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De toute évidence, deux conflits apparaissent : entre la nature même de l’activité de l’histoire et celles de la mémoire et du patrimoine, mais aussi entre les idéaux universalistes de la recherche scientifique et la vision communautaire qui laisse sous-entendre que chaque communauté détient les clés de la compréhension de son propre passé (Noiriel, cité par Chappé, 2010 : 19).

47 Heinich expose également cette mise en garde en citant les travaux de Todorov (Les morales de l’histoire, 1991) sur les fondements de la morale dans l’histoire, pour qui il est nécessaire d’apprendre des leçons du passé (1998 : 47-48).

Chappé interroge les possibilités de l’historien d’échapper aux inclinations personnelles, c’est-à-dire à la subjectivité. La partition entre le pôle documentaire et la fiction n’est pas forcément très étanche malgré le travail de mise en contexte et la prise en compte des réalités d’hier :

[…] puisque l’historien ne pourra jamais que prévaloir d’être un « tenant lieu » de ce qui s’est déroulé jadis, et que « l’avoir-été » qui n’est plus observable, se trouve limité par ce que les sources veulent bien lui procurer (Cabantous, 2010 : 15).

Les appareils méthodologiques de l’histoire et de la muséologie se rejoignent quant à leurs objectifs de remonter aux traces cumulatives et successives du passé. Les deux activités sont enveloppées par l’idéologie et ne peuvent pas systématiquement s’en libérer. Chappé interroge les liens entre l’histoire et le récit et se rend compte que le travail de l’historien n’est pas plus scientifique que les démarches patrimoniales ou littéraires. Pour lui, toute personne qui entreprend d’interroger le passé est confrontée à « l’obligation idéologique ! » (2010 : 18). En mettant de l’avant sa posture de citoyen et les dimensions éthiques de son travail, l’auteur autorise finalement la littérature à faire reconnaître autrui et montre qu’elle peut aussi saisir le vrai. Ces travaux qui ne s’opposent pas forcément doivent se comprendre d’après lui à travers une certaine forme d’éthique humaniste. L’objectivité est quant à lui aussi inaccessible que l’humanisme est nécessaire. Un véritable idéal universaliste est fondamental dans toute activité historique, patrimoniale ou mémorielle. Enfin, pour la compréhension des sociétés elles-mêmes, Chappé est convaincu de la nécessité des implications sociales lors des activités patrimoniales, mais aussi historiques (2010 : 20).

Certes, l’idéologie fait partie intégrante de toute activité qui vise à retracer le passé. Mais on en retient aussi que la rigueur des instruments historiques peut être envisagée dans le cadre des études sur les démarches patrimoniales. L’engagement éthique renvoie à des registres de valeurs irréductibles (Heinich, 1992). Par ailleurs, contourner la vigilance historienne manifeste des artifices de mémoire et d’interprétation du passé qui relèvent de la vraisemblance (Chappé, 2010 : 125). En effet, le contournement de la fonction critique de l’histoire porte un soupçon sur la mémoire construite par des activités patrimoniales ou muséales.

En peu de mots, il est soulevé que les modalités de construction des témoignages autochtones dans les expositions appartiennent nécessairement tant à la narration qu’à l’histoire et qu’elles traduisent un programme postcolonial. Nous ne sommes pas surprise de relever la combinaison des genres dans les discours des expositions. À titre d’exemple, Flon a travaillé sur les « dispositifs de fictionnalisation » dans les expositions archéologiques et les « interprétants » (2005). Gellereau a mis en évidence le « récit de témoignage » des collectionneurs pour la reconstruction du sens des objets (2012). Or, que signifie une mise en exposition qui fuit sa « dette » envers le passé ou qui tente de penser différemment le passé (Ricœur) ? Dissimule-t-elle un évitement mémoriel ? Propose-t-elle un travail de mémoire ?

