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Significations du travail et parcours d‟activités

3. De l’exonération du travail à l’insertion professionnelle

3.1. Entre intégration et assistance : le déplacement des frontières de l’inaptitude

3.1.3. Significations du travail et parcours d‟activités

L‟étude a reposé sur l‟analyse qualitative d‟une série d‟entretiens réalisés auprès d‟usagers de fauteuil roulant et sur l‟exploitation d‟une enquête par questionnaire selon une méthodologie proche de celle décrite au chapitre précédent75 (Ville, 1999).

D‟un point de vue descriptif, les sphères d‟activités des usagers de fauteuil roulant se distinguent de celles des personnes valides. Les premiers sont effectivement moins nombreux à occuper un emploi ; ceux qui travaillent sont en moyenne plus diplômés que ceux qui ne travaillent pas, lesquels sont d‟ailleurs rarement demandeurs d‟emploi, constat qui témoigne d‟un renoncement au travail ou d‟un souhait de ne pas travailler. En revanche, les usagers de fauteuil roulant sont majoritairement engagés dans des activités associatives et dans la pratique de loisirs. Il est intéressant d‟observer que l‟accès aux activités non professionnelles est indépendant, chez les usagers de fauteuil roulant à l‟inverse des personnes valides76

, du niveau de diplôme et de ressources. La plus grande équité dans ce domaine d‟activité témoigne, me semble-t-il, d‟une réduction des inégalités sociales imputable en partie aux systèmes de compensation.

75 L‟enquête a recueilli les significations et fonctions du travail auprès d‟usagers de fauteuil roulant et de personnes sans déficiences, à partir d‟un ensemble de propositionsconcernant le travail et les activités bénévoles, propositions extraites des entretiens préalablement réalisés et pour lesquelles les personnes interrogées devaient donner leur degré d‟accord au moyen d‟une échelle de réponse. L‟enquête fournit en outre une description détaillée de l‟ensemble des activités professionnelles, bénévoles et de loisirs des personnes interrogées, l‟importance de ces activités et la satisfaction éprouvée dans leur réalisation.

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Chez ces dernières, ce sont les plus diplômées et celles qui ont le plus de revenus qui sont plus souvent engagées dans des activités bénévoles et de loisirs.

89 L‟analyse des significations et fonctions du travail a permis de dégager trois principales dimensions77. Une première considère que le travail est nécessaire à l’accomplissement

personnel, à l’équilibre psychologique et à la reconnaissance sociale. Le fait de ne pas

travailler est perçu comme un échec ; il contribue à l‟isolement et l‟exclusion et engendre un appauvrissement de la personne. Ce type de représentation était, il y a encore peu de temps, largement véhiculé par les professionnels de la réadaptation et les cadres du mouvement associatif. Une deuxième dimension affirme la possibilité de réalisation de soi en dehors du

travail. Dans cette perspective, les activités bénévoles et de loisirs offrent une meilleure voie

pour l‟accomplissement personnel. Ne pas travailler quand les ressources sont suffisantes est alors considéré comme une chance permettant de consacrer le temps libéré à des activités plus enrichissantes.

Ces représentations sont liées à la situation face à l‟emploi – la première étant préférentiellement exprimées par les actifs, la seconde par les inactifs. C‟est cependant parmi les usagers de fauteuil roulant, et tout particulièrement chez les plus jeunes, que les divergences sont les plus marquées. En effet, si les plus âgés78 défendent massivement les valeurs traditionnelles du travail, qu‟ils travaillent ou non et quel que soit leur statut socioprofessionnel, une ligne de clivage apparaît chez les plus jeunes en fonction de leur niveau d‟éducation. Les plus diplômés, plus souvent actifs, sont davantage attachés aux fonctions traditionnelles du travail tandis que les moins diplômés voient comme une opportunité la possibilité de s‟engager dans des activités alternatives au travail.

