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Nous allons illustrer la conceptualisation de ce modèle par les résultats d’une recherche collective sur l’efficacité, menée dans un service hospitalier spécialisé dans les greffes (d’organes cardiaques en particulier) qui montre que malgré des conditions de travail difficiles, le « sérieux du travail est incontes- table » dans ce service (Clot, 1998, 102-118). Cette « efficacité malgré tout » correspond, selon Clot à un travail compensatoire (souvent coûteux), c’est à dire à l’engagement professionnel pour faire ce qui doit être fait, en dépit des obstacles générés par l’organisation.

Le sous-effectif du service pousse au recours régulier à l’utilisation de personnels soignants intérimaires en grand nombre, une situation difficile pour les titulaires au point de favoriser un fort turn-over. Les innovations fré- quentes dans ce secteur de la chirurgie cardiaque engendrent des changements constants dans la pratique du métier et dans l’organisation du travail du ser- vice. Les nouvelles conditions de travail auxquelles le personnel doit s’adapter ne découlent pas uniquement de ces innovations techniques, mais également des nouveaux objectifs de rentabilité qui débouchent sur un réaménagement permanent des règles de gestion du service. Ces changements (développement de l’activité du service, réduction du temps de présence du malade dans le ser- vice, etc.) rendent l’organisation du travail vulnérable et fragilisent les collectifs de travail, ce qui se traduit par une « hémorragie » des effectifs infirmiers. Il en résulte une « double organisation » : un fonctionnement permanent d’intérimaires et un « noyau dur » fidélisé. Celui-ci doit, pour absorber le choc, reconstruire régulièrement ses marges de manœuvre et s’en constituer de nou- velles si nécessaire. Pour comprendre comment ce service peut arriver à son

efficacité, un simple examen des procédures et des actes ne suffit pas, l’entretien en situation (méthode d’auto-confrontation) a complété l’observation ergonomique classique. Clot (1998) a choisi de se baser sur les enchaînements du travail (le suivi d’un parcours de malade) pour étudier les différences dans la façon de faire des agents du service et pour identifier leurs rapports au travail. L’auteur mentionne, pour exemple, que la différence de l’organisation du travail entre les deux infirmières responsables de nuit (distri- bution des tâches, confiance accordée aux intérimaires, passage des informa- tions lors des relèves etc.) remonte sans doute à leurs systèmes de vie respec- tifs (vies familiales, la place du travail, sens du travail, idéaux professionnels, conception du métier etc.). Mais les rapports entre ces deux infirmières sont « tissés de liens de complémentarité assumés avec une lucidité frappante, c’est un peu comme si c’était instauré entre elles une collaboration informelle repo- sant justement sur la conscience de deux stratégies différentes. C’est par ce genre d’arrangements implicites où s’échange le sens différencié des existences humaines que ne cesse d’être redémontrée l’efficacité d’une équipe » (Clot, 1998, 102-118). Selon l’auteur, l’efficience du service trouve son sens dans une passion partagée pour cette chirurgie vitale à l’origine de l’engagement du « noyau dur » de cette équipe et « l’inorganisation apparente se révèle très or- ganisée, les obstacles sont dans cette équipe souvent approchés comme des occasions d’inventer » (op. cit. 102-118). Cet idéal de travail semble représen- ter la pulsion de l’efficacité « malgré tout » de ce service.

Cette recherche met l’accent sur les échanges intersubjectifs des travail- leurs de cette équipe qui donnent du sens au travail. Combinées avec une marge de manœuvre importante elles assurent l’efficacité de ce service. Ce- pendant, une mise en garde s’impose pour la direction, à trop vouloir « organi- ser la désorganisation » (par plus de prescriptions et moins de marge de ma- nœuvre), le « bon » fonctionnement d’une équipe peut en être affecté, le genre et le style ne peuvent plus continuer à se développer.

Dans une autre étude, Clot (1998) a tenté de comprendre l’impact des suppressions d’emplois sur le travail du personnel demeuré dans l’entreprise. Cette entreprise, spécialisée dans l’ingénierie du nucléaire, avait décidé d’un plan social débouchant sur le licenciement de près de 10% du personnel de son siège social (Clot, 1998). Les licenciements étaient évoqués par ces salariés comme une « déchirure », Clot constatait une sorte de proximité entre les non- licenciés et les licenciés (une proximité qui est revendiquée et repoussée). « Chacun se sent un peu licencié » (op. cit. 83-101).

