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CHAPITRE 2- UN DISCOURS PATRIMONIAL CENTRÉ SUR LE CONCEPT DE MONUMENT HISTORIQUE

2.2 L’ ÉMERGENCE D ’ UNE APPROCHE PATRIMONIALE DE LA VILLE

2.2.3 Le modèle culturaliste

2.2.3.1 Ruskin et la naissance d’un intérêt pour les ensembles urbains anciens

L‟intérêt de la position de Ruskin tient au fait qu‟il est le premier à souligner la valeur patrimoniale des ensembles urbains anciens. S‟il se distingue de ses prédécesseurs, c‟est parce qu‟il insiste sur la préservation de ces milieux. Cependant, comme nous le présenterons, l‟approche patrimoniale qu‟il défend s‟inscrit dans le cadre de celle portant sur le monument historique consacrée à partir du XIXe siècle.

C‟est au Royaume-Uni, à la faveur des disparitions engendrées par la Révolution industrielle que Ruskin développe son approche du patrimoine bâti. De nouveaux modes de production et de nouvelles infrastructures envahissant la ville anglaise d‟alors, il critique la mécanisation des modes de production, l‟aliénation par le travail à la chaîne, ainsi que la disparition des savoirs associés à l‟intégration des productions. Il s‟insurge contre la perte de sens engendrée par la production d‟objets manufacturés, qu‟ils soient bâtis ou non. Ses principales thèses sont présentées dans son ouvrage The Seven Lamps of Architecture10.

L‟architecture est comme le foyer et la protectrice de cette influence sacrée, et c‟est à ce titre que nous devons lui donner nos plus graves médiations. Nous pouvons vivre sans elle, nous pouvons adorer sans elle, mais sans elle nous ne pouvons nous souvenir. (Ruskin, 1987, [1849]: 187)

L‟architecture représente pour Ruskin un gage de mémoire. Celle-ci témoigne de ce que nous avons été, et dans la mesure où elle subit la mécanisation des productions, elle se trouve vidée de son sens, de sa capacité à se remémorer. Face à l‟éminence de son évidement, Ruskin en vint à sacraliser l‟architecture, à la considérer comme l‟expression identitaire par excellence.

Ce regard qu‟il porte sur l‟architecture en général l‟amène à prôner la conservation des bâtiments d‟architecture vernaculaire. Issus de savoir-faire historiques développés en réponse à des impératifs culturels et contextuels, ceux-ci constituent pour lui les plus précieux des témoignages.

En ce qui concerne les constructions domestiques, il y aura toujours dans la force, comme dans le cœur des hommes, une certaine limitation à cette manière de voir; pourtant, je ne puis m‟empêcher de penser que ce ne soit d‟un mauvais présage pour un peuple, lorsqu‟il destine ses maisons à ne durer qu‟une génération. Il y a vraiment dans la maison de l‟homme de bien une sainteté; elle ne peut se renouveler dans toute habitation qui se dressera sur ses ruines. (Ruskin, 1849, [1987]: 188) À la manière des bâtiments de l‟Antiquité pour les premiers humanistes, Ruskin aborde l‟architecture vernaculaire comme une source d‟inspiration. Il la considère comme le reflet d‟un savoir-faire qu‟il est impossible de recopier, mais qui seul peut inspirer les nouvelles générations de bâtisseurs.

En s‟intéressant au bâtiment domestique et à l‟architecture vernaculaire, Ruskin initie le passage de l‟intérêt patrimonial du monument historique isolé à celui de l‟ensemble urbain. Si, comme il le souligne, les constructions domestiques constituent des témoignages de première importance, la préservation de la ville ancienne apparaît primordiale à la sauvegarde d‟une identité collective. À la manière du monument historique, les ensembles urbains anciens permettent à la fois d‟enraciner les habitants dans l‟espace et dans le temps. Le passage du monument isolé à l‟ensemble urbain dont témoigne la position de Ruskin s‟illustre également dans l‟intérêt qu‟il porte à la préservation des pourtours des monuments. Pour lui, le monument d‟architecture ne peut être considéré en lui seul, il s‟inscrit dans son milieu. À cet effet, la conservation du bâtiment nécessite que soit prise en compte celle de son environnement.

L‟architecture diffère de la peinture en ce qu‟elle est un art de cumul. La sculpture qui orne la maison de votre ami augmente l‟effet que peut produire celle qui décore la vôtre. Les deux maisons ne forment qu‟une grande masse, plus grande encore s‟il

s‟en ajoute une troisième, si toutes les rues de la ville unissent leurs sculptures en une harmonie solennelle. (Ruskin cité dans Choay, 1979: 164)

Cependant, à l‟instar des autres culturalistes, Ruskin développe un regard nostalgique sur la ville ancienne. Celle-ci représente un idéal auquel les métamorphoses engendrées par la Révolution industrielle constituent autant de menaces. À cet effet, la conservation intégrale de la ville pré-industrielle est pour lui la seule option envisageable. Puisque la charge identitaire portée par les monuments apparaît comme un corollaire de leur intégrité, seul l‟entretien peut les préserver de leur dégradation inéluctable.

L‟intérêt de la position de Ruskin tient au fait qu‟il est le premier à prôner la conservation de l‟ensemble urbain, marquant ainsi le début d‟une approche esthétique de la ville. L‟attention qu‟il porte aux ensembles urbains anciens, notamment en y voyant « une production d‟art en tout point comparable à celle qui occupe les musées » (Loyer, 2000: 305), marque son rôle de mémorial. Avec lui se constitue un premier regard patrimonial sur les ensembles urbains. En réclamant la conservation intégrale des villes anciennes, Ruskin refuse la métamorphose de la ville induite par la technique. Il s‟agit là d‟une position diamétralement opposée avec celle adoptée par Hausmann pour qui la modernisation de Paris nécessitait que soient déployés tous les moyens techniques nécessaires.