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Une catégorie de l‟expérience : le handicap comme épreuve de soi

1. De l’inaptitude au travail à la réadaptation : un héritage de catégories et de

1.3. Responsabilité collective, sens de la dette : la naissance de la réadaptation

1.3.2. Une catégorie de l‟expérience : le handicap comme épreuve de soi

Obtenir une reconnaissance équivalente à celle attribuée aux mutilés de guerre et aux accidentés du travail suppose de dépasser la catégorisation basée sur l‟origine des déficiences, de faire prévaloir une perspective élargie sur la situation des infirmes qui ne repose plus sur la valeur imputée à la situation qui est à l‟origine du handicap, mais qui fasse sens pour tous. Tout en mettant en place les dispositifs devant suppléer à leur exclusion du droit social, les premiers collectifs d‟infirmes civils vont proposer une nouvelle signification du handicap qui déplace l‟attention de la situation collective de survenue de l‟infirmité en valorisant l‟expérience de l‟infirmité pour elle-même. Une telle signification inaugure, à l‟échelle collective, l‟introduction d‟une perception subjective. Aucune attention portée au sujet n‟apparaît dans le traitement social des mutilés de guerre31. C‟est collectivement que les soldats ont œuvré pour la patrie ; c‟est également collectivement (et le plus souvent anonymement) qu‟ils sont glorifiés pour les sacrifices consentis. De la même façon, la stratégie adoptée par la fédération des accidentés du travail de mise en équivalence des situations de guerre et de travail, a mis en exergue la dimension sacrificielle de l‟accident lié à l‟œuvre collective de production (de Blic, 2007, voire note 24). Sa réussite, consacrée par l‟assimilation des accidentés du travail aux mutilés de guerre pour l‟accès aux dispositifs de la réadaptation, ne donne pas lieu à une mise en question de cette catégorisation de l‟invalidité par sa situation d‟origine. En revanche, le manque de référentiel pour l‟infirmité « civile », qui se trouve donc exclue des dispositifs de reconnaissance et de prise en charge, va provoquer la production du sens du handicap comme « épreuve de soi ». Cette conception se fond dans l‟idéologie de la réadaptation, le discours du dépassement qu‟elle véhicule et les pratiques d‟entraînement des corps qu‟elle promeut.

L‟acception du handicap comme « épreuve de soi » marque donc le passage de la valorisation d‟une situation collective, à la source d‟une expérience individuelle, à la valorisation de l‟expérience individuelle elle-même. Le handicap devient, indépendamment de sa cause ou de

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Elle peut exister bien sûr à titre privé. D‟un point de vue sociopolitique cependant, on évaluera la perte de l‟intégrité à ses conséquences matérielles, les conséquences pour la personne ne pouvant être que négatives.

35 son contexte de survenue, une expérience que l‟on peut travailler de manière réflexive, dont on peut apprendre sur soi même, sur les valeurs de l‟existence et dont on peut sortir grandi. Autrement dit, le handicap peut se concevoir comme constitutif du sujet, c‟est-à-dire, comme une expérience à travers laquelle le soi s‟éprouve, se développe et se transforme. De nombreuses illustrations existent notamment dans les témoignages des pionniers du mouvement associatif. Robert Buron écrit :

« C‟est là, en faisant mon entrée dans „le royaume des allongés‟ à 18 ans [en 1928] que j‟ai accédé à une forme de conscience réfléchie qui m‟a permis de savourer pleinement le goût de la vie, de m‟éveiller à moi-même. A Berck, j‟ai découvert moi-même d‟abord, les autres ensuite, et le fait, surtout, que l‟individualisation inévitable dans le domaine affectif n‟était qu‟une contre-épreuve de l‟amour qu‟on peut et doit éprouver pour tous, c‟est-à-dire, le prochain en général » (Cité par Jean Savy, 2003 : 16)

On en trouve d‟autres exemples, en particulier dans les travaux de psychosociologues qui se sont intéressés à la question du handicap. Ainsi, Goffman dans « Stigmate », cite le témoignage d‟une personne handicapée :

« Mais maintenant, loin de ma vie à l‟hôpital, je peux évaluer ce que j‟ai appris. Car il n‟y avait pas que la souffrance : il y avait aussi ce que j‟apprenais par la souffrance. Je sais que ma conscience des autres s‟est accrue, que ceux qui me sont proches peuvent compter sur moi pour tourner vers leurs problèmes toute mon intelligence, tout mon cœur et toute mon attention » (Goffman, 1975 1963 : 22).