Le contenu idéal du travail était très fort chez ces salariés qui se sen- taient fiers d’appartenir à cette société, investis d’une mission. Pour eux,

perdre l’idéal, c’est pire que de perdre la compétence (qui peut se retrouver). L’entreprise n’a pas tenu compte de cette relation affective, ainsi le licencie- ment correspond pour beaucoup à une trahison. De même, l’irrespect dont le personnel se dit avoir été l’objet, provoque un sentiment d’humiliation. Selon les travailleurs interrogés, il y aurait un « rituel à respecter, l’entreprise sait bien recruter, mais mal licencier » (op. cit. 83-101). Pour beaucoup d’employés, « la boîte semblait construite pour l’éternité et la charge de travail acquise pour des siècles », de ce fait le plan social a été ressenti de façon brutale et les salariés se sentent depuis sans protection et « plus maître de leur destin professionnel ». Selon eux, il aurait fallu sensibiliser le personnel au préalable à cet ajustement indispensable entre charge et effectifs, cela aurait évité cette incompréhension. L’entreprise est devenue insaisissable et le sens des activités de chacun est comme suspendu, mis en souffrance.

Clot (1998, 83-101), dans l’analyse des stratégies de faire face constate que « les salariés se disent comme incompétents ou incapables par une sorte de refoulement des données économico-financières qu’infiltrent l’activité quo- tidienne, mais on ne mesure pas très bien à quel point ce genre d’inhibition affecte le dynamisme professionnel ». Cette défense psychologique a un coût subjectif, il pèse sur l’efficacité de l’engagement professionnel. L’absence de transparence sur les critères de choix des personnes à licencier fait de chacun une nouvelle victime potentielle d’un nouveau plan social (ils se sentent en sursis). En attendant ils ferment les yeux, un licenciement étant inenvisageable pour la plupart (les parents doivent assurer l’avenir de leurs enfants…), mais cette situation d’attente n’est ni motivante ni très productive. Les sujets font face de façons différentes, pour les uns l’angoisse l’emporte, ils vivent une « sorte de mélancolie professionnelle et sociale », pour les autres une certaine « euphorie » du travail semble dominer. Selon Clot, « la ligne de haute ten- sion » entre euphorie et mélancolie passe à l’intérieur de chaque salarié qui doit, en fonction de son histoire propre, « arbitrer » (parfois à son insu) entre ces deux extrémités (mécanismes de défenses). Ce conflit intérieur, qui fait rarement l’objet d’échanges, peut faire naître un sentiment de culpabilité et de doute sur soi-même qui engendre une souffrance « largement sous-estimée ». Mais le travail se fait « malgré tout » grâce au collectif, Clot (1998) constate que « c’est dans le réseau des actes quotidiens du travail que se puisent les res- sources psychologiques pour soutenir les épreuves à surmonter », la plus im- portante étant celle qui a « fait perdre sa signification sociale à l’entreprise » (op. cit. 83-101).

Ces études révèlent l’importance de la dimension subjective de l’activité rarement prise en compte par les gestionnaires, alors que, comme le souligne

Clot (1998), l’activité représente à la fois l’accomplissement de la tâche et l’expression de la subjectivité.

La dimension subjective est donc indispensable pour comprendre l’enjeu du travail et ses conséquences psychologiques sur la santé des acteurs. En effet, pour la clinique de l’activité, l’activité est une épreuve subjective (conflictuelle) où l’on se mesure à soi-même, aux autres et au réel pour parve- nir à faire ce qui est à faire. Au cœur de sa conception, l’idée que Clot déve- loppe est que l’activité de travail implique un rapport à l’objet (l’utilisation de savoirs et de techniques, etc.), mais conjointement elle comprend l’échange entre individus (de leurs activités, l’existence de modalités de coopération entre eux, etc.). L’activité du travail inclut également les rapports que le sujet entretient avec lui-même (les images qu’il a de lui, qu’il veut ou non promou- voir) et qui dépendent des deux autres « niveaux » (le rapport à l’objet et le rapport aux autres).