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La Sicile ou une condition existentielle

PREMIÈRE PARTIE : REPRÉSENTATIONS EXTÉRIEURES ET INTIMES DU DÉCLIN

CHAPITRE 1 : Présences de la mort dans la fin d’un monde

1.4 La Sicile ou une condition existentielle

En réalité, en faisant de la nature un mal absolu, Lampedusa opère, d’une part, ce qu’Orlando a défini comme une « extension de la singularité de la condition périphérique sicilienne à l’universalité de toute condition périphérique2 » et, d’autre part, il offre un alibi aux défauts des classe dirigeantes de tous les temps. Lampedusa fait des paysages de la Sicile une condition existentielle, ce qui provoqua l’indignation d’écrivains qui, comme Sciascia, croyaient que la Sicile pouvait se sauver de son immobilisme.

1.4 La Sicile ou une condition existentielle

La représentation historico-géographique de la Sicile dans Le Guépard fut vivement critiquée par Leonardo Sciascia qui, en 1959, réagit à la sortie du Guépard à travers la publication d’articles dans la revue de Palerme « Ora » et dans l’anthologie qu’il dirigeait avec Salvatore Guglielmino, Narratori di Sicilia3. En s’exprimant à ce propos dans Narratori di Sicilia, Sciascia écrivait que l’Histoire dans le roman de Lampedusa n’était qu’un prétexte, que la poésie du roman était à rechercher dans la prise de conscience de la « stérilité des illusions et de l’agir humain4 ». À ces considérations s’ajoute, chez Sciascia, le sentiment que, dans l’œuvre de Lampedusa, l’Histoire est niée, que l’élément lyrique et biographique se superpose à l’élément historique. Ainsi, pour l’écrivain, la Sicile de Lampedusa n’est qu’une

« localisation géographique de son ressentir5 ». Il faudra attendre l’année 1968 pour que Sciascia reconnaisse que Lampedusa ne s’était pas trompé sur la réalité de l’histoire sicilienne, car

la constante de l’histoire sicilienne […] est de tout changer pour que rien ne change. Cette prophétie lucide qui à l’époque me gênait, en ce moment, a un certain attrait sur moi, comme toutes les choses fatales, inévitables ; elle me fascine douloureusement et sur ce point je dois donner raison à Lampedusa6.

1 Francesco Orlando, L’Intimité et l’Histoire, op. cit., p. 142.

2 Ibid., p. 144. lucida profezia che allora mi irritava, ora, in un certo modo mi affascina come tutte le cose fatali, inevitabili ; mi affascina dolorosamente e su questo punto debbo dargli ragione » L. Sciascia, Il « Gattopardo » dieci anni dopo, « L’Ora », 2-3 ottobre 1968, cité in : Paolo Squillacioti, Leonardo Sciascia e il Gattopardo, « Galleria », A. XXXXIII - gennaio-aprile 1993, p. 74.

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De plus, en 1970, dans le « Giornale di Sicilia », Sciascia, qui avait reproché à Lampedusa d’avoir ignoré les conséquences de l’Histoire sur la Sicile, reconnaîtra l’importance et la nouveauté littéraire de Lampedusa pour avoir fait du protagoniste de son roman un intellectuel. Ainsi est datée de Juin 1973 la Lettera sul « Gattopardo » que Sciascia adresse à Giuseppe Paolo Samonà. Dans cette lettre, l’écrivain fait appel à sa propre condition intellectuelle lors de la sortie du roman de Lampedusa et y évoque les raisons de son aversion, soit la superposition qu’il avait opéré entre le personnage de Don Fabrizio et l’arrière-grand-père de Lampedusa Giulio Maria Tomasi, duc de Palma di Montechiaro, impliqué dans la chute de la dynastie des Bourbons. Sciascia avoue qu’il était gêné en regardant les communistes éprouver du plaisir en lisant un livre écrit par la main d’un duc. Et combien changera ce préjugé aristocratique alors que, dans un écrit de 1988, Sciascia détaillera les thèmes principaux qui font du Guépard un livre différent de ceux de ses prédécesseurs, comme Federico de Roberto et Pirandello. Selon Sciascia les Vice-Rois de De Roberto et Les vieux et les jeunes de Pirandello ne possèdent pas l’élément lyrique qu’on lit dans Le Guépard, et qui donne une certaine nostalgie et mélancolie à l’histoire de la fin du monde du Prince Salina. De plus, dans le roman de Lampedusa, comme l’écrit si bien l’auteur,

l’aristocratie sicilienne trouve, de manière suggestive et fascinante, des alibis existentiels aux responsabilités et aux fautes que les Vice-Rois de De Roberto lui attribuent. Ces alibis sont donnés par le climat, par le paysage, par “l’indifférence aux biens par accoutumance”, par la violence des sentiments et des passions, par la contemplation assidue de la mort (qui est en effet la plus infatigable des passions), et donc par l’amour et la compassion de soi par rapport à la mort. De tels alibis brûlent toute espérance historique, toute idée d’amélioration et de progrès, toute idéologie : et peut-être est-ce en cela — dans l’écroulement des idéologies auquel nous assistons — qu’il faut voir ce qu’on appelle habituellement le « message » du roman, qui apparut au contraire comme conservateur et réactionnaire quand, il y a de cela vingt ans, il fut publié. Immuable est le destin de l’homme sicilien ; immuable, partout, dans l’atroce succession des faits que provoquent les idées, est le destin humain ; un destin à contempler, en fuyant l’effroi devant l’histoire, dans l’effroi cosmique de Pascal. Calme, conciliant, apaisant effroi pour Don Fabrizio Salina : qui s’accorde à la précarité de la vie et à l’infinité de la mort1.

