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CHAPITRE 4- L’ÉMERGENCE D’UN REGARD URBANISTIQUE SUR LES ENSEMBLES URBAINS ANCIENS

4.2 L A TYPOMORPHOLOGIE : UNE CRITIQUE DU PLAN DE LA FORME DE LA VILLE FONCTIONNALISTE

4.2.1 L’approche typomorphologique italienne : ses postulats

4.2.1.1 Les fondements philosophiques de l’approche muratorienne

Avant d‟aborder plus spécifiquement les travaux et l‟apport des différents typomorphologues italiens à une approche du projet qui, par sa compréhension des processus de constitution de la ville, se veut légitime des actions qu‟elle entreprend sur l‟urbain, il convient d‟approfondir les fondements philosophiques de l‟approche typomorphologique de la ville. Muratori étant le premier à avoir souligné et développé les tenants d‟un tel mode d‟analyse, ce sont ses influences qu‟il convient de présenter en premier lieu.

Muratori naît en 1910 à Modène en Italie. Durant ses études d‟architecture, à Rome, il suit les cours de Marcello Piacentini et de Gustavo Giovannoni (Gerosa, 1986: 11). Du premier Muratori peut avoir tiré son intérêt pour l‟urbanisme. Du second, comme nous l‟aborderons ultérieurement, Muratori semble s‟être inspiré pour l‟élaboration d‟une étude historique de l‟urbain.

C‟est dans le cadre de ses travaux de recherche que Muratori développe l‟essentiel de son approche de la ville. Les travaux qu‟il mène dans un premier temps sur Venise, et par la suite sur Rome, lui fournissent l‟occasion d‟élaborer le système théorique de conceptualisation de la ville à la base de l‟école italienne de typomorphologie. Ses premiers travaux menés entre 1950 et 1955 sur Venise sont publiés en 1959-1960 sous le titre de

Studi per una operante storia urbana di Venezia27. Ses travaux menés à Rome entre 1955 et 1960 sont publiés, quant à eux, en 1963 sous le titre Studi per una operante storia urbana di Roma28. Par ailleurs, c‟est dans un livre qu‟il fait paraître en 1963, Architettura e civiltà in crisi29, qu‟il présente les fondements philosophiques de son approche.

Dans cet ouvrage, Muratori présente sa théorie des crises culturelles abordées comme des moments cycliques dans l‟histoire de la civilisation. Cette théorie semble fournir à Muratori les motivations au développement de son approche de la ville. À cet effet, il considère son époque comme étant marquée par une crise culturelle qui se constitue dans le passage entre ce qu‟il appelle la conscience spontanée, ou traditionnelle, et la conscience critique. Puisqu‟elle frappe l‟ensemble de la civilisation, la crise se lit dans l‟architecture et dans l‟urbanisme. En architecture, elle transparait dans la perte de la connexion et de la graduation hiérarchique entre les éléments et les échelles spatiales, ainsi que dans la rupture entre les disciplines techniques et les disciplines historico-critiques. Dans le domaine de l‟urbanisme, elle se manifeste plutôt par l‟ignorance de l‟activité contemporaine pour les tissus bâtis, qu‟ils soient historiques ou non, ainsi que dans la réduction de l‟urbanisme à l‟application de méthodes techniques et réglementaires (Gerosa, 1986: 21-22).

