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Mais, dire que les pratiques sociales conduisent à procéder par différenciation et par catégorisation, et que ce processus est observable dans toute société, n’explique pas le

traitement hiérarchique et/ou inégalitaire qui est fait de ces différences et de ces catégories.

Autrement dit, comme le rappelle Ch. Delphy : « si la pratique invite à faire des différences,

elle ne force à les faire ni d’une façon hiérarchique ni d’une façon binaire. »

374

Et c’est

précisément ce différentialisme, mécanisme social d’altérisation et de hiérarchisation,

procédant autant par hétérophobie qu’hétérophilie, qui représente un levier central pour la

compréhension des processus de racisation aujourd’hui. Dans ce sens, remettant en cause la

compréhension du racisme comme reflet des rapports de classe, comme un acte individuel

malveillant, ou encore comme phénomène à saisir par ses prétendus liens avec la question de

374

D

ELPHY

C

H

. (et al.), « 8. Fonder en théorie qu’il n’y a pas de hiérarchie des dominations et des luttes » (dans.)

Revue Mouvements, Pensées critiques, Paris, La Découverte « Poche/Sciences humaines et sociales », 2009,

pp. 31-152, p. 137.

la différence – ce que proposera C. Lévi-Strauss (1971) par exemple

375

–, dès la fin des années

soixante dix C. Guillaumin suggère de définir le racisme comme une relation sociale. Selon

une appréhension kantienne du phénomène, elle considère que la « race » fait partie intégrante

du monde perçu. Dans son article Question de différence

376

, elle engage à ce titre une

discussion autour de cette notion de différence. Dans le cadre du développement du racisme,

elle considère que l’argument de la différence et de la « diversité » des groupes et des cultures

n’est qu’un alibi et une justification a posteriori du processus et non un point de départ

pouvant expliquer le phénomène

377

. Ainsi, elle propose d’explorer la notion de différence,

non pas du point de vue du racisme mais à travers l’angle de la racisation (Cf. Chapitre 2). En

somme, elle interroge cette notion de différence comme processus et injonction à la

différence

378

. C’est là que réside l’originalité de ses travaux, plus précisément dans

l’articulation entre productions discursives ou symboliques et observation empirique des

processus de différenciation et de hiérarchisation opérants.

En guise de première définition du vocable « différence », le dictionnaire en ligne TLFi

propose : « Au sing. ou au plur., adj. qualificatif. Qui diffère de, qui présente des caractères

distinctifs par rapport à un autre être, à une autre chose. »

379

Comme le souligne C.

Guillaumin, il est souvent postulé que deux éléments « sont différents l’un de l’autre »

380

.

Néanmoins, le plus souvent nous disons qu’un élément « est différent de » l’autre, mettant

ainsi l’un en position de référence par rapport à l’autre. La possibilité d’une énonciation

égalitaire (ou symétrique) laisse la place à une certaine règle de la hiérarchie. C’est ce qui fait

dire à l’auteure que la différence se pense dans un rapport où il y a « un centre qui ordonne

autour de lui et auquel les choses se mesurent, en un mot un RÉFÉRENT, qui représente bien

la réalité cachée de la différence. »

381

Aussi, dire et penser la différence est une manière de

faire appel à une norme, lieu stable, homogène et atemporel de mesure d’un rapport social. Ce

rapport social est inégalitaire et ne peut supposer d’action réciproque puisqu’il induit à

375

N

AUDIER

D., S

ORIANO

É., « Colette Guillaumin. La race, le sexe et les vertus de l’analogie », Cahiers du

Genre, 2010/1 n° 48, pp. 193-214, p. 197. [EN LIGNE] :

http://upvericsoriano.files.wordpress.com/2009/06/cdge_048_01931.pdf (Consulté le 25 avril 2013).

