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Controverses autour du concept de représentation sociale

Après avoir rencontré un immense succès qui a largement dépassé les cloisonnements disciplinaires, la théorie des représentations sociales a, à son tour, essuyé la critique. On a notamment reproché au concept de représentation son caractère ambigu en ce qu‟il introduit une distance à l‟objet. « La distinction entre représentation et objet a une implication ontologique forte. Elle place les représentations et les objets dans des positions différentes. Tandis que la représentation renvoie à l‟imaginaire, à l‟univers symbolique situé dans un sujet généralisé, l‟objet reste au dehors, comme une partie du dit monde réel. Un tel postulat impose une correspondance ou une théorie instrumentale de la vérité »(Wagner, 1996 : 103). Même si les pionniers n‟adoptaient pas cette perspective, concevant les représentations comme une production sociale64, la difficulté n‟a pas échappé aux tenants les plus radicaux du constructivisme social, en particulier aux défenseurs d‟une psychologie discursive, qui ont assimilé les représentations sociales à un « construit hypothétique » de plus, de nouvelles catégories réifiées de la psychologie cognitive dominante (de Rosa, 2006).

Cependant, l‟assimilation des représentations sociales aux représentations mentales de la psychologie cognitive est réductrice et ne rend pas justice à l‟avancée incontestable de cette approche en regard de la psychologie nord-américaine. Mais il faut bien admettre l‟ambiguïté du concept de représentation du fait de la dualité qu‟il contient. Il n‟y a pas d‟objets séparés de leurs représentations mais des significations construites et partagées qui réalisent notre monde et c‟est bien sur cette base que se sont développés les travaux princeps. Cependant, pour plus de clarté, j‟ai abandonné le concept de représentation, lui substituant celui de signification, sans être tout à fait convaincue du reste d‟avoir levé la difficulté.

Quoi qu‟il en soit, l‟ambiguïté inhérente au concept de représentation a ouvert la voie à des interprétations et des applications variées de la théorie au sein même de la psychologie sociale européenne. Certains chercheurs, dans la tradition de la cognition sociale, se centrent effectivement sur les aspects cognitifs des représentations, analysant leur structure interne, en proposant une modélisation qui les décomposent en un noyau central imperméable au changement et des composantes périphériques plus flexibles. Alors que d‟autres adoptent une posture ethnométhodologique pour mettre à jour les processus sociaux de constitution de ces

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Dans les premiers travaux sur les représentations sociales, l‟objet n‟était pas considéré comme ayant une existence autonome, mais était d‟emblée appréhendé comme enchâssé dans un ensemble de représentations qui lui conférait un sens partagé par les individus et les groupes dans les interactions sociales.

74 savoirs communs, dans la tradition des travaux fondateurs de Claudine Herzlich et de Denise Jodelet.

D‟une certaine manière, la théorie des représentations sociales semble payer le coût de sa tentative d‟intégration des différents segments de la discipline, engendrant un laxisme conceptuel, qui se traduit notamment par une utilisation incohérente du paradigme dans l‟application de la théorie des représentations sociales à la pratique de recherche. Cette situation a « provoqué une nouvelle levée de critiques qui ne s‟adressent pas tant à la théorie des représentations elle-même qu‟à la manière dont les chercheurs l‟ont banalisée, imposant la „nécessité d’une théorie de la méthode’ et d‟une analyse métathéorique de toute la production scientifique reposant sur ce paradigme »(de Rosa, 2006 : 185).

