À cet égard, la seconde partie de la déclaration – « Chaque fois qu’une femme est
martyrisée dans le monde, la France doit se porter à ses côtés » – est reprise et renforcée en
« promesse » protectrice et intégratrice, entre les deux tours de la campagne présidentielle, à
travers la formule suivante : « À chaque femme martyrisée dans le monde, je veux dire que la
France offre sa protection en lui donnant la possibilité de devenir française »
164. Cette
déclaration est une promesse de protection-appropriation par assimilation. Elle fonde
l’intention protectrice de la nation en utilisant « les femmes » comme objet à protéger en tant
qu’elle sont « femmes », et non en tant qu’elles sont « aussi » un groupe racisé, cette seconde
catégorie étant considérée indirectement, par sa non mise en visibilité dans ce contexte, comme
l’origine présupposée de l’oppression. Ceci rappelle la célèbre formule de G-C. Spivaklorsque
– partant de la question de l’abolition du sacrifice de la veuve hindoue (le sati) – elle évoque :
« Des hommes blancs sauvent des femmes de couleur d’hommes de couleur »
165. Cette formule
peut, par ailleurs, résumer de nombreuses situations, lorsque des « sujets-objets » sont
constitué-e-s à travers l’articulation de l’impérialisme et du patriarcat. Comme le rappelle É.
Fassin : « les politiques européennes d’identité nationale ont vocation à faire oublier le choix
des marchés contre la protection sociale »
166et dans ce cadre, la désignation d’un bouc
émissaire (les immigrés) et/ou la focalisation sur une prétendue nécessaire égalité entre les
sexes, permet de taire la part processuelle du racisme en œuvre. Si ce n’est pas la première fois
que ce thème de l’identité nationale permet de remporter des élections
167, il n’en est pas de
même concernant la question de l’égalité entre les sexes. L’identité nationale serait donc
égalitaire et cette égalité paraît presque, « par essence », sexuelle
168. Dans ce sens, en tant que
dispositif de cette politique de l’identité nationale et de l’immigration choisie, le CAI consacre
à l’égalité une définition inédite dans le contrat qui est présenté aux futur-e-s signataires
169. En
164
Déclaration de Nicolas Sarkozy, président de l’UMP et candidat à l’élection présidentielle, « sur le bilan de
quatre mois de campagne électorale, le rappel des valeurs qui sont les siennes, en opposition notamment à celles
de mai 1968, et son appel aux électeurs centristes pour le second tour », Paris le 29 avril 2007. [EN
LIGNE] : http://discours.vie-publique.fr/notices/073001622.html (Consulté le 30 octobre 2012).
165
S
PIVAKG-C., Les subalternes peuvent-elles parler ? Paris, Amsterdam, 2009, p. 77.
166
F
ASSINÉ., Démocratie précaire. Chroniques de la déraison d’État, Paris, La Découverte, 2012, p. 191.
167
N
OIRIELG., op.cit., 2007, p. 82.
168
Cf. F
ASSINÉ., « Les femmes au service de l’identité nationale », op.cit., 2012, pp. 131-134. Article paru le 2
novembre 2009, consultable sur le blog « Observatoire des questions sexuelles et raciales ».[EN
LIGNE] :
http://observatoire2.blogs.liberation.fr/normes_sociales/2009/11/les-femmes-au-service-de-lidentit%C3%A9-nationale.html
amont du paragraphe intitulé Connaître le français, une nécessité, les futur-e-s signataires du
contrat peuvent lire dans la partie intitulée La France, un pays d’égalité :
« L’égalité entre les hommes et les femmes est un principe fondamental de la société
française. Les femmes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que les hommes. Les
parents sont conjointement responsables de leurs enfants. Ce principe s’applique à tous,
Français et étrangers. Les femmes ne sont soumises ni à l’autorité du mari ni à celle du
père ou du frère pour, par exemple, travailler, sortir ou ouvrir un compte bancaire. Les
mariages forcés et la polygamie sont interdits, tandis que l’intégrité du corps est protégée
par la loi. »
Pendant que l’Europe « sans-barrières » – et son identité – justifie, par la réactualisation
des frontières de l’« Europe-forteresse », la sape de l’immigration, principalement familiale, la
« nation » – et son identité – s’empare et se pare d’une rhétorique identitaire, égalitaire, voire
« féministe », pour justifier territorialement sa politique, désormais européenne et
« harmonisée », ainsi que la mise en place des dispositifs nécessaires à sa mise en évidence.
