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Une des spécificités de la clinique psychosociale est la définition d’un sujet social, comme nous l’avons vu. C’est l’analyse de la demande qui va aider à accéder au sens de la souffrance dans cette situation clinique.

La demande peut être issue d’un contexte institutionnel (les acteurs se reconnaissent à travers l’institution en termes de fonctions, de statuts et de rôles) ou d’une unité de pratique (ils se reconnaissent entre eux à titre indivi- duel participant à une même pratique). La demande peut aussi émaner d’individus éparpillés dans le champ social relevant d’une même probléma- tique institutionnelle. La création d’un groupe de ces individus permet pour Barrus-Michel (1987), de « restituer les dimensions sociales que les entretiens individuels laisseraient perdre », il s’agit d’un groupe structuré « en fonction des variables institutionnelles intrinsèques à la problématique pour la mise en question réciproque d’un vécu et d’itinéraires et d’expériences institutionnelles et sociales » (op. cit. 24-32). Ainsi, à travers le groupe va se constituer un sujet social et un projet (issu de ce groupe) qui peut favoriser sa concrétisation et son prolongement.

La demande provient souvent des institutions du secteur social à la suite d’interrogations sur l’être et le « faire ensemble » des acteurs sociaux. « Les secteurs de la production, dont l’entreprise, ne sont pas indemnes de telles interrogations. Mais elles portent essentiellement sur le fonctionnement avec une perspective finale d’efficacité et de rendement, elles débouchent la

plupart du temps sur des formations ou sur des interventions qui visent l’organisation (le management des données de fonctionnement). La recherche des significations, l’interrogation des relations au regard des pratiques, est ra- rement un objectif de travail dans l’entreprise qui craindrait de perdre son ef- ficacité et son temps » (Barrus-Michel, 1987, 24-32).

La demande souvent confuse, naît dans le champ social où elle soutient un désir de cohérence et de maîtrise. L’auteur mentionne que les acteurs so- ciaux souhaitent « comprendre des situations dont ils ont le sentiment d’être des jouets au lieu d’en être des acteurs responsables. Engagé dans une pra- tique, pour des motifs et selon des lignes de conduite qu’ils croyaient clairs, ils souffrent de voir ceux-ci distordus dans la dynamique quotidienne au point de ne plus s’y reconnaître » (Barrus-Michel, 1987, 24-32). La souffrance sociale correspond à une perte de sens. Ce dont souffrent les acteurs sociaux c’est « l’incohérence dans l’action, la plus grande angoisse est dans la perte de re- pères ».

Ce qui est visé dans la demande, même si celle-ci reste souvent diffuse et s’exprime en termes de malaise ou à travers un mode conflictuel, c’est l’accès au sens. Ainsi, la demande à travers sa recherche de signification, révèle l’existence du sujet social.

Selon Barrus-Michel (1987), l’enjeu d’une psychologie sociale clinique est, d’une part, de reconnaître le sujet social et, d’autre part, de repérer tout ce qui relève de la demande et tout ce qu’elle implique. L’auteur insiste sur l’importance d’un référentiel théorique issu de la psychologie sociale qui per- met l’analyse de l’articulation de processus psychologiques et sociaux. A dé- faut d’une théorisation de la psychologie sociale le contenu de la demande peut être mal interprété.

Les acteurs sociaux sont, dans cette perspective, considérés comme des individus engagés dans un acte collectif au sein d’un groupe, investis dans « l’épreuve de la réalité ».

L’Observatoire National des Pratiques en Santé Mentale et Précarité (ONSMP) dirigé par Jean Furtos (Furtos & Laval, 2005, 9-14), définit la cli- nique psychosociale comme « l’ensemble des pratiques qui prennent en compte l’expression d’une souffrance sur les lieux du travail social, mais aussi sur différentes scènes publiques incluant le monde du travail ». L’Observatoire a été fondé en 1996, pour répondre à la demande de certains travailleurs so- ciaux confrontés à des catégories de la population socialement précaire (chô- meurs de longue durée, bénéficiaires de diverses allocations sociales et depuis ces dernières années, les travailleurs pauvres) qui connaissent des difficultés psychiques. Face à ces nouvelles souffrances, les professionnels se sentaient

