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CHAPITRE 2- UN DISCOURS PATRIMONIAL CENTRÉ SUR LE CONCEPT DE MONUMENT HISTORIQUE

2.2 L’ ÉMERGENCE D ’ UNE APPROCHE PATRIMONIALE DE LA VILLE

2.2.3 Le modèle culturaliste

2.2.3.2 Sitte et la création de la ville historique

Les modèles culturaliste et progressiste tels qu‟identifiés par Choay (1979) ont orienté les positions adoptées sur la question du patrimoine par les différents mouvements de l‟urbanisme. Selon le modèle culturaliste, ceux-ci ont eu tendance à aborder la ville ancienne comme source de connaissances et de plaisir esthétique, tandis que les mouvements issus du modèle progressiste ont nié l‟intérêt des tissus anciens au profit du monument isolé. Si ce modèle donne lieu à une approche de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine qui passe par son isolement, le modèle culturaliste s‟appuie quant à lui

sur une conception de la ville ancienne comme monument et débouche éventuellement sur sa muséification.

Comparativement au modèle progressiste, le modèle culturaliste prend très tôt une forme urbanistique (Choay, 1979). Il se reconnaît dans les plans théoriques et pratiques de l‟Allemagne et de l‟Autriche des années 1880-1890. Camillo Sitte en constitue l‟un de ses principaux protagonistes. C‟est lui qui s‟intéressa le premier à la ville ancienne comme source de connaissances et de plaisir esthétique marquant ainsi un intérêt pour la ville historique.

Avec son ouvrage Der Städtebau nach der künstlerschen Grundsätzen11 publié en 1889, Sitte pose les assises de son approche de l‟espace urbain. Évacuée de toute considération esthétique, la ville industrielle le frappe par son absence d‟esthétisme. Il s‟interroge avant tout sur la nécessité d‟une aliénation artistique et sur les fondements d‟une pratique urbanistique qui ne prendrait en compte que les considérations techniques. À cette ville, régulée par des impératifs techniques, il oppose les villes anciennes, qu‟elles soient issues de l‟Antiquité, du Moyen-Âge ou de la Renaissance, comme étant davantage marquées par une sensibilité artistique.

Sitte ne regrette pas la ville d‟autrefois : il déplore la disparition de l‟esthétisme dans la praxis urbanistique. Ces villes anciennes appartiennent à un passé révolu et ne sauraient être intéressantes que pour leur seule valeur historique. Ainsi, s‟il déplore cette disparition de l‟art dans la ville moderne, il tente de dégager certaines règles communes d‟organisation spatiale des places publiques dans les villes anciennes, non pas pour les reproduire, mais pour créer une esthétique propre à la ville moderne. Celle-ci ne saurait faire l‟objet de l‟application de l‟ensemble des règles de composition urbaines dégagé. Par ses nouvelles formes et son organisation, la ville moderne ne peut répondre à ces dernières. Les règles dégagées doivent pouvoir être adaptées aux impératifs qu‟impose son nouvel ordre.

Il nous a donc semblé opportun de tenter d‟étudier un certain nombre de belles places et d‟ordonnancements urbains du passé, afin de dégager les causes de leur effet esthétique. Car, ces causes une fois connues avec précision, il serait possible d‟obtenir une somme de règles dont l‟application devrait permettre d‟obtenir des effets analogues et tout aussi heureux. (Sitte, 1996, [1889]: xxvi)

Bien qu‟il fût taxé de passéiste par Le Corbusier12, Sitte ne regrette en aucun cas la ville d‟autrefois, il aspire à l‟élaboration d‟une esthétique particulière de la ville moderne. Ainsi, lorsque vient le temps d‟aborder la ville contemporaine, il ne renie aucunement les principales considérations techniques de son époque, à savoir la fluidité des circulations et les questions d‟hygiène. Il tente de concilier ces impératifs avec des intérêts esthétiques. Contrairement à Ruskin qui considère la modernisation de la ville comme étant néfaste à sa conservation, Sitte s‟appuie davantage sur cette transformation pour dégager une esthétique particulière à la ville autrichienne de la fin du XIXe siècle. Il désire réactualiser les règles ayant présidé à la formation des places d‟autrefois afin de réintroduire un certain esthétisme dans la ville moderne. C‟est le rôle didactique et la valeur esthétique de la ville ancienne qui l‟intéresse.

Il faut à tout prix étudier les œuvres du passé, et remplacer la tradition artistique perdue par la connaissance théorique des causes qui fondent la beauté des aménagements anciens. Ces causes doivent être érigées en revendications positives, en règles de l‟urbanisme, qui seules pourront nous sortir de l‟ornière, s‟il en est encore temps. (Sitte, 1996, [1889]: 134)

Bien qu‟il n‟aborde pas directement la question de la conservation des villes anciennes, le regard que pose Sitte sur ces ensembles débouche sur leur muséification. Comme ces dernières n‟ont pas la capacité de jouer de rôle central dans la ville contemporaine, elles ne

11 Sitte, C. (1996) L'art de bâtir les villes: l'urbanisme selon ses fondements artistiques. Paris : Éditions du Seuil. [1889]

12 « Le mouvement était parti d’Allemagne, conséquence d’un ouvrage de Camillo Sitte sur l’urbanisme, ouvrage plein d’arbitraire : glorification de la ligne courbe et démonstration spécieuse de ses beautés inconcurrençables, Preuve en était donnée par toutes les villes d’art du moyen âge : l’auteur confondait le pittoresque pictural avec les règles de vitalité d’une ville » (Le Corbusier, 1994 [1925] : 9-10).

peuvent servir que le savoir historique et le plaisir esthétique (Choay, 1993: 13). À cet effet, les villes anciennes ne sont vouées qu‟à devenir les reliques d‟un passé révolu. Même s‟il souligne l‟intérêt didactique et esthétique des ensembles urbains anciens, Sitte ne prévoit pas l‟intégration de ces milieux aux dynamiques de la ville moderne. Pour lui, leur sauvegarde passe par leur conservation intégrale, quitte à les voir vidés de leur vie urbaine et des activités qui les animent. En soulignant l‟intérêt didactique de la ville ancienne, Sitte créé la ville historique. Au même titre que le monument historique, les ensembles urbains anciens constituent pour lui une source de connaissances et de plaisirs esthétiques.

