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1. De l’inaptitude au travail à la réadaptation : un héritage de catégories et de

1.3. Responsabilité collective, sens de la dette : la naissance de la réadaptation

1.3.1. Premiers collectifs, premières revendications

La mobilisation des « infirmes civils » part d‟un établissement pour malades atteints de tuberculose osseuse situé à Berk-sur-mer. La médecine, alors impuissante face à cette maladie, propose, ou plus exactement impose, pour seul traitement, en dehors d‟actes chirurgicaux invasifs, de longues cures de repos allongé, souvent associées à l‟immobilisation dans des plâtres. Les premières actions de ces « allongés de Berck » consisteront surtout à organiser, dans les centres de cure et les sanatoriums, des bibliothèques, des cours, et des conférences afin de permettre aux malades de s‟instruire tout en rendant plus supportables les heures de repos contraint. Puis, face aux carences des pouvoirs publics, les « infirmes civils » vont organiser leur propre réadaptation. Avec la création en 1929 de l‟ADAPT (Ligue pour l‟Adaptation du Diminué Physique au Travail), association toujours active27

qui rencontra d‟emblée un franc succès, des formations professionnelles seront mises en place (sténodactylo, reliure, couture…) dans des centres de « réentraînement au travail » et des premiers placements professionnels à mi-temps, puis à temps plein seront réalisés. Tout cela bien sûr sur la base du bénévolat et du soutien de personnes acquises à la cause.

La principale revendication du collectif est celle d‟un droit pour les « diminués physiques » d‟accéder à l‟indépendance économique par le travail. Le moteur est la révolte. « […] être ainsi l‟esclave, non seulement de son corps mais d‟un appareil médicosocial qui s‟octroie le droit de décider pour vous, de disposer de votre vie, sans explications, sans recours autre que le refus dont on pressent qu‟il mènerait à la mort. […] La rééducation professionnelle et l‟emploi réservé n‟étaient alors accordés qu‟aux mutilés de guerre depuis 1919 et aux accidentés du travail depuis 1924. Rien n‟était prévu pour nous aider à repartir dans la vie […]» (Fouché, 1979)28. A l‟occasion de la première conférence internationale du service social qui se tient en juillet 1928, et qui réunit des leaders du service social naissant de vingt-huit nations à Paris, Suzanne Fouché, principale représentante du collectif en annonce le programme.

« Au nom des infirmes et pour la prévention du chômage, nous demandons au service social de s‟intéresser activement à la reprise du travail des diminués physiques et de vouloir bien

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Elle s‟appelle aujourd‟hui « association pour l'insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées ». 28

Suzanne Fouché est une des « allongés de Berck ». Elle sera à l‟initiative de la création de l‟ADAPT avec Robert Buron qui deviendra plusieurs fois ministre sous la IVème et la Vème république. Militante active, elle participera aux débats sur la sécurité sociale, puis à la préparation des lois de 1957 et de 1975.

32 s‟employer à la solution des problèmes suivants : 1/ que tout infirme relevant de l‟Assistance publique soit soigné et appareillé, non au rabais et selon les meilleures méthodes ; 2/ qu‟une commission d‟orientation professionnelle en union étroite avec l‟hôpital guide l‟infirme dans le choix […]. Grâce à ces mesures, l‟infirme consoliderait sa guérison, évitant la rechute qui encombre d‟incurables les hospices. Mais surtout, reprenant lui-même la responsabilité de sa vie et ayant reconquis son indépendance économique, non seulement il dégrèverait les budgets d‟assistance, mais il deviendrait un contribuable, collaborant pour sa part à la prospérité de „son pays‟ » (Fouché, 1981 : 117).

