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La question du travail dans les sciences sociales des années quatre-vingt-dix

3. De l’exonération du travail à l’insertion professionnelle

3.2. La question du travail dans les sciences sociales des années quatre-vingt-dix

A l‟époque où j‟ai mené cette recherche, soit à la fin des années quatre-vingt-dix, les sciences sociales sont traversées par une mise en cause parfois radicale des fonctions intégratives du travail. La controverse s‟appuie sur l‟analyse des transformations récentes de la situation économique et des conditions de travail.

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3.2.1. Un contexte d’effritement du plein emploi et des valeurs qui s’y rattachent

L‟évolution de l‟organisation du travail au cours des trente dernières années (flexibilité, réduction du temps de travail, contractualisation...) et ses conséquences, généralement analysées en termes de précarité et d‟exclusion, ont largement été décrites et partagent les sociologues quant aux fonctions du travail.

Pour les uns, le travail reste un élément essentiel du lien social (Schnapper, 1997), le moyen d‟exister par et pour soi-même (Castel, 2001). Ainsi, pour Schnapper “ […] le travail reste central pour ceux qui travaillent comme pour ceux qui n‟ont plus d‟emploi. C‟est le moyen d‟assurer la vie matérielle, de structurer le temps et l‟espace, c‟est le lieu d‟expression de la dignité de soi et des échanges sociaux. Le temps de travail professionnel donne leur sens aux autres moments de la vie ” (1997 : 17). Le rôle central accordé au travail par rapport aux autres espaces sociaux, telles les sphères familiale et relationnelle, s‟accompagne chez certains auteurs d‟une lecture monolithique du chômage et de la précarité comme facteurs d‟exclusion sociale (telle qu‟elle transparaît dans le concept de “ désaffiliation ” proposé par Castel, 1994). Sur le plan cognitif et symbolique, l'association entre chômage et exclusion fait écho au misérabilisme qui entache souvent l‟expérience du handicap, misérabilisme d‟ailleurs dénoncé par les disability studies et les personnes handicapées. Le « chômeur » et le « handicapé », individus désocialisés et marginalisés, serviraient-ils tous deux de figures repoussoirs, se substituant au « vagabond » du Moyen Âge, exemplifiant les vertus « thérapeutiques » du travail, fréquemment évoquées auprès des jeunes chômeurs et des personnes handicapées sans activité professionnelle ?

Les études des représentations et fonctions du travail recueillies en population générale fournissent des résultats en apparence contradictoires. En effet, pour une forte majorité de français comme d'européens, le travail demeure effectivement une valeur très importante, passant juste après la famille (Ashford & Timms, 1992; Riffault, 1994). Toutefois, une opinion aussi générale reflète peut-être davantage l'importance d'avoir un travail que l'importance du travail lui-même (Sue, 1994).

D‟autres sociologues questionnent le travail comme mode principal de socialisation ainsi que sa capacité à remplir aujourd‟hui le rôle d'intégrateur (Gorz, 1997; Méda, 1995; Schehr, 1997). Ces derniers replacent le débat dans sa dimension historique, rappelant que les fonctions symboliques du travail comme source de réalisation personnelle et de reconnaissance sociale n‟ont émergé que récemment dans l‟histoire des cultures occidentales

94 (Gorz, 1988; Méda, 1995). Les représentations du travail se sont enrichies au fil de l'histoire d'un certain nombre d'éléments à la fois objectifs et subjectifs (facteur de production, liberté créatrice, moyens de distribution des revenus, statuts et protections), rassemblant dans une notion unique des activités considérées antérieurement comme diversifiées (Méda, 1995). Pourtant, l'épanouissement personnel semble contraire aux exigences de la production que sont l'efficacité et le rendement. Et, seule une petite frange de la population active a la possibilité d'exercer un travail « épanouissant ». L'idéal du travail à la fois liberté individuelle et œuvre collective reste pour certains aujourd'hui une illusion (Gorz, 1997; Méda, 1995). Dans le même temps, les fonctions traditionnelles du travail semblent bel et bien avoir disparu. « Source essentielle de l‟activité sociale, source majeure de revenus, source de la hiérarchie sociale et de son organisation, valeur prédominante, élément central du statut social, principe même de l‟identité dans la grande majorité des cas, véritable producteur de la société dans son ensemble : toutes ces fonctions s‟effondrent les unes après les autres, n‟en reste qu‟un discours, une idéologie de plus en plus coupée de la réalité sociale vécue » (Sue, 1994 : 14). De son côté, Gorz, faisant référence à plusieurs études menées auprès de diplômés de l‟enseignement supérieur de différents pays, montre « la désaffection vis à vis de la carrière et la faveur dont jouissent la multiactivité et le travail à temps partiel […] le désir d‟équilibrer le travail-emploi par des activités autodéterminées, le désir d‟être maître de son temps, de sa vie, du choix et de la réalisation de ses fins » (1997 : 106). Ce constat témoigne d‟un changement majeur dans les aspirations des jeunes des classes privilégiées : il s‟agit moins de « faire comme les autres », de se fondre dans une forme de normalité généralisée que de construire au cas par cas, selon ses goûts et ses opportunités, son propre parcours d‟activités. Pourtant, le même auteur observe que, si la mutation est déjà entamée, caractérisée par le passage de la domination du temps de travail à celle du temps libre « jamais la fonction irremplaçable, indispensable du travail en tant que source de lien social, de cohésion sociale, d‟intégration, de socialisation, d‟identité personnelle, de sens n‟a été invoquée aussi obsessionnellement que depuis qu‟il ne peut remplir aucune de ces fonctions » (ibidem : 98). Quoi qu‟il en soit, de ces analyses ressort un consensus appelant à la revalorisation d‟autres formes d‟activités basées sur le lien social, la solidarité et l‟échange non marchand.

C‟est dans ce contexte de crise et de redéfinition des fonctions et valeurs du travail relayées par les sciences sociales et fortement médiatisées que des parcours de vie alternatifs qui ne reposent plus sur les valeurs du travail trouvent une légitimité cognitive. Les jeunes diplômés qui choisissent leur temps de travail et ont les moyens de s‟investir dans d‟autres sphères

95 d‟activités s‟y essayent avec satisfaction ; de même certains usagers de fauteuil roulant qui parviennent à se détacher de l‟idéologie de la normalisation. De la conjonction de conditions de possibilités matérielles et symboliques résultent, pour ceux qui s‟en emparent, des constructions innovantes hors du cadre de la « normalité moyenne ».

Pourtant, il est intéressant de constater que ces débats n‟ont pas pénétré le champ de la réadaptation. L‟entreprise d‟intégration professionnelle initiée par le rapport Bloch-Lainé, promulguée par les lois de 1975 puis de 1987 et encadrée par un dispositif complexe poursuit sa logique en restant relativement imperméable aux assauts de la crise économique et aux controverses sur les rôles et les valeurs du travail. Une double conjoncture peut expliquer cet état de fait : l‟intervention d‟un nouvel acteur central dans le dispositif d‟insertion professionnel mis en place par la loi de 1987 sur l‟obligation d‟emploi des personnes handicapées, associée à une réorganisation de la prise en charge. Une nouvelle forme de gouvernance du handicap se met en place qui illustre le déclin du programme institutionnel décrit par Dubet (2002), caractérisé par le recul de la vocation et des valeurs qui fondaient les pratiques au profit d‟un souci d‟efficacité et de rentabilité.

3.3. Le renforcement du dispositif : la loi de 1987 et la création de l’Agefiph