerie ? Comment faire entendre ces voix qui étaient absentes aussi bien de l’historiographie marxiste que de l’historiographie nationale officielle ? […] (Bhargava, 2007 : 223).

La notion souvent convoquée dans le modèle de pensée postcolonial est « autorité ». Or, elle demeure peu claire. La logique militante quelquefois radicale qui lutte contre l’autorité impériale est associée au concept « d’auteur ». La ressemblance lexicologique est trompeuse, car ces deux notions ne sont pas interdépendantes. Notre ancrage en sciences de l’information et de la communication nous permettra d’interroger l’instance auctoriale (relative à l’auteur) et l’énonciation du discours (qui ne se réduit pas forcément au sens de l’énoncé).

Dès à présent, repérons néanmoins le paradoxe suivant. Alors que certains postcolonialistes et subalternistes cherchent à soustraire toute pensée occidentale dans l’histoire des autochtones en dénonçant l’engagement et l’endoctrinement des auteurs occidentaux, il semblerait qu’ils nient leur propre point de vue d’auteur quand ils écrivent pour et avec les autochtones. S’autorisent-ils à prendre la parole ? Produisent-ils une parole autorisée ? Examinons plus précisément ce qu’il en est chez les subalternistes.