Ce sens de l‟épreuve est encore perceptible dans l‟éditorial du premier numéro paru en 1933 de « Faire Face », la revue de l‟APF. On peut y lire : « Nous voulons être des hommes au sens plein et sublime du mot malgré - ou grâce à ? - notre infériorité physique, des hommes qui ont compris le sens, le prix de la vie malgré - ou grâce à ? - la souffrance. Les hommes dont le programme est „faire face‟ à toutes les souffrances et en particulier à la réalité, si désagréable qu‟elle soit, de leur état physique. Faire face à tout devoir et en particulier au devoir de fraternité, de charité. En un mot, faire face à la vie et à ses possibilités infinies ».

Le sens du handicap comme « épreuve de soi » rend compte de ce type d‟expressions qui, au-delà de la difficulté à laquelle il faut faire face, allie réflexivité - ce que la personne apprend de sa situation, les nouvelles valeurs et conceptions qu‟elle développe – et intersubjectivité – la richesse des échanges, les qualité de l‟écoute et du partage avec les autres, ces deux aspects semblant indissociables. Elle résulte d‟une typification réalisé par les acteurs des premiers

36 collectifs de personnes malades et handicapées, d‟une construction sociale produite dans des conditions locales et contingentes.

L‟une de ces conditions résulte du traitement différentiel entre les catégories d‟infirmes précédemment exposé. La distribution inégale de la réadaptation conçue comme un bien permettant d‟accéder à l‟indépendance économique et à la maîtrise de sa propre vie, induit un sentiment d‟iniquité. L‟aspiration à être responsable de soi et le refus d‟être « assisté » ont sans doute favorisé le déplacement de l‟intérêt du contexte de survenue de l‟infirmité à son expérience en tant que telle. Cette condition ne suffit toutefois pas à produire une nouvelle signification. Encore faut-il que les personnes se rencontrent et échangent. Car, si elle fait appel à la subjectivité des acteurs, la production de signification est un phénomène collectif. C‟est à partir des cas empiriques, par la comparaison des expériences singulières et le repérage de similitudes et d‟invariants que s‟effectue la montée en généralité. Ce processus appelle, en retour, l‟occurrence de cas similaires en offrant une ressource signifiante permettant à d‟autres personnes d‟analyser leur expérience dans cette nouvelle perspective. Cette seconde condition est réalisée par le rassemblement dans les centres de cure32 et les sanatoriums qui permet aux pionniers d‟inventer, de valider, puis de diffuser, une signification du handicap comme épreuve.

Pour être partagée, une signification nouvelle doit encore trouver un ancrage dans un système englobant et être en harmonie avec le « climat des idées » (Douglas, 2004 1986). Si les catégories de pauvres trouvaient leur légitimité dans la chrétienté médiévale, celles des éducables dans l‟empirisme, celles des invalides de guerre et des accidentés du travail dans le solidarisme, le handicap comme « épreuve de soi », catégorie de l‟expérience et du sujet, trouvera un étayage dans différentes vulgates des sciences humaines et sociales : théorie de la personnalité, théorie du stigmate, théorie biographique ou théorie narrative du soi.

Il me semble qu‟on touche là un moment important de la transformation de la question sociale et de sa gestion. Avec la proposition des premiers collectifs, le sujet fait son entrée dans le débat collectif. Au-delà des faits qui le caractérisent, de sa situation objective, son expérience, jusqu‟alors du domaine de l‟intime et du privé, est désormais digne d‟intérêt, partagée, évaluée. Elle peut constituer le socle d‟identités particulières aujourd‟hui revendiquées. Elle inaugure la montée du traitement subjectif des phénomènes sociaux qui se généralisera à partir des années quatre-vingts. Le processus ne sera pas linéaire cependant et différentes

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C‟est dans un centre de physiothérapie de Lausanne que germe l‟idée du regroupement qui deviendra l‟APF (Tranoy, 1993)

37 acceptions de l‟expérience, psychologique et sociologique, prévaudront selon les arènes et les périodes.

Quoi qu‟il en soit, c‟est à partir du déplacement opéré dans la conception du handicap, de la situation d‟origine à l‟expérience elle-même, que les évolutions ultérieures de la gestion sociale du handicap vont être initiées. Ce déplacement sortira progressivement de l‟espace associatif pour s‟étendre à d‟autres arènes. Le législateur consacrera l‟unification du champ par la loi de 197533.

1.4. La loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 :