Une troisième dimension définit le travail comme une nécessité contraignante pour gagner sa

vie et ne pas être exclu. Dans cette perspective, l‟activité professionnelle nuit à l‟équilibre

psychologique et à l‟épanouissement personnel, mais reste importante pour la reconnaissance qui passerait d‟abord par le salaire. Cette signification instrumentale du travail est associée à certaines contraintes objectives étant majoritairement exprimée par des personnes valides, ayant des enfants à charge, dont les conditions de travail apparaissent peu propices à l‟accomplissement de soi (peu de diplômes et de ressources) et n‟ayant pas d‟autres activités (manque de temps et de moyen). Les usagers de fauteuil roulant actif s‟éloignent nettement de cette représentation.

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Ces dimensions sont issues d‟une Analyse en Composante Principale. 78

90 L‟analyse des entretiens complète cette première approche. Elle a fait l‟objet d‟un article rédigé avec Myriam Winance et paru en 2006 dans la revue Disability and Rehabilitation (annexe 4 du document joint). Elle visait la construction d‟une typologie des parcours d‟activité étayée sur l‟étude de l‟enchaînement des décisions et actions qui fabrique ces parcours, en les situant dans leur contexte à la fois matériel et symbolique. Elle montre la grande diversité des expériences d‟occupations, professionnelles et non professionnelles, relatées par les usagers de fauteuils roulant, associée à une non moins grande diversité de discours sur les valeurs et fonctions du travail, et, au-delà, sur les moyens d‟une vie accomplie. On y observe la même polarité que précédemment évoquée. Pour certaines usagers de fauteuil roulant, le travail est un domaine essentiel de la vie qui concentre toutes les aspirations : il contribue à l‟équilibre psychologique en occupant le temps, réalise la socialité par les contacts qu‟il procure, confère un sentiment d‟utilité et une reconnaissance sociale, participe à l‟épanouissement personnel. Véritable quête pour les uns qui peinent à s‟intégrer, il occupe tout l‟espace pour d‟autres, au point de ne pouvoir se résoudre à le quitter au moment de la retraite. Les fonctions qu‟on lui attribue s‟accompagnent d‟une représentation négative des ressources de l‟assistance. On est fier d‟avoir pu s‟en dispenser ou amer de « dépendre des subsides de l‟État ». Pour d‟autres en revanche, les fonctions traditionnellement imputées au travail ne sont pas spécifiques et peuvent être remplies par d‟autres types d‟activités, le plus souvent l‟engagement associatif ou une activité élective. Elles sont d‟ailleurs souvent assimilées à un travail et conçues comme une contrepartie à l‟allocation de ressources compensatoires. D‟autres personnes encore, n‟envisagent pas de substitut au travail qui leur confèrerait sentiment d‟utilité et reconnaissance sociale. Pour elles, « la reconnaissance passe par ce que l‟on est, pas par ce que l‟on fait ». Elles aspirent à un enrichissement personnel, à une forme d‟hédonisme à travers un mode de vie convivial et des activités artistiques et intellectuelles. Les ressources compensatoires sont alors conçues comme un droit obtenu de longue lutte dont on n‟a pas à ce sentir redevable79.

Les mêmes caractéristiques du travail peuvent, en outre et selon les personnes, être considérées comme salutaires ou aliénantes. Il en va ainsi du cadre imposé de l‟exercice professionnel que constituent les horaires fixes dans un même lieu où l‟on rencontre les

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En témoigne cet extrait d‟un entretien réalisé auprès d‟une femme de 43 ans, accidentée à l‟âge de 15 ans. « C‟est un système. La société elle est comme ça, si elle indemnise ce genre de choses pourquoi j‟en profiterais pas ! C‟est aussi la lutte, c‟est aussi des gens qui se sont battus pour ça, qui ont fondé ça, qui a été accepté, je veux dire c‟est comme le samedi libre, c‟est comme les congés payés, est-ce qu‟on est redevable des vacances ou du 1er mai ? » .

91 mêmes personnes. Pour certains, ce cadre est nécessaire en ce qu‟il structure la vie et fournit les repères sans lesquels on pourrait être tenté de se laisser aller, de s‟apitoyer sur son sort. Pour d‟autres, il est synonyme de routine et d‟ennui. La plupart des fonctions du travail tiennent d‟ailleurs davantage à ses aspects instrumentaux qu‟à ses aspects intrinsèques. Lorsque la réalisation d‟une activité professionnelle est conçue comme un besoin pour l‟accomplissement de soi, c‟est le plus souvent à travers l‟expression d‟un manque de la part de personnes inactives qui vivent cette situation comme un échec.