La principale critique tient au fait que le caractère dialectique, au fondement de la théorie, est mal servi dans la pratique de la recherche. On observe en particulier un déséquilibre flagrant en faveur d‟un intérêt pour la fabrique des représentations au détriment d‟un intérêt pour la fabrique du monde social par le biais des représentations. La plupart des travaux traitent des représentations « de quelque chose », dissociant ainsi la représentation de leur objet, et portent davantage sur les aspects cognitifs des représentations que sur les relations entre représentations et actions. L‟entreprise vise alors à identifier les éventuelles distorsions des représentations par rapport à l‟ « objet réel » et à identifier leurs effets et leurs fonctions. La difficulté à appréhender les représentations comme des « unités de croyances et d‟actions » ouvre en outre une brèche pour l‟introduction d‟une causalité entre représentation et action (Wagner, 1994). Dans les travaux empiriques, les représentations font alors office de variables indépendantes déterminant le comportement.

Ces critiques ont conduit à la réaffirmation des fondements de la théorie, voire à certaines reformulations plus congruentes avec le courant constructiviste. Un numéro spécial de la revue Journal for the Theory of Social Behaviour y est consacré en 1996, suivi d‟articles réguliers sur ce thème65. Ces différents essais théoriques partagent le rejet de l‟objectivisme et l‟individualisme à l‟œuvre dans le champ de la cognition sociale, la volonté de transcender les dualismes traditionnels représentation/objet, cognition/action, structure/agentivité, en appréhendant les représentations sociales comme des totalités dynamiques, conçues à la fois comme des répertoires de sens qui s‟imposent aux acteurs et contraignent le champ de leurs

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On peut déplorer que la France, berceau de la théorie, ne soit que marginalement représentée dans cette tentative de réhabilitation de la théorie des représentations sociales, cédant la place au Royaume Uni (particulièrement les travaux émanant de la London School of Economics initiés par Robert Farr)

75 actions et comme des configurations de sens innovantes émergeant de l‟expérience des actions et interactions quotidiennes.

Ces reformulations du concept de représentation sociale convergent avec les propositions de la psychologie culturelle développée par Jerome Bruner qui accorde une place centrale à la construction des significations. Ces dernières sont données en extériorité aux acteurs du présent et sont négociées et re-négociées dans les pratiques quotidiennes. Il en va de même pour le « sens de soi » qui se réalise en pratique. « Pour être viables dans une psychologie culturelle, les concepts (et parmi ceux-ci celui du „self‟) doivent spécifier comment ils doivent être utilisés dans l‟action et dans le discours qui entoure l‟action » (Bruner, 1991 127). Ainsi, le soi peut être conçu non comme un « noyau dur » mais, dans un sens distributif, comme le produit des situations dans lesquelles il opère, comme « le fourmillement de ses participations » (Perkins, cité dans Bruner, 1991). De ce point de vue, il ne saurait y avoir d‟interprétation ontologique du soi, pas de cause à saisir là où la création de signification est en jeu : « il n‟y a que des actes, des expressions et des contextes à interpréter » (Bruner, 1991: 127)

Les développements de la psychologie culturelle et les reformulations de la théorie des représentations sociales ont suscité l‟intérêt d‟appréhender les relations entre handicap et soi moins sous l‟angle de l‟effet des modalités de prise en charge institutionnelles que sous celui des actions quotidiennes et du sens qui leur est associé. Sans négliger le poids des premières, il s‟agit alors d‟éclairer comment l‟expérience des limitations des actions intervient dans la définition des situations, des autres et de soi-même. En effet, et à moins de s‟en tenir à des activités totalement routinisées, l‟engagement dans l‟action lorsqu‟on vit avec des déficiences motrices sévères implique incertitudes et prises de risque (concernant notamment l‟accessibilité de lieux, les attitudes des autres face au handicap dans les interactions nouvelles…). On peut penser que l‟expérience de la gestion quotidienne des ces incertitudes et de ces risques participe à structurer le sens de soi.

Ce déplacement vers une approche pragmatique du soi va d‟abord être concrétisé par une relecture à distance des données recueillies au cours de mon travail de doctorat, exposé précédemment, en mobilisant une autre méthodologie d‟exploitation. Ce travail a été publié en 2000, dans les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale (Annexe 2 du document joint).

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