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Le travail biographique : émancipation ou injonction ?

4. Quand l’invention devient la norme : subjectivité et gouvernance

4.1. Des institutions aux trajectoires individuelles

4.2.2. Le travail biographique : émancipation ou injonction ?

Le travail biographique reflète-t-il l‟adaptation des individus à une société en mutation ou leur conformité à une norme sociale d‟un genre inédit caractérisée par la capacité à devenir sujet dans l‟épreuve (Cantelli & Genard, 2007) ? L‟étude de la relation entre ce type d‟activité cognitive et l‟état de santé est susceptible d‟éclairer la question.

C‟est la vocation de la psychologie de la santé que d‟étudier, à l‟échelle des populations, la médiation du sujet entre les épreuves de la vie et les différents aspects de son état de santé. Il est d‟ailleurs frappant de constater que les travaux qui y sont menés mobilisent des concepts proches de ceux utilisés dans les approches biographiques de la santé, comme le sense of

coherence (Antonovsky, 1987, 1993) et le meaning in life (Zika & Chamberlain, 1992). Les

conceptions en sont toutefois différentes, la tradition béhavioriste et l‟approche psychométrique qui continuent de marquer la psychologie ne facilitant pas la restitution, dans un modèle mécaniste, d‟un sujet qui interprète et agit. Les quelques tentatives d‟approches dynamiques de la médiation de l‟individu entre événements de vie et état de santé (Antonovsky, 1987; Lazarus & Folkman, 1984) se sont perdues dans leur opérationnalisation méthodologique. Il en résulte que le sense of coherence et le meaning in life sont conçus comme des « constuits hypothétiques » reflétant les dispositions personnelles qui peuvent être étudiés en relation avec différents indicateurs de santé en recourant à des échelles psychométriques. Le caractère circulaire des analyses qui en résultent et la trivialité des résultats obtenus ont à maintes reprises été dénoncés112 (Coyne & Racioppo, 2000 pour revue; Geyer, 1997).

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Ces outils psychométriques recueillent des opinions très générales des personnes sur elles-mêmes en dehors de tout contexte. Parmi les instruments les plus utilisés, on peut citer le Purpose In Life Test (Crumbaugh & Maholic, 1964) qui comporte 20 propositions antonymiques pour lesquelles les personnes doivent se positionner à l‟aide d‟une échelle en 7 points, parmi lesquelles : “My personal existence is : utterly meaningless, without purpose/very purposeful and meaningful” ; “ As I view the world in relation with my life, the world : completely confuses me/fits meaningfully with my life”; “I regard my ability to find a meaning, a purpose, or mission in life as : practically none/ very great”. Diverses études ont fait état de corrélations significatives entre cet indicateur et différentes mesures de dépression, de bien-être et de qualité de vie. L‟observation des items suffit toutefois à s‟interroger sur l‟indépendance des indicateurs testés.

125 Dans un travail récent, réalisé avec Myriam Khlat, biostatisticienne à l‟Ined, j‟ai initié, une réflexion sur la manière de concevoir des études empiriques qui, plutôt qu‟appréhender les dimensions de sense of coherence ou de meaning in life comme des traits de personnalité, déterminants internes de l‟état de santé, saisiraient la production du sens directement dans la forme des récits. A partir des caractéristiques des liens que les narrateurs établissent entre les événements, situation ou période de leur histoire, il est en effet possible d‟identifier des critères permettant de qualifier les récits selon leur degré de signification et de cohérence. Ce travail a été publié dans la revue Social Science and Medicine en 2007 ; l‟article est présenté en annexe 7 du document joint.

L‟analyse de vingt-sept récits d‟événements marquants met en exergue deux caractéristiques essentielles de ces liens. D‟une part, ils sont organisés sur la base de relations de causalité/conséquence inscrites dans un rapport diachronique ; d‟autre part, ces relations de causalité/conséquences se fondent sur des connaissances partagées situant la cohérence et la signification du récit dans un espace/temps particulier. A partir de trois caractéristiques des liens (stabilité et fondement de la causalité, transversalité des relations causales) que les narrateurs établissent entre les événements, situation ou période de leur histoire, il est possible de discriminer les récits selon leur degré de signification et de cohérence. A un pôle, se trouvent des récits caractérisés par des relations de causalité stables qui intègrent différents événements et situations pouvant concerner une longue période de temps et différents domaines biographiques. En outre, le sens de ces relations s‟ancre dans un savoir partagé, le plus souvent une psychologie populaire. A l‟autre pôle, on observe des récits dans lesquels les relations causales sont instables, variables à différents temps du récit, et même conflictuelles. Ces relations sont parfois inexpliquées, non fondées par une connaissance culturellement sanctionnée. Enfin, les événements, situations ou périodes évoquées ne s‟intègrent pas dans un déroulement logique et apparaissent juxtaposées.