Notre recherche repose sur une « science des intentions » au même titre que l’histoire (Chappé, 2010 : 25). Les démarches historiographiques sont inscrites dans la production des points de vue comme « signes » ou bien comme « manifestations d’une phénoménalisation » (Ricœur, 1986). Il reste à en retracer les linéaments de sens (Fœssel, 2007). Contrairement à Chappé, notre recherche ne porte pas sur les « impasses » et les « dérives » du récit, liées au contrat de vérité et à la fonction critique de l’histoire48. La prise en compte des points de vue autochtones en contexte d’exposition risque de répondre davantage aux contraintes expositionnelles, aux besoins des autochtones qu’aux exigences de l’histoire. Notre posture consiste à comprendre l’intervention des musées qui repose à la fois sur les traces du passé et sur un régime de promesses. Le décalage entre « l’intention de vérité » (Chappé) et les intentions des musées rattachées aux peuples autochtones permet de discerner la ligne d’action des musées. Notre perspective consistera à mettre en évidence les intentions ainsi que les conditions de production et de réception des points de vue autochtones.

48 Chappé identifie plusieurs types de dérives liées aux relations discriminantes entre les activités de nature historiques et patrimoniales : « la hiérarchisation orientée des traces », « le simplisme identitaire » qui implique « la vocation frelatée » et la « dérive touristique », mais aussi « l’âge d’or » qui induit une « occultation du présent » (2010 : 130-180). Il met également en évidence les impasses et les dérives communes reliées aux natures de ces activités quelque fois contradictoires, comme l’usage du temps (2010 : 221-242). A contrario, Chappé relève également les dispositions communes (2010 : 243-316).

Chapitre 5 

Comment les musées canadiens prennent‐ils en charge les points de 

vue autochtones ? 

Dans les musées, la mise en valeur du patrimoine autochtone est sujette à tension. De nombreuses discussions ont été menées par des anthropologues, historiens de l’art, professionnels des musées ou encore du commerce de l’art. Un des débats porte sur l’opposition entre les musées qui collaborent avec les autochtones et ceux qui ne collaborent pas. L’implication des autochtones au sein des musées laisse entrevoir une meilleure forme d’exposition. Ce modèle d’exposition, nommé en anglais « multivocal », est traduit par le néologisme « plurivocalité » en français (Dubuc et Turgeon, 2004 : 11).

Les professionnels estiment que la prise en compte des points de vue des peuples à l’origine des collections offre des expositions « plus honnêtes, plus démocratiques, plus transparentes » et que cela permet de respecter « l’intégrité conceptuelle » selon l’expression de Clavir ou encore « l’autorité culturelle » des peuples sur les objets49. À titre d’exemple, Côté explique :

[…] dans la lignée postmoderniste en sciences humaines […], non seulement les méthodes d’acquisition du savoir sont remises en questions, mais l’interprétation des données, et dans le cas des musées, leur mise en forme dans les expositions, sont revues […] Le monologue sur une autre société, trop souvent, condescendant ne peut plus exister. Il doit faire place à une approche basée sur l’échange et sur le dialogue avec l’autre. Ce n’est que dans un esprit de collaboration que l’on pourra construire un nouveau produit, plus satisfaisant pour les uns et les autres et mieux articulé sur les réalités contemporaines […] L’étude des cultures exige une approche écologique et pluridisciplinaire […] Le musée doit présenter des discours complémentaires et développer une approche globale (Côté, 1995 :

11, 12 et 13).

Cette forme d’exposition est pensée comme modèle supérieur à l’exposition ethnologique conçue à partir du seul point de vue du conservateur ou du concepteur-muséographe. La prise de position qui s’efforce de diversifier les points de vue demeure toutefois impensée en muséologie. Dans le reste de la recherche, nous nommerons le positionnement des professionnels : point de vue du musée.

49 Citons une des plus récentes publications qui s’intéresse à l’autorité culturelle des autochtones sur les objets traditionnels : Jenkins, T. (2010). Contesting Human Remains in Museum Collections: The Crisis of Cultural Authority, Londres, Routledge - Research in Museum Studies. Ce sujet de recherche est de plus en plus important, mais il est le plus souvent traité dans le cadre de la restitution des restes humains et des biens culturels.