incompétents. Concernant le monde du travail, souffrance ne rime pas seule- ment avec précarité puisque le stress et le burn-out qui font référence à la souffrance professionnelle touchent des personnes définis par Furtos et Laval (2005, 9-14) comme ayant « tout pour être heureux, c’est à dire un emploi, un salaire, et les possibilités personnelles et familiales de consommation qui vont avec ». Cette nouvelle souffrance serait, selon l’auteur, une résultante des mé- faits des conditions du travail en rapport avec la charge mentale du système de management néolibéral.

Colin et Furtos (2005), nous décrivent les « invariants » de cette clinique psychosociale. L’expression de la souffrance se fait sur les lieux du social ou certaines scènes publiques. On peut observer un rapport à la précarité dans ses aspects sociaux et psychiques. La souffrance psychique se différencie ici de la maladie mentale. La problématique de la rupture identitaire est fréquente.

Bien souvent les personnes en souffrance choisissent de ne pas se con- fier spontanément à des psychologues ou psychiatres. Il y aurait, selon Furtos et Laval (2005, 27-29), une « corrélation entre l’impossibilité de penser l’objet manquant et la demande impossible, puisque demander c’est admettre l’objet manquant ». A partir d’un certain niveau de précarité, la demande diminue considérablement, la demande impossible doit alors être portée par un tiers sous peine d’abandonner une personne en danger potentiel. Mais il est impor- tant de ne pas instituer d’emprise sur l’autre. Dans de nombreux cas, c’est pour conserver leur fierté que les personnes évitent d’exprimer une demande. Il devient alors nécessaire qu’un tiers (médecin du travail, thérapeute, etc.) la prenne en charge. Les conséquences de cette absence de demande, voire récu- sation de l’aide, peuvent être lourdes, elles peuvent conduire à « une précipita- tion de l’intervention sur le mode de l’urgence autant sur le plan social (dettes, expulsion) que sur le plan des pathologies médicales », c’est le corps qui va finir par s’exprimer en l’absence d’une demande. Furtos et Laval (2005) po- sent la question de savoir si l’augmentation du recours à l’urgence médicale notable, représente un des signes d’une précarisation de notre société. Il est impossible de n’intervenir que lorsque le sujet en exprime une demande car, dans ce cas, seuls les sujets se portant suffisamment bien auraient accès à l’aide. De même, on ne peut autoproclamer un droit d’ingérence, ceci poserait un problème de légitimité. Selon Furtos et Laval (2005), il faut tenir compte des capacités de négociation quand il s’agit d’aider des personnes précaires et vulnérables. Ainsi les conflits de légitimité se posent sous l’angle de l’éthique.

La caractéristique de ces formes que les souffrances révèlent est donc qu’elles ne font pas l’objet d’une demande directe. Les personnes vont mal (dégradation de leur existence sur le plan social, familial et personnel), mais ce

n’est pas pour autant qu’elles sollicitent une aide psychologique. Et cette pré- carité psychique ne s’accompagne pas toujours de pauvreté (certaines per- sonnes ont par exemple l’obsession de la perte alors qu’elles ont un emploi et un statut social), Furtos (2006) nous dira que l’on est en face d’une « sorte de mélancolie sociale » qui peut aboutir à la rupture familiale et à l’isolement. L’auteur insiste sur la nécessité de travailler en réseau face à cette souffrance afin de se créer une culture commune dans le respect des règles de déontolo- gie de chacun des partenaires.

II-4.3.3. Exemple d’une recherche de psychologie sociale clinique

Les résultats de la recherche que nous allons présenter ci-dessous sont issus d’une étude menée sur des personnes victimes de harcèlement psycholo- gique au travail (Viaux, 2004). L’objectif de l’étude était de constituer une ty- pologie du phénomène de harcèlement moral et de fournir une description de ses caractéristiques. L’auteur a cherché à dégager les significations et les pro- cessus de ce harcèlement au sein de l’environnement professionnel.