Les discours positifs d’ouverture à l’égalité entre les sexes font passer la fermeture effective
des frontières et la dégradation des conditions de vie des immigré-e-s pour un moindre mal. En
effet, c’est au nom de « nobles » valeurs démocratiques et universelles que sont menées ces
politiques, ce qui les protège de toute atteinte, comme si, citant É. Fassin
170, « notre fermeture
(raciale) » était « la garantie de notre ouverture (sexuelle). » En somme, partant d’une
rhétorique positive qui prône l’anti-immobilisme, l’avancée démocratique vaut bien quelques
sacrifices. Le lien établi entre « identité nationale » et « immigration » sur la base de la
démocratie sexuelle semble, dans un mouvement contradictoire, réaffirmer le clivage « eux » et
« nous », donc l’exclusion, tout en prônant et en mettant en place des logiques et des dispositifs
d’inclusion, dont fait partie le CAI, qui réaffirment un ensemble de catégories, de hiérarchies et
d’inégalités sociales masquées par la rhétorique de l’égalité entre les sexes. Cette stratégie
politique, paradoxale en contexte électoral, a eu par ailleurs pour avantage d’être
« rassembleuse » – au sens quantitatif – dans la mesure où elle s’adresse à un électorat
composé de sensibilités politiques généralement considérées comme incompatibles et qu’elle
s’appuie sur une stratégie rhétorique de brouillage identificatoire.C’est dans ce contexte où, de
premier abord, la « démocratie exclusive de la fraternité »
171semble céder le pas à « la
démocratie sexuelle » que nous interrogeons le dispositif CAI et son VL comme lieux de la
réactualisation du genre et des rapports sociaux.
170
F
ASSINÉ., op.cit., 2012, p. 129.
2.1 Le genre et les rapports sociaux (sexe, race, classe) : un préalable
théorique pour interroger le VL du CAI
2.1.1 Des rapports sociaux aux rapports sociaux de sexe : « une relation
antagonique entre deux groupes sociaux, établie autour d’un enjeu »
(D. Kergoat)
Nous employons le concept de rapport social en nous inspirant des travaux de D. Kergoat
et R. Pfefferkorn, pour désigner à la fois « une relation antagonique entre deux groupes
sociaux, établie autour d’un enjeu »
172mais aussi toute « tension qui traverse le champ social
et qui érige certains phénomènes sociaux en enjeux autour desquels se constituent des groupes
sociaux aux intérêts antagoniques. »
173. Ce paradigme qui est central dans notre recherche et
dans notre définition même du genre, sera discuté à plusieurs occasions. Celui-ci a
principalement été élaboré théoriquement par K. Marx dans le cadre de son analyse des classes
sociales et connaît un regain d’intérêt scientifique depuis les années 1980, en France entre autre
dans un contexte de prise en compte scientifique des conflits sociaux et des mobilisations
collectives, notamment salariales. Ce renouveau fait principalement suite à une remise en
question des analyses prônant l’individualisation des phénomènes sociaux. Ces interprétations
ont souvent été caractérisées par la non-prise en compte dans les champs interprétatifs des
phénomènes dits « structurels et matériels » au profit des phénomènes « identitaires » dont les
manifestations sont principalement discursives. L’une des critiques principales formulées à
l’encontre de ces perspectives jugées fragmentaires est leur incapacité à remettre en question, si
ce n’est dans une perspective d’accompagnement, le rôle régulateur des marchés et
l’individualisme contractuel. Ainsi, partant de nos interprétations du VL du CAI (tel qu’il a été
pensé concomitant au VC), produit dans le contexte de la dialectisation de l’immigration
(choisie vs subie), un antagonisme « préalable » est ap-posé entre les polarités « travail »
(sphère publique) et « famille » (sphère privée). Dans ce cadre, le concept de rapport social en
tant que « tension » inhérente à tout processus de réactualisation, de re-production ou de
réaffirmation sociale jamais achevée semble offrir l’avantage de rendre intelligible la façon
dont de multiples assignations orientent les façons de faire et les revendications, sans pour
autant les figer. En outre, comme le souligne R. Pfefferkorn, « il permet en effet d’arracher à
172
K
ERGOATD., « Comprendre les rapports sociaux », Raison présente, Articuler les rapports sociaux : classe,
sexes, races, n°178, 2011, p. 11.
tous les « objets » sociaux, individus, groupements, organisations, institutions ou États, leurs
apparences de réalités substantielles existant en elles-mêmes et par elles-mêmes »
174.
Dans le contexte des politiques de l’immigration, plus précisément du plébiscite de
Dans le document
Contractualisation des rapports sociaux : le volet linguistique du contrat d'accueil et d'intégration au prisme du genre
(Page 92-95)