A partir de la qualité des liens établis par les narrateurs, nous proposons des pistes pour l‟élaboration d‟un outil lequel, substitué aux traditionnelles échelles psychométriques, au cours de suivi de cohortes épidémiologiques, par exemple, pourrait être mis en relation avec différents aspects, objectifs et subjectifs, de l‟état de santé et du bien-être. Un tel outil, qui reste à construire, pourrait permettre, à la suite des travaux de Pennebaker et al. (1997)113,

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Ces auteurs ont étudié, à travers plusieurs expérimentations, le processus de construction narrative en repérant les changements cognitifs qui apparaissent dans des récits d‟événements marquants écrits à différents moments. Ces changements étaient mis en relation avec des indicateurs de santé objectifs (visites chez le médecin, présence de symptômes, dans les mois qui suivent l‟expérience). Des premiers résultats prometteurs n‟ont

126 d‟étudier les effets du travail réflexif des épreuves sur la santé. Dans cette perspective, le choix et la pertinence des indicateurs qui recoupent les différentes facettes de la santé sont capitaux. Car, si la construction narrative de soi est propice à la satisfaction et à la valorisation personnelle, comme le suggèrent les études précédemment citées, il n‟est pas assuré qu‟elle le soit également pour la santé telle qu‟on peut l‟appréhender objectivement, à travers des actes (consultations médicales, consommation de soins…), ou des marqueurs biologiques (de défenses immunitaires, par exemple).

Une éventuelle discordance entre les indicateurs subjectifs et objectifs de la santé pourrait dénoter les effets négatifs des efforts réalisés pour tenter de se conformer aux attentes sociales en même temps que la satisfaction d‟y être parvenu114

.

Quoi qu‟il en soit, et même si elle n‟a pas démontré les bénéfices du travail réflexif de la maladie, la sociologie de la santé et son intérêt pour l‟expérience, a permis de dépasser le modèle médical traditionnel en restaurant l‟activité créative des personnes dans le contexte interpersonnel des interactions quotidiennes. Initiée en France par Claudine Herzlich dans les années soixante-dix, elle a donné lieu à de nombreux travaux empiriques qui visent à restituer la parole des malades en contrepoint du discours médical.

Cependant, l‟approche compréhensive de la maladie chronique défendue dans ces travaux est essentiellement restée centrée sur l‟expérience individuelle de la maladie et l‟agentivité des patients qui cherchent à restaurer le sens de leur biographie. Comme le rappelle Bury, une des figures de cette tradition, en revenant sur ce corpus de recherches, « l‟intérêt était porté sur l‟intrusion […] des symptômes dans la fabrique et la qualité de la vie quotidienne et sur les tentatives des patients pour les contrôler. Le maintien du sens d‟une continuité, d‟une identité personnelle et des relations sociales en constituaient les thèmes majeurs » (Bury, cité dans

cependant pas été confirmés, peut-être en raison de limites méthodologiques. Les changements cognitifs étaient en effet évalués sur la base d‟un repérage et d‟un comptage informatisés des occurrences de certains mots dans les récits, lesquels, sortis de leur contexte ne fournissent qu‟une vision approximative des dimensions de cohérence et signification de la narration.

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C‟est une hypothèse forte que m‟ont, à maintes reprises, inspirée des témoignages de personnes qui avaient eu la poliomyélite et qui, tout en exprimant une grande satisfaction à avoir travaillé « normalement toute leur vie », manifestaient une dégradation de leur état de santé qui pouvait être rapportée à une forme de surmenage. Le fameux « syndrome post-polio » dont on a beaucoup parlé dans les années quatre-vingt-dix, caractérisé par une dégradation des capacités motrices quelques trente années après l‟atteinte initiale et pour lequel on a invoqué la réactivation du virus, sans parvenir à la vérifier, peut fort bien être interprété comme une conséquence des efforts répétés pour répondre à l‟entreprise de normalisation. C‟est ce qu‟indique le témoignage d‟un patient : « il semble que l'un des problèmes psychologiques les plus importants remonte à notre rééducation initiale. En effet, au début de notre rééducation-réadaptation, on nous a demandé volonté, combativité, endurance, persévérance, etc., et on a développé en nous ces qualités. Elles nous permettent d'hypercompenser, c'est bien, mais au bout de 30, 40 ans de ce régime, le moteur, le physique surchauffe, fatigue, et pourtant, nous avons toujours ce même tempérament, d'où problèmes à nouveau d'adaptation, et nécessité d'un appui psychologique." (Laurie et al., 1991).

127 Thomas, 2007 : 25). Cependant, menées le plus souvent dans le cadre restrictif des interactions et des négociations avec les proches, elles ignorent le contexte structurel plus large ainsi que les mouvements collectifs qui ont acquis durant cette même période une visibilité et un rôle prépondérant dans la construction à la fois politique et identitaire du sens de la maladie et du handicap (Scambler, 2004). Dans une revue consacrée à vingt-cinq ans d‟études sur l‟expérience de la maladie, Janine Pierret (2003) relaie la nécessité, pointée par différents chercheurs du domaine, de relier plus largement les phénomènes subjectifs observés à la structure sociale, notamment par le biais des associations de malades et des médias. Car, si cette tradition de recherche met bien en exergue un « patient actif, gestionnaire de sa maladie » (Barbot, 2002), elle rate, à mon sens, d‟autres modalités de l‟agentivité associées aux formes d‟engagement dans des collectifs. Plus que des inventions personnelles, ce qui s‟exprime dans les récits de personnes malades ou handicapées semble illustrer l‟appropriation par des acteurs singuliers de typifications forgées par des contemporains et qui constituent l‟arrière-plan de la constitution du sens de soi et de son histoire (Schütz, 1967

1932). On peut penser que les acteurs singuliers opèrent une « descente en singularité »

(Quéré, 1994) permise par la structure de typicalité des nouvelles significations du handicap construite dans l‟intersubjectivité des collectifs.