Nous nous trouvons ici dans la perspective d’une psychologie sociale clinique. Son utilisation empirique se justifie pour analyser la part « socialisée » du phénomène, au moins parce que l’aliénation dans le travail résulte de con- traintes psychiques exercées de l’extérieur sur le sujet, par l’organisation même du travail et ses conditions particulières (Dejours, 1998).

Viaux (2004, 35-54) part de l’hypothèse qu’il existe un lien moral entre le salarié et l’employeur, un contrat psychologique qui est réglé par « l’éthique » (un cadre de référence des rapports humains dans les entreprises). L’analyse du discours de victimes dévoile que la rupture de ce lien serait à l’origine du vécu de harcèlement et elle se traduirait en termes de violences psychologiques répétées. Cette persécution morale « va anéantir les trois con- ditions de bonne santé mentale au travail : l’harmonie avec les aspirations de l’individu, les activités de conception et la reconnaissance du travail ac- compli, et va attaquer autant le JE, sujet subjectif que l’ego, sujet social » (Viaux, 2004). Le sujet va douter de ses propres valeurs, et va tenter de les dé- fendre comme « cohérentes avec celles de l’entreprise ». Ce faisant il s’oppose à la « stratégie d’autrui dominant ». Il va progressivement « s’enliser » dans un conflit non plus de travail mais de valeurs. En outre, les victimes ne décrivent pas un « processus linéaire », les auteurs en concluent que l’enchaînement de situations rend l’enlisement quasi-automatique.

Viaux (2004, 36-54), à partir d’une seconde lecture focalisée sur le scé- nario qui révèle que le sujet est atteint autant par des procédés que par des

personnes, déduit qu’il subit un processus de rupture et de remise en cause de ce en quoi il croyait (le lien éthique) et qu’il se sent attaqué sur son savoir- faire. A partir de ces données, l’auteur a établi que le processus du harcèle- ment s’accomplit selon trois mouvements (articulations). Le premier mouve- ment correspond à la construction du lien relationnel entre le sujet et l’entreprise en fonction du mode d’entrée dans l’entreprise et des valeurs ou de l’éthique professionnelle (ce lien est souvent interprété de façon différente par le salarié et par l’entreprise). Le salarié va ensuite subir des attitudes de déplacements et de changements (deuxième mouvement). Les déplacements concernent les modifications autant physiques que géographiques et morales (le sujet change de poste, de lieu de travail ou encore perçoit un déplacement du discours de la part du harceleur). Ces déplacements peuvent être consécu- tifs à des transformations organisationnelles du travail. Selon l’auteur, ces changements et déplacements sont souvent significatifs d’une nouvelle phase relationnelle entre le salarié et l’entreprise qui aboutit à une rupture au « cœur du harcèlement : sa partie socialement visible qui fonctionne comme un cercle infernal » (Viaux, 2004, 36-54). La rupture (troisième mouvement) provient d’attaques perçues par le sujet sans fondements contre l’éthique de son travail, elle entraîne un enlisement progressif qui renouvelle sans cesse le processus (changements/déplacements, accentuation de la rupture du contrat moral). Toute opposition ou acceptation ne changera rien à la situation, c’est le « syn- drome du sable mouvant : la dégradation de la relation devient inévitable une fois un cap de non-retour dépassé ». Les auteurs ajoutent que le sujet est d’autant plus harcelé qu’il défend « une certaine conception de son travail, en y projetant une morale sociale et personnelle ». Il s’agit donc d’une « logique d’exclusion de l’entreprise » parce que le sens moral que défend le sujet dé- range. L’analyse du processus du harcèlement permet de comprendre que l’estime de soi est visée non pas en soi, mais comme moyen de faire partir le sujet vers d’autres lieux. Cette approche démontre que le processus est bien plus complexe que la dichotomie « un pervers narcissique / une victime » po- pularisé par de nombreux auteurs (Hirigoyen, 2001) et renforcé par la loi de 2002. Ce processus repose sur une stratégie de rupture, où la personne est vi- sée moins pour ce qu’elle est que pour ce qu’elle représente. Il permet d’approcher, sans les réduire, les processus qui génèrent de la souffrance.