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Les travaux de Clifford sont mobilisés dans le cadre de recherches plus récentes et convoquées par des professionnels des musées. Nous pouvons citer les travaux de Dubuc qui poursuivent l’étude sur le statut des objets autochtones quand ils sont conçus cette fois dans les expositions issues de collaborations.

D’après Dubuc, les musées ont dû en effet se dégager du régime d’authenticité afin de trouver du sens « ailleurs » (Dubuc et Turgeon, 2002 : 35)41. « Aujourd’hui, dans une tout autre optique, il ne s’agit pas d’essayer de trouver les moyens de rendre l’autre présent, mais bien de prendre acte de la présence de l’autre » (Dubuc, 2002 : 39). Le défi demeure alors pour Ames de ne pas parler pour les « autres », mais bien de faire parler ces derniers. Il marque une rupture dans une conjoncture muséale canadienne qui soulignait déjà l’importance des collaborations avec les autochtones (Ames, 1992). Dubuc conceptualise à partir des approches muséales d’Ames, de Hainard et des pratiques autochtones nord-américaines, trois nouveaux statuts d’objets ethnologiques : « sujet », « l’objet-poème », et l’approche « cubiste » (Dubuc, 2002 : 46-49).

En premier lieu, Dubuc identifie : « l’objet-sujet » qui est fondé sur les orientations d’Ames, où il est dès lors moins question de « l’épistémologie de l’objet » que de « l’émergence du sujet » selon l’auteur. En effet, à la suite des revendications des autochtones, de la mise en cause de l’autoritarisme du discours anthropologique et de sa supposée universalité, Ames propose de se centrer sur le « point de vue de l’intérieur », c’est-à-dire autochtone (Dubuc et Turgeon, 2002 : 48-49). Des partenariats sont depuis mis en place dans le processus de conception des expositions. La dialectique est ainsi renversée entre l’objet du discours anthropologique et les sujets dont il est question (Dubuc et Turgeon, 2002 : 49).

À partir de ces constats, nous identifions une association entre les mots « sujet » et « subjectivité ». Alors que la dimension subjective est critiquée quand elle est issue de la voix des allochtones, elle apparaît comme palliatif quand elle est issue de la voix des autochtones. Notons également les rattachements établis entre les mots « ailleurs », « autre », et « autrement ». Il ressort que, pour sortir de « l’autoritarisme occidental », une voie alternative consiste à travailler avec l’autre, ce qui correspond en définitive à collaborer selon le sens premier de cette notion (étymologie de co-laborare).

De plus, Dubuc identifie un deuxième statut « l’objet-poème » dans la démarche du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN) dirigé à cette période par Hainard qui a conçu « l’objet-rébus ». Ce dernier fonctionne « par élimination des sens parasites au discours ». « [L’objet-poème] consiste à remplacer dans un scénario trop strictement narratif des mots par des objets ». L’objet-poème fonctionne comme un calligramme, où il est nécessaire de saisir et de partager les rapports entre les mots et les choses. L’esthétique polysémique des objets est mise en valeur. « Toutes les interprétations possibles sont incluses dans l’œuvre » (Dubuc, 2002 : 46-47). Les objets seraient interprétés par les visiteurs selon différents points de vue.

En troisième lieu, les autochtones étatsuniens proposent une muséographie dite « cubiste » où les objets sont interprétés par les musées selon différents points de vue. Dubuc cite Hurst Thomas et son ouvrage Columbian consequences [L’impact de Colomb] (1989). Reconnaissant que toute interprétation est créée par la personne qui l’exprime, il est entendu que seules leur multiplicité et leur diversité permettent d’atteindre une vision dite « composée » (Dubuc, 2002 : 54).

Les résultats des travaux de Dubuc ne semblent pas s’appuyer sur une analyse empirique. Du moins, les méthodes d’investigation et d’analyse mises en œuvre pour observer les modalités de mise en exposition et mettre au jour les statuts des objets exposés ne sont pas énoncées.

Nous comprenons ainsi les perspectives anthropologiques qui ont enrichi et stimulé les pratiques collaboratives des musées à la fin des années 1980 en Amérique du Nord. À partir de ces volontés de rupture et de « reconnaissance de la polyphonie des voix et des discours » des peuples autochtones expliqués par Clifford et Dubuc (Dubuc et Turgeon, 2002 : 55), nous tenterons d’interroger la polyphonie des expositions réalisées en collaboration avec les autochtones (chapitre 8).

En résumé, la mise en ordre temporelle que nous avons menée sur des documents issus de l’anthropologie fait ressortir les régimes de valeurs inhérents aux pratiques collaboratives des musées.

Un décalage dans le temps entre les débuts de l’ethnologie en milieu universitaire et les collectionnements d’objets autochtones a été repéré. Ces collections n’ont pas été constituées d’après un programme scientifique, mais surtout de manière subjective. Les collections ont été construites en fonction de valeurs et de critères notamment influencés par la conjoncture coloniale.

De plus, deux relations ont été établies. La première associe les collections avec la période de la colonisation. La deuxième relie l’anthropologie non moins avec les collections qu’avec les pratiques collaboratives en milieu patrimonial et donc muséal. En effet, nous avons décelé deux synchronies. Le collectionnement ou plutôt le « recollement » intensif des objets autochtones s’est produit pendant le sommet de la période d’assimilation culturelle des peuples autochtones du Canada. Les collections sont la manifestation d’une réaction à l’égard de l’expansion coloniale et de la crainte de voir disparaître la culture autochtone. Enfin, l’anthropologie connaît un tournant à la fin des années 1980, qui promulgue les pratiques collaboratives, mais aussi une posture de reconnaissance à l’égard des peuples autochtones.