Le travail ne semble donc pas dans l‟absolu être une condition nécessaire à un parcours de vie satisfaisant. Un peu plus de la moitié des participants aux entretiens qui ne travaillent pas déclare avoir choisi une vie sans travail. L‟engagement sportif, associatif, politique, la réalisation d'occupations différentes et complémentaires (comme, par exemple, un travail à temps partiel, associé à des activités associatives et de loisirs, et/ou une vie familiale et relationnelle) ou encore une existence fondée sur l‟accomplissement personnel à travers la sociabilité et la convivialité, constituent autant de possibles. Des trajectoires d‟occupations « sur mesure », composées d‟un « bricolage » subtil de ces différentes activités, offrent pour certains les conditions sociales d‟une vie accomplie. Il en résulte que le critère d‟activité/inactivité autour duquel se cristallisent les débats et les pratiques des professionnels de la réadaptation, se révèle être un opérateur non pertinent pour comprendre et organiser des types de parcours d‟activité. Plus que de connaître la situation des personnes face à l‟emploi, il importe de savoir si, et comment, elles ont pu (ou non) s‟approprier leurs activités ; l‟appropriation étant entendu comme un processus qui s‟inscrit dans le temps, comme un « travail » au sens de Corbin et Strauss (1988) dont la finalité est la mise en cohérence de sa biographie, la production d‟un sens positif de soi et de son histoire (Ville & Winance, 2006). La forte polarité des significations du travail et de l‟assistance reflète la grande diversité des parcours d‟activité des usagers de fauteuil roulant, diversité permise par les ressources compensatoires. Elle témoigne souvent d‟une consonance entre significations des activités et situation objective face à l‟emploi, mais pas toujours80

. Une telle consonance suppose l‟existence d‟alternatives tant dans les types d‟activités susceptibles d‟être réalisées que dans les significations qui y sont attachées.

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Si certaines personnes qui ne sont pas parvenues à construire une vie professionnelle continuent à le vivre comme un échec, d‟autres, actives, témoignent de trajectoire subie, décidée par d‟autres, professionnels ou proches, sur laquelle elles semblent n‟avoir jamais eu prise.

92 La loi de 1975, grâce aux ressources compensatoires, permet un choix d‟activité. Après huit années de gestation, elle est finalement promulguée à une époque charnière qui marque le début de transformations importantes du contexte socioéconomique et de l‟organisation sociale. Elle arrive en quelque sorte en porte-à-faux et aura de ce fait un effet paradoxal. D‟une part, elle consacre, grâce au dispositif d‟insertion professionnelle qu‟elle met en place, un premier mouvement entamé depuis la première guerre mondiale, caractérisé par la réadaptation et l‟insertion professionnelle et reposant sur les valeurs fortes et consensuelles du travail. Conformément aux revendications des collectifs de personnes handicapées, les frontières de l‟inaptitude se sont sensiblement déplacées. Des personnes avec un taux d‟incapacité maximal peuvent désormais occuper une activité professionnelle. Mais, dans le même temps, la loi offre les conditions de possibilité d‟un second mouvement qui ébranle son fondement cognitif et symbolique en questionnant l‟idéologie du travail, un nombre non négligeable d‟usagers choisissant de recourir à l‟assistance au nom d‟une inaptitude au travail parfois questionnable.

Toutefois, là encore, les conditions locales et matérielles permises par le revenu de subsistance cumulé à d‟autres prestations ne suffisent pas à promouvoir des significations alternatives du travail et des modes de vie. Ces dernières doivent s‟articuler à des modèles plus généraux susceptibles de les accréditer. Les significations et fonctions du travail véhiculées par les usagers de fauteuil roulant trouvent un ancrage dans le climat des idées caractérisé par les débats virulents qui divisent les sciences sociales dans les années quatre-vingt-dix.

3.2. La question du travail dans les sciences sociales des années