Ces premières initiatives sont rapidement suivies par d‟autres. La même révolte est exprimée par des personnes victimes de la poliomyélite, maladie qui avec la tuberculose sont alors considérées comme les fléaux du siècle. Comparé au traitement réservé aux invalides de guerre et aux accidentés du travail, le sort des invalides civils est perçu comme injuste. Les personnes sont cachées dans leur famille, lesquelles, accablées par la honte craignent que le stigmate n‟éclabousse leurs autres enfants. Pire encore, elles végètent dans des mouroirs où l‟on compte sur les « attardés mentaux » physiquement valides pour dispenser les soins élémentaires aux personnes grabataires (Tranoy, 1993). D‟une petite amicale naît, en 1933, l‟Association des Paralysés de France. Ses objectifs : « lutter contre l‟isolement et l‟oisiveté, contre l‟inactivité et le désarroi où la maladie nous a jetés. Ensemble, obtenir de chacun un rendement humain maximum. Aider chacun à être le moins possible à la charge de la société. Épargner à ceux qui viendront après nous les peines que nous avons endurées. Ensemble, rendre plus fécondes nos souffrances et nos vies plus belles » (Tranoy, 199329, citation d‟époque). Comme pour la ligue, ce sont d‟abord des actions pratiques, basées sur le bricolage et la solidarité, qui seront mises en place : informations échangées par l‟intermédiaire de réseaux locaux et d‟une revue, cotisations des membres pour procurer à untel un tricycle, à tel autre les soins nécessaires, puis viendront les premières institutions installées dans des bâtiments de fortune donnés ou légués. Des ateliers seront créés, dispensant diverses formations, ainsi que des centres de vacances, des foyers de vie et des centres de rééducation fonctionnelle.

Cependant, malgré la mobilisation précoce des premières associations de personnes handicapées pour revendiquer le droit à la réadaptation professionnelle, ou peut-être à cause de leur efficacité à assumer la prise en charge de leurs membres, l‟invalidité civile restera longtemps ignorée par le législateur et ne fera véritablement l‟objet de ses initiatives qu‟après

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33 la seconde guerre mondiale, notamment avec la loi de 1957 sur le reclassement professionnel. Pendant la première moitié du 20ème siècle, la réadaptation se déclinera selon deux programmes parallèles, répondant chacun aux mêmes objectifs et véhiculant la même idéologie, mais l‟un financé par les pouvoirs publics et l‟autre par les associations privées. Dans les deux cas toutefois, elle sera la seule réponse sociale, acceptée et partagée, à la question du handicap.

La réadaptation a contribué à renouveler en profondeur le champ du handicap sur les deux fronts des significations et des dispositifs de prise en charge. Elle remet en cause la classification qui fondait les débuts du « social-assistantiel » en marginalisant la notion d‟inaptitude au travail. Le « climat des idées » est bien sûr différent. Avec le « désenchantement du monde », le corps souffrant a perdu sa connotation spirituelle et, même s‟il n‟a pas totalement disparu, le paradigme de l‟économie du salut s‟est affaibli. Dès la fin du 19ème siècle, la diffusion d‟une nouvelle science, la psychologie, donne un cadre pour penser autrement la souffrance30. Alors que dans le domaine public, avec l‟émergence du droit social, la gestion moderne de la pauvreté est devenue avant tout politique. Dans ce contexte général, la première guerre mondiale engendre une situation socioéconomique toute particulière qui favorise cette nouvelle modalité de traitement des infirmes. Ces derniers, réadaptés grâce à la complémentarité de différentes techniques appliquées dans des lieux spécifiques, sont à nouveau aptes au travail. Mais, une chose est l‟universalité du principe (potentiellement applicable à toute infirmité, quel qu‟en soit le contexte de survenue), une autre, la désignation de ceux qui auront accès aux dispositifs de sa mise en œuvre. Une nouvelle différenciation se fait jour qui trouve son fondement cognitif dans le paradigme de la responsabilité collective, de la dette sociale et de la justice réparative. Différentes catégories d‟invalides sont alors identifiées selon le contexte dans lequel est survenue l‟invalidité : une activité collective comme la défense ou la production nationale ou une autre situation qui n‟implique pas de service rendu à la nation. Seules les premières sont justiciables d‟une dette de la collectivité à leur égard. Or, les contextes, de guerre ou de travail, dans lesquels surviennent les blessures sont essentiels ; ils sont à la fois pourvoyeur de sens et de ressources (compensation, réparation) en réponse à la dette ; ils déterminent le statut des personnes concernées. Les infirmes « civils » ne sont civils que par défaut de contexte signifiant. Ils

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Dans « Malades d‟hier, malades d‟aujourd‟hui », Claudine Herzlich et Janine Pierret observent dès cette période « une vision de la maladie liée à la vérité profonde du malade, à sa personnalité individuelle assimilée à sa destinée » (1984 : 187).

34 n‟ont rien à attendre de l‟origine de leur déficience pour donner un sens à leur histoire, étant simplement les victimes de la nature et du hasard. En l‟absence de cause légitime, leur situation ne trouve pas de résolution dans le droit social de cette époque.