Mentionnons que c‟est à cette crise que fait référence Bernardo Secchi (2006) lorsqu‟il mentionne que deux figures principales marquent le développement de l‟urbain et de l‟urbanisme: la continuité et le fragment. S‟il associe davantage la première à l‟époque moderne, et la seconde à la ville contemporaine, les deux se sont opposées, parfois en alternance, et ont laissé leurs propres signes sur le territoire. Selon ce dernier, la figure de la

27 Études pour une histoire urbaine actuelle de Venise (Traduction libre). Saverio Muratori, « Studi per una operante storia urbana di Venezia I », in Palladio. Rivista di storia dell’architettura, anno IX, fasc. III- IV, juillet-décembre 1959, pp. 97-209 et Saverio Muratori, « Studi per una operante storia urbana di Venezia II », in Palladio. Rivista di storia dell’architettura, anno X, fasc. III-IV, juillet-décembre, 1960, pp.101-122

28 Études pour une histoire urbaine actuelle de Rome (Traduction libre). Saverio Muratori, Renato Bollati, Sergio Bollati, Guido Marinucci, Studi per una operante storia urbana di Roma, Roma, Consiglio Nazionale delle Ricerche, Centro Studi di Storia Urbanistica, 1963

continuité a engendré un espace urbain régulier, exempt de tout caractère contingent : c‟est la ville du XIXe siècle. Celle-ci présente une cohérence entre sa forme urbaine, le rôle de ses différentes parties, la disposition de ses activités, ainsi que la distribution de ses valeurs de position. Par opposition, la ville contemporaine apparaît, quant à elle, comme un amalgame confus de fragments hétérogènes. Elle est le lieu de la différence. Instable par nature, elle connaît des transformations continues, celles-ci donnant parfois lieu à des situations critiques et à des solutions transitoires. Les règles de lisibilité de la ville moderne n‟y ayant plus cours, elle est le théâtre de nombreuses réponses apportées, en vain, à ses différents maux (Secchi, 2006).

Une de ses principales influences de Muratori fut Benedetto Croce, un philosophe italien de la première moitié du XXe siècle. Muratori intégra dans ses réflexions la notion d‟historicisme absolu de Croce selon laquelle la réalité est histoire : le présent s‟expliquant par le passé et le présent présupposant l‟avenir. Le concept d‟historicisme absolu emprunté au philosophe italien est central dans les travaux de Muratori, celui-ci laissant déjà entrevoir la notion d‟histoire opératoire qu‟il proposa.

Muratori adhére à l‟idée de Croce selon laquelle il y aurait quatre formes, ou moments, du travail de l‟esprit. Celles-ci sont représentées par la logique, l‟économie, l‟éthique et l‟esthétique. Cependant, il revoit l‟ordre proposé par Croce en plaçant l‟esthétique comme l‟expression maximale de l‟individualité. En déplaçant cette notion à la fin du processus intellectuel de réalisation, Muratori annonce l‟intérêt qu‟il porte au concept de type bâti et à la typologie comme méthode d‟analyse des ensembles urbains.

Le concept d’histoire opératoire

Inspiré des travaux de Croce, Muratori développe un regard historique sur la ville. Puisque l‟architecture constitue pour lui un fait social en ce sens qu‟elle est à considérer dans les 29 Architecture et civilisation en crise (Traduction libre). Saverio Muratori, Architettura e civiltà in crisi , Roma, Centro Studi di Storia Urbanistica, 1963

relations qu‟elle entretient avec l‟ensemble du corps social et à partir de ses usages sociaux (Mauss, 1999, [1950]), il lui paraît possible de discerner dans les différentes structures bâties des caractères généraux qui témoigneraient de leur appartenance historique et culturelle.

Muratori fait de la notion d‟histoire opératoire la clé du surpassement de la crise culturelle qui marque selon lui son époque. En écho aux tenants de la « nouvelle histoire »30 pour qui l‟histoire était elle-même constituée de faits cycliques et oscillatoires, il considère que le surpassement de cette crise ne peut provenir que du processus historique en lui-même. Il s‟agit alors de montrer les répétitions et d‟identifier les variations dans le bâti pour ensuite remonter à une structure universelle. Comme le mentionne Larochelle et Iamandi (1999: 9): « à travers cet acte d‟interprétation consciente des étapes de transformation, tout objet construit est vu comme l‟individualisation d‟un processus historique de spécialisation des formes où le présent s‟explique par le passé et conditionne le devenir ».