376

G

UILLAUMIN

C., « Question de différence », Questions féministes, n° 6, Les dits–faits–rances, septembre

1979, pp. 3-21. [EN LIGNE] :

http://www.feministes-radicales.org/wp-content/uploads/2010/11/Colette-Guillaumin-Question-de-diff%C3%A9rence-1979.pdf (Consulté le 2 juillet 2013). Cet article figure dans

l’ouvrage « Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature » paru en 1992 que nous citons.

377

G

UILLAUMIN

C.,op.cit., 2002 (1972), p. 72. et N

AUDIER

D.,S

ORIANO

É., op.cit., 2010/1, p. 198.

378

Cf. N

AUDIER

D.,S

ORIANO

É., op.cit., 2010/1, p. 199.

379

Le Trésor de la Langue Française informatisé. [EN LIGNE] :

http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=417838155 (Consulté le 26 juillet 2013).

380

G

UILLAUMIN

C., op.cit., 1992, p. 97.

l’évidence un fait de dépendance et de domination. Comme le souligne Ch. Delphy en traitant

du concept d’« Autre » comme invention de la tradition occidentale :

« Ce qui caractérise les rapports et même la définition de l’Un et de l’Autre, c’est

l’absence totale de réciprocité. Les Autres, justement parce qu’ils sont les Autres, ne

peuvent appeler les Uns des Autres. Et pourtant, s’il est question de « différence », ne

pourrait-on dire que l’Un est aussi différent de l’Autre que l’Autre l’est de l’Un. (…)

Cette absence de réciprocité confirme que le statut d’Autre n’est pas dû à ce qu’est

l’Autre (de quelque façon qu’on définisse ce que « être » veut dire), mais à son absence

de pouvoir qui contraste avec le pouvoir de l’Un. »

382

L’évocation de la différence s’établit sur la base d’une référence. On est pas différent, on

est différent (de), ce qu’illustrent les propos de Sandrine ci-dessous, lorsque je lui demande de

qualifier sa relation avec le « public migrant » :

« / euh / disons que c’est un public différent / euh / dans le sens où il est très hétérogène

d’abord / là où j’ai travaillé avant / c’était un public déjà éduqué qui venait d’eux mêmes

pour apprendre quelque chose en plus / donc ça venait d’eux-mêmes / et c’était des gens

qui avaient une / euh / une scolarité assez avancée on va dire / euh / tandis que là / euh

oui / qui apprenaient le français plus par plaisir on va dire hein / tandis que là c’est un

public qui : qui vient euh : par O-obligation personnelle ou autre mais qui a besoin du

français pour vivre en France / donc c’est différent * / euh : / le public est très différent

au niveau de la scolarité hein / on a des gens qui viennent de Russie par exemple et qui

ont : été jusqu’à l’université / qui sont / qui ont des hauts diplômes / et puis à côté de ça

on a des gens qui n’ont jamais été à l’école / comme les pays maghrébins / certains / ou

la Turquie / et donc on a aussi euh / la chose nouvelle aussi c’est que dans ce* / enfin /

au CLPS / on a des publics très hétérogènes au niveau des pays d’origine / »

Sandrine.4.1 (3’30)

Comme le rappelle C. Guillaumin, la différence est à la fois « une réalité empirique »,

dans la mesure où elle se manifeste quotidiennement, concrètement et matériellement, mais

elle est aussi « une forme logique », puisqu’elle est une manière d’appréhender le monde, une

forme de raisonnement. Enfin, la différence est « une attitude politique », c’est-à-dire, un

projet et un lieu possible de revendication, « bref, quelque chose qui a des conséquences sur

notre vie. »

383

. Les discours de promotion de la différence culturelle – et linguistique –

comme ceux consacrés au « droit à la différence », ou plus récemment à la promotion de la

diversité (Cf. Chapitre 5) – sont des leviers « efficaces » des politiques de la reconnaissance et

de l’identité. Dès 1979, C. Guillaumin constate que ces discours de (sur) la différence sont

382

D

ELPHY

C

H

., Classer, dominer : qui sont les « autres » ? Paris, La fabrique, 2008, pp. 19-20.

simultanément des discours de la reconnaissance que les personnes racisées peuvent lui