En effet, la revue de littérature construite dans les chapitres précédents a mis en relief une propagande et des promesses sociales. Nous avons expliqué l’approche sociale de la muséologie qui fonde et légitime les pratiques dites « participatives » ou « citoyennes » des musées, décrit leur teneur normative et soulevé leur régime de collaboration. Pour cette raison, nous préférons qualifier les démarches des musées vis-à-vis des autochtones de pratiques collaboratives.

Que signifie donner la parole, travailler avec ? La recension des écrits a d’emblée été confrontée aux mots dialogue et partenariat pour décrire les relations entre les autochtones et les institutions muséales situées dans des pays anciennement ou encore colonisés. Parallèlement, le recueil et l’analyse de la maigre littérature consacrée à cette famille de mots ont permis de documenter et de mettre au jour un mythe du dialogue et un arsenal de dispositions qui encouragent activement les partenariats avec les peuples autochtones, mais qui traduisent aussi une crise du temps attachée à la postcolonisation.

Un vide théorique est par ailleurs ressorti quant à la nature des débats sur ces perspectives et leurs effets. Nous ne disposons pas d’informations complètes et précises sur la production et les effets sur les publics des expositions qui tiennent compte des points de vue autochtones. Rien n’est encore justifié ou démontré. Les modalités collaboratives et le dispositif expositionnel qui en résultent n’ont pas été analysés. Face à ce régime d’évidence et à ce vide théorique, la prudence nous conduit à interroger le plus objectivement la prise en charge du point de vue autochtone par les musées. Les analyses ne portent pas sur les déclarations d’intentions. L’objectif n’est pas non plus de développer des approches morales et éthiques de la muséologie, mais de discuter de la teneur normative des pratiques collaboratives et de mettre en évidence ce qu’elles engendrent.

I‐ Une recherche en muséologie  

La muséologie est, tour à tour, définie en tant que « science appliquée » (Rivière) ou « discipline » (Stransky). Notons qu’elle est souvent confondue avec les expertises

muséographiques. Cependant, la muséologie est pensée dans notre travail en tant que champ théorique interdisciplinaire qui apporte un regard analytique et réflexif sur les musées (Meunier, 2012). Le musée est une institution ancrée dans une société et dans une temporalité. Il en émerge donc une perspective sociologique, mais aussi historique. Par ailleurs, le musée conserve des objets. Il en découle une approche liée à la culture matérielle. Le musée est rattaché à une discipline (histoire, art, science, ethnologie), ce qui signifie que ces démarches peuvent être comprises à la lumière de perspectives scientifiques. Notre objectif est de porter un « regard » sur les pratiques collaboratives, de produire une « recherche en prise sur le champ muséal » en mobilisant les disciplines invoquées par notre propre objet d’étude et en s’ancrant en SIC dans le but de comprendre la « réalité » (Schiele, 2012 : 98).

1‐ Deux espaces communicationnels    

Deux espaces spécifiques du musée sont examinés dans notre recherche: l’espace de production et l’espace de réception de l’exposition. Ces espaces communicationnels circonscrivent au préalable notre cadre de pensée.

[…] l’exposition, qu’elle soit petite ou grande, qu’elle soit situation de rencontre, outil de communication ou qu’elle vise un impact social, fonctionne toujours – en tant que mise en exposition – comme un inducteur de sociabilité et comme lieu de production de langage (Davallon, 1986 : 270).

L’exposition est constituée de plusieurs modalités de circulation, de détournements de contenus et de représentations. Elle engendre aussi de nouvelles constructions.

2‐ Un phénomène muséal  

Notre travail s’intéresse à la prise en charge du point de vue autochtone par les musées. Selon Meunier, la muséologie

[…] produit des connaissances à propos du musée, comme phénomène social (et non pas seulement comme objet d’étude), comme dispositif de communication et comme lieu d’éducation non formelle (Meunier, 2012 : 9).