Les attitudes des collectionneurs peuvent être interprétées selon la logique de stigmatisation. Le profil des trois collectionneurs correspond plus particulièrement à celui du « stigmatisé-honoraire ». Ils souhaitent détruire les stigmates du colonialisme, mais ils créent et en repoussent continument les frontières avec l’indianité. L’histoire de la colonisation du Canada mise en relation avec les modes de collectionnement des objets autochtones nous permet de mettre au jour le régime de collaboration tiraillé entre l’image collaborationniste et la figure de résistance.

Le regain des pratiques collaboratives au tournant des années 1980-1990 est concomitant avec la mise en cause de l’anthropologie en Amérique du Nord qui promulgue la prise en compte du point de vue autochtone. Ce changement épistémologique explique la progression des pratiques collaboratives en milieu muséal nord-américain.

Finalement, Morisset conçoit la mémoire du patrimoine en tant que « palimpseste », le patrimoine véhicule lui-même son passé dans le phénomène présent (2009). La mémoire patrimoniale définie par cette auteure montre l’empreinte d’invariabilité et de permanence temporelle manifeste à travers chacune des couches successives du temps. Le processus de patrimonialisation, mais aussi la mémoire des processus de patrimonialisation consécutifs dans le temps, sont centrés sur eux-mêmes et semblent constants. À partir de cet ancrage, les premiers gestes de patrimonialisation des objets autochtones du Canada qui se traduisent par des pratiques collaboratives seraient gravés dans une strate mémorielle de ce patrimoine. Ils marquent tout du moins une particularisation des pratiques collaboratives au Canada. En outre, la logique de stigmatisation est-elle inscrite dans la mémoire du patrimoine autochtone ? Selon l’expression de Morisset, nous pouvons nous demander si le régime de collaboration est un « palimpseste » du patrimoine autochtone ?

Chapitre 4 

 Le conditionnement historique des pratiques collaboratives : un 

programme postcolonial ?  

« […] le patrimoine est un regard. Naturellement, ce n’est pas n’importe quel regard. C’est un regard orienté. Un regard qualifiant un rapport au temps et à l’espace. On le conçoit naturellement tourné vers le passé […] Et il me semble que le regard contemporain du patrimoine fait appel au passé pour se prémunir contre l’avenir, un peu comme son antidote. » (Schiele, 2002 : 215-216)

Le patrimoine se définit en fonction du temps, de l’altérité et de l’espace (Morisset, 2009). D’après Morisset, le patrimoine est « porteur de mémoires » tel qu’un « palimpseste ». La mémoire patrimoniale renferme la succession de représentations des identités et les états d’une société. L’histoire de ce patrimoine véhicule l’identité collective dénotée par ces états. « Le patrimoine nous renseigne davantage sur ceux qui l’ont patrimonialisé que sur lui-même ou sur le passé » (Morisset, 2009 : 18-20).

Hartog interroge le rapport entre le temps et le patrimoine. « Le patrimoine est-il obligatoirement « passéiste » ? » (Hartog, 2012 [2003]). Il répond que non, « […] dans la mesure où la démarche qui consiste à patrimonialiser l’environnement amène à réintroduire le futur » (2012 : 138). Pour cet auteur, qui questionne la « crise du temps », l’intelligibilité du phénomène se comprend à partir de l’articulation et de la prédominance des catégories du présent et du futur dans la mémoire et le patrimoine. Le « fait nouveau » ne pouvait que l’emporter sur le « fait historique » » (2012 : 138). Le patrimoine se révèle en tant que construction du temps. D’après Hartog, le « régime d’historicité » est un outil heuristique qui permet d’appréhender les moments de « crise du temps », « quand les articulations du passé, présent et futur perdent de leur évidence » (2012).

Ce chapitre s’intéresse plus particulièrement aux liens entre le passé, le présent et le futur. La mise en exposition du patrimoine accorde ces trois temps, elle est notamment une anticipation actuelle du futur, voire un « antidote » selon l’expression de Schiele (2002). Nous convoquons le concept de « régime d’historicité » pour comprendre comment les pratiques collaboratives en contexte d’exposition manifestent le rapport entre le

patrimoine autochtone et le temps. Nous faisons nôtre l’hypothèse d’Hartog : le « présentisme et le futurisme » sont influents de manière plus ou moins consciente dans les pratiques collaboratives des musées (2012). Comment les collaborations muséales laissent-elle paraître le temps ? Nous mettons à l’épreuve la proposition selon laquelle les collaborations muséales menées avec des autochtones sont conditionnées par un programme issu du postcolonialisme. De telle manière que les pratiques collaboratives mises en œuvre dans le cadre de la production des expositions sur le patrimoine autochtone sont interrogées en tant que « crise du temps » (Hartog, 2012).

Le travail essaie de montrer comment les collaborations et leur arsenal de recommandations s’inscrivent dans un « régime d’historicité ». La première partie compare les concepts de « décolonisation » selon Droz (2006), Rioux (2007) et Bayart (2010) avec « la situation postcoloniale » d’après Bhabha (2007) et Balandier (2007), pour rendre compte des promesses issues du postcolonialisme. La deuxième partie s’intéresse plus particulièrement au rôle des postcolonialistes vis-à-vis des subalternes d’après Bhargava (2007) et Spivak (2009). À partir d’un éclairage en histoire grâce aux travaux de Heinich (1998), Pollak (2000) (Pollak et Heinich, 1986) et Chappé (2010), la troisième partie consiste à relever les enjeux de la prise en charge des témoignages autochtones dans les discours d’exposition des musées.

I‐ Les promesses de la période postcoloniale