Les positions de Ruskin et Sitte sur la ville ancienne seront intégrées par la suite dans certains courants urbanistiques, notamment celui des cités-jardins. Pour la réalisation des cités-jardins anglaises de Letchworth et de Hampstead, Barry Parker et Raymond Unwin s‟inspirèrent explicitement de la ville médiévale. Conformément aux positions de Ruskin et Morris, les deux hommes considèrent le retour aux formes médiévales comme le gage d‟une cohésion sociale et d‟un certain esthétisme (Hall, 1988). L‟intérêt qu‟ils portent à la ville médiévale relève autant de ses formes architecturales, qu‟urbaines, ainsi que des modes d‟organisation de la trame dont elle fait preuve. Comme chez Sitte, la recherche d‟esthétisme a joué un rôle déterminant dans le modèle de la cité-jardin.

2.3 Conclusion

Lorsque les urbanistes sont contraints, à partir des années 1960, d‟intégrer la donne patrimoniale comme l‟une de leurs principales préoccupations, ils abordent la préservation des quartiers anciens à partir d‟une approche du patrimoine bâti centrée sur le concept de monument historique. Ceux-ci préconisent la sauvegarde des ensembles urbains anciens en insistant sur le maintien de leur intégrité et en misant sur leur isolement. Parce que le regard patrimonial porté sur ces ensembles préconise la sauvegarde de leur intérêt esthétique et historique, la position adoptée par les urbanistes insiste sur leur mise en réserve.

Au XIXe siècle, l‟intérêt affectif du monument supplante un regard plus objectivant porté sur ses qualités formelles et plastiques. À la faveur des changements entraînés par la Révolution industrielle, les valeurs didactiques, artistiques et nationalistes sont reconnues au monument historique. En misant sur ces dernières, la sauvegarde du monument et de son intérêt patrimonial s‟appuie sur le maintien de ses critères d‟ancienneté, d‟authenticité et d‟intégrité. Si, à cette époque, un intérêt semblable est porté aux ensembles urbains, celui-ci se constitue à partir des mêmes prémisses que celles ayant conduit à la consécration du monument historique.

Tout comme dans le cas du monument historique, l‟intérêt patrimonial pour la ville ancienne émerge au XIXe siècle. Les changements que subit la ville pré-industrielle amènent un certain nombre de pré-urbanistes et d‟urbanistes à voir en elle le gage d‟une identité collective ainsi qu‟une source d‟enseignement. Bien que deux modèles urbanistiques se constituent à ce moment, l‟un portant sur la définition d‟un ordre type susceptible de venir s‟appliquer à n‟importe quel établissement, et l‟autre insistant sur une approche nostalgique de la ville ancienne, seul le second, le modèle culturaliste, mène à la reconnaissance de l‟intérêt patrimonial des ensembles urbains.

En soulignant le rôle identitaire de l‟architecture, John Ruskin, l‟un des principaux protagonistes de ce mouvement, met en avant, à la fin du XIXe siècle, l‟intérêt des milieux urbains anciens. Ruskin attire l‟attention sur le rôle de mémorial de la ville ancienne. Elle permet, selon lui, d‟enraciner ses habitants dans le temps et dans l‟espace. Camillo Sitte, une seconde figure associée au modèle culturaliste, mise quant à lui sur son intérêt didactique et esthétique. En s‟intéressant à l‟organisation spatiale des ensembles urbains anciens, il tente de dégager certaines règles de composition urbaine qu‟il serait possible d‟adapter aux exigences de la ville moderne. Pour cette raison, il est reconnu pour avoir contribué à la création de la ville historique.

Ces deux personnalités participent par leurs positions respectives sur la ville ancienne à la constitution du concept de patrimoine urbain tel qu‟il apparaît durant la première moitié du XXe siècle. En soulignant l‟intérêt patrimonial des milieux urbains anciens et en insistant a fortiriori sur leur valeur didactique et historique, ceux-ci ont mis en avant l‟importance de la ville ancienne dans la constitution d‟un nouvel ordre urbain orienté par les exigences de la vie contemporaine. Qu‟elle soit motivée par son rôle commémoratif ou didactique, la sauvegarde de la ville ancienne apparait à leurs yeux comme étant primordiale à l‟établissement de cet ordre nouveau. Cependant, si, contrairement aux pré-urbanistes et aux urbanistes progressistes, les ensembles urbains anciens revêtent pour eux un intérêt certain, les positions de Ruskin et de Sitte conduisent également à la préservation intégrale, voire à l‟isolement de l‟objet patrimonial de son contexte. Puisque pour Ruskin et Sitte la ville ancienne ne peut jouer un autre rôle que celui de monument historique, sa conservation et sa mise en valeur ne peuvent passer que par sa mise en réserve et son détachement d‟une vie urbaine contemporaine.

Chapitre 3- Des projets de conservation qui peinent à