L’année de sa mort, dans une apostille à un article consacré à l’importance du Guépard, Sciascia évoquait ce qu’il avait écrit vingt ans auparavant,

Tel qui, comme moi, formula des réserves sur les contenus du roman, sur l’idée qui l’habitait, est aujourd’hui amené à reconnaître que ce qui, à ce moment, parut inacceptable et irritant dans le livre appartenait à des constantes de notre histoire qu’il était alors légitime de récuser, comme il était légitime pour Lampedusa de les reconnaître et de les représenter2.

1 Leonardo Sciascia, « Le Guépard », Portraits d’écrivains, Œuvres complètes III, 1938-1989, édition établie, préfacée et annotée par Mario Fusco, Paris, Fayard, 2002, p. 1279.

2 « Les lieux du Guépard », Faits divers d’histoire littéraire et civile, Ibid., p. 610.

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Ces mots reflètent la prise de conscience d’un écrivain qui, dans ses derniers livres, reconnaîtra l’immutabilité de la condition existentielle de la Sicile et contemplera la mort à la manière du héros du Guépard1. Dans Une histoire simple le vieux professeur, « parla de ses propres malheurs, en laissant, mémorable pour le brigadier (et bien qu’il ne pût la partager, dans l’énergie de ses trente ans), cette affirmation qu’à un certain point de la vie, ce n’est pas l’espoir qui est le dernier à mourir, mais la mort qui est le dernier espoir2 ». Ces paroles ne sont pas sans évoquer les pensées de Don Fabrizio, pour qui « “Finché c’è morte c’è speranza3” » (G 87). Dans Portes ouvertes, Palerme sera qualifiée de ville « que rien ne saurait racheter4 », avec en écho le paysage de Donnafugata vu avec les yeux de Chevalley.

On voit d’ailleurs que la mort est étudiée de l’intérieur et ressentie des profondeurs par le personnage principal du Chevalier et la mort. Dans ce texte, le héros se sachant condamné à mort sait qu’il ne lui reste que « le seul amour qui lui était désormais possible5 ». Comme le suggère Paolo Squillacioti6, cette phrase semble faire écho aux réflexions de Don Fabrizio sur sa propre mort. Nous pouvons également évoquer la même lassitude de la vie qu’éprouvent les personnages, ce pécule du passé dont la mémoire réussit à transformer les souffrances et les désespoirs en beauté. Et combien de résonances tolstoïennes ce récit ne fait-il pas entendre dans le topos de la mort ? Ce n’est pas un hasard si le héros cite La mort d’Ivan Ilitch.

L’amour de la vie qui cède à la jalousie pour ceux qui ne sont pas condamnés à mourir comme lui, comme Ivan Ilitch, cette mort qui s’empare du passé, de l’amour, et ce « petit pécule de joie qu’on réussissait à amasser dans une vie, ce mal, sauvagement, le dévorait7 ».

Et comme Ivan Ilitch, comme Don Fabrizio, le Vice « s’était mis à vérifier s’il restait quelque chose de son petit pécule. Il marchait le long du quai, s’arrêtant de temps en temps pour ultimo Sciascia, in Omaggio a Leonardo Sciascia, Atti del convegno internazionale di studi di Agrigento (6-7-8 aprile 1990), Agrigento, 1991, pp. 213-23.

2 Leonardo Sciascia, Une histoire simple, dans Œuvres complètes, III, op. cit., p. 495.

3 « “Tant qu’il y a de la mort, il y a de l’espoir” » (G 77).

4 Leonardo Sciascia, Portes ouvertes, dans Œuvres complètes, III, op. cit., p. 385.

5 Leonardo Sciascia, Le Chevalier et la mort, dans Œuvres complètes, III, op. cit., p. 434.

6 Paolo Squillacioti, Leonardo Sciascia e il Gattopardo, op. cit., p. 77

7 Leonardo Sciascia, Le Chevalier et la mort, op. cit., p. 457.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 467.

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Vice, elle devient aquatique comme dans Le Guépard, et « c’était déjà éternelle, ineffable, la pensée de l’esprit dans lequel le sien s’était dissout1 ».

En fin de compte, le paysage dans le roman de Lampedusa, tout comme chez Woolf, est si intimement lié à la représentation de la mort qu’il en devient une image. Nous nous demanderons alors si la représentation du paysage chez Lampedusa ne serait pas inspirée de la vision apocalyptique d’Eliot dans La Terre vaine ou du paysage de Lawrence dans Le Serpent à plumes2.