Selon le système muratorien, des éléments de permanence sont issus de la structure commune. Ces « permanences structurales » désignent les formes qui conservent leur caractère malgré le renouvellement de leurs composantes. Par ailleurs, bien qu‟un certain nombre de variables constantes se dégagent des structures, celles-ci témoignent d‟une certaine limite à leur transformabilité. Au-delà d‟un certain niveau, la préséance de variations structurelles sur le nombre de permanences structurales rendrait impossible la reconnaissance d‟une filiation structurelle.

Bien que la notion d‟histoire opératoire constitue un élément de divergence entre les successeurs de Muratori, ce concept sert de point de départ à l‟élaboration du système théorique typomorphologique (Malfroy, 2001: 11). Si Rossi et Aymonino refusent ce concept au profit d‟une relation dialectique entre l‟analyse historique et le projet, les anciens collaborateurs de Muratori, Marinucci, Maretto et Caniggia, poursuivent

l‟approfondissement du système muratorien en spécifiant et en adaptant les outils à la lecture des structures urbaines.

Le concept de type bâti

Un des principaux apports de Saverio Muratori fut d‟avoir franchi l‟échelle du bâtiment pour arriver à l‟association des édifices dans un tissu. L‟idée voulant qu‟il existe une logique sous-tendant l‟organisation du tissu urbain fera l‟unanimité chez les différentes écoles de typomorphologie. Considérant que l‟organisation du tissu urbain est issue de règles qui lui sont propres, Muratori développe l‟analyse typologique comme mode de lecture de la ville. Les concepts de type bâti (tipo edilizio) et de typologie (tipologia edilizia) sont alors posés comme les principaux moyens d‟étude et de connaissance du tissu urbain (Lévy, 1992). À cet effet, il souligne le lien logique qui unit l‟édifice à la ville. C‟est la découverte de certaines formes récurrentes engendrées par leur lien avec les structures sociales et culturelles, ainsi que l‟existence de déterminations agissant dans leur processus de formation, qui amènent Muratori à proposer ces concepts. Le type bâti correspond chez lui à une synthèse de l‟idée d‟édifice, celle-ci apparaissant ouverte à un processus d‟identification et de transformation. Sa nature synthétique constitue ici un principe essentiel. En effet, le type représente un ensemble de savoir-faire ancrés dans l‟expérience concrète et diversifiés selon le temps et le lieu.

Chez Muratori l‟intérêt d‟une telle étude de la ville relève du fait qu‟il y a une baisse de la cohérence de l‟environnement construit, et que les interventions individuelles lui apparaissent contradictoires entre elles et avec les structures anciennes. La convention collective qui assurait aux formes bâties une continuité à travers le maintien d‟un certain nombre de traits typiques est selon lui tombée en crise (Malfroy, 2001 :123). Le type représente pour Muratori une conceptualisation a priori et non un système de classification. 30La nouvelle histoire est associée { la troisième génération de l’école des Annales française. Ses

À cet effet, bien qu‟il intervienne en amont de la démarche constructive, il ne constitue pas un modèle, mais une sorte de projection de l‟édifice existant dans toutes ses attributions possibles (Cannigia, 1979, [1996] :84). Comme le mentionne Devillers (1974 : 18), le type représente moins l‟image d‟une chose à copier ou à imiter que l‟idée d‟un élément qui doit lui-même servir de règle au modèle.

Bien qu‟on puisse regretter que Muratori n‟ait pas étendu la notion de type à d‟autres échelles que celle de l‟édifice, c‟est Maretto, un de ses proches collaborateurs, qui insista sur l‟enchaînement des différentes échelles d‟organisation de l‟espace (l‟édifice, le tissu, la ville et le territoire). Comme nous l‟aborderons subséquemment, le type est pour ce dernier présent à chacun des niveaux reflétant l‟ensemble de valeurs culturelles, économiques et techniques qui fondent sa spécificité.