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Des pulsions de mort

PREMIÈRE PARTIE : REPRÉSENTATIONS EXTÉRIEURES ET INTIMES DU DÉCLIN

CHAPITRE 3 : Schopenhauer, Wagner et Baudelaire ou la création littéraire littéraire

3.7 Des pulsions de mort

Chez les héros des romans analysés l’aptitude au déclassement, au déclin moral et héréditaire, tout comme le penchant au pessimisme et au romantisme pourraient se lire comme des manifestations de ce que Freud appelle les pulsions de mort dans Au-delà du principe de plaisir4. Freud met en relation la pulsion et la compulsion de répétition. La pulsion chercherait à rétablir les conditions d’un état antérieur dont l’être s’est éloigné à cause de forces perturbatrices venant de l’extérieur. La pulsion chez l’être humain ne serait pas alors ce qui le pousse au changement mais aurait une nature conservatrice qui le mènerait à rétablir une condition antérieure. Le but de toute vie est son retour à l’état anorganique, à la mort. À celle-ci s’opposent les pulsions d’auto-préservation. Freud identifie dans l’embryologie et dans l’hérédité les deux éléments par excellence de la compulsion de répétition. Les cellules germinales et les caractères héréditaires sont en même temps conservateurs et fondés sur la

1 « la crypte et le poison » étaient « déjà prévus dans l’œuvre » (G 238).

2 « C’était peut-être un malheureux comme les autres » (Ibid.).

3 « intellectuel famélique » (G 260).

4 Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, op. cit.

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compulsion de répétition, en ce qu’ils rétablissent la vraisemblance avec les structures originaires :

C’est ainsi que ces cellules germinales travaillent en opposition au mouvement vers la mort de la substance vivante et réussissent à obtenir pour elle ce qui doit nous apparaître comme immortalité potentielle même si cela ne signifie peut-être qu’un allongement du chemin qui conduit à la mort1.

En ce sens, les pulsions sexuelles sont des pulsions de vie car elles s’opposent aux pulsions qui conduisent à la mort. Chez les êtres vivants il y aurait alors des pulsions qui tendent vers la fin de la vie, et d’autres qui vont en arrière dans le but de recommencer le parcours de la vie, en en allongent ainsi la durée. Freud nomme « pulsions du moi » les pulsions de mort, pulsions de vie les pulsions sexuelles. Mais, précise Freud, les pulsions sexuelles sont des pulsions de vie seulement si elles reproduisent un être vivant : « C’est seulement à cette condition que la fonction sexuelle peut prolonger la vie et lui donner l’apparence de l’immortalité2 », car tous les hommes sont destinés à mourir par des causes intérieures. Ainsi dans l’acte sexuel et dans la transmission des caractères héréditaires l’homme porterait en soi une part d’éternité.

Or, l’originalité de Freud par rapport à ce que Schopenhauer avait dit déjà avant lui, à savoir que le but de chaque vie était la mort, réside dans la libido qu’il attribue aux pulsions sexuelles. Le moi contient la libido qui doit par la suite se déplacer vers l’objet. En ce sens,

« ce sont les pulsions de vie ou pulsions sexuelles actives dans chaque cellule qui prennent pour objet les autres cellules dont elles neutralisent en partie les pulsions de mort ― ou plutôt les processus provoqués par celles-ci ―, les maintenant ainsi en vie3 ». Les cellules germinales, quant à elles, se comportent de manière narcissique, (narcissique c’est la partie de libido à l’intérieur du moi), au sens où elles ont besoin de leur propre libido, de la partie active de leurs propres pulsions de vie. Il en découle un caractère libidinal des pulsions d’autoconservation. Il n’y aurait plus par conséquent une opposition entre les pulsions du moi et les pulsions sexuelles, car ces dernières font partie des pulsions du moi. Les pulsions d’autoconservation font finalement partie, avec les autres pulsions du moi, des pulsions sexuelles ou Eros. L’on situera alors d’un côté les pulsions du moi et d’objet et de l’autre côté les pulsions de destruction, il s’en en suit une opposition entre pulsions de vie (Eros) et pulsions de mort.

1 Ibid., pp. 84-85.

2 Ibid., p. 89.

3 Ibid., p. 97.

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Un exemple de pulsion de mort qui tire ses origines d’une pulsion de vie se retrouve dans le sadisme. Le sadisme est une pulsion de mort, en ceci que la domination amoureuse sur l’objet coïncide avec la destruction de celui-ci. Les pulsions de mort sont ainsi indissociablement liées aux pulsions de vie. À la fin de son essai Freud avait postulé l’existence des pulsions de destruction. Ce n’est que dans Le Moi et le Ça qu’il pourra développer son discours sur la manière dont les pulsions entrent en relation avec le moi et le ça et sur l’existence de ce type de pulsions. Freud arrive au postulat selon lequel

La réunion des organismes élémentaires en êtres vivants pluricellulaires aurait permis de neutraliser la pulsion de mort de la cellule individuelle, et de dériver sur le monde extérieur les motions destructrices par l’entremise d’un organe particulier. Cet organe serait la musculature, et la pulsion de mort se manifesterait désormais ― bien que ce ne soit vraisemblablement que d’une manière partielle

― sous la forme de pulsion de destruction tournée contre le monde extérieur et d’autres êtres vivants1.

L’Eros peut se servir de la pulsion de destruction comme d’une décharge. Si les pulsions de vie tendent à l’union, le but des pulsions sexuelles de mort est la décharge pulsionnelle totale, ce qui a pour conséquence l’anéantissement de l’objet2. Tout en se basant sur une libido commune, « une dissymétrie fondamentale persiste, la pulsion de vie tendant à l’union entre elle-même et le principe de désunion ; la pulsion de mort tendant à la désunion, et de son union avec la pulsion de vie, et de la pulsion de vie elle-même3 ». Pour Freud l’autodestruction était l’expression fondamentale de la pulsion de mort.

Dans Les Buddenbrook, Le Temps retrouvé et dans Le Guépard les pulsions du moi, soit les forces héréditaires, perdent leur fonction primaire celle de garante de la reproduction et de cette sorte d’immortalité qui était possible grâce à l’auto-conservation et à leur nature conservatrice. Les pulsions de mort semblent donc agir chez les héros par leur propre renoncement volontaire aux pulsions de vie, aux pulsions sexuelles. Thomas Buddenbrook se défait de l’idée d’une postérité, de l’idée que son fils lui succède dans les affaires en décrétant dans son testament la fermeture de sa maison commerciale. En ressentant la décadence au plus profond de soi-même, en renonçant à la vie pratique et aux affaires, Thomas Buddenbrook débute une descente vers la fin guidée par des pulsions de destruction dirigées contre lui-même. Hanno, quant à lui, abdique à sa vie dès sa naissance. Chez ce personnage

1 Sigmund Freud, « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, op. cit., pp. 254-255.

2 Sur les pulsions sexuelles de vie et de mort voir : Jean Laplanche, « La pulsion de mort dans la théorie de la pulsion sexuelle », La pulsion de mort, Premier symposium de la fédération européenne de psychanalyse, (Marseille, 1984), PUF, 1986, pp. 11-26.

3 Ibid., p. 24.

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les pulsions de mort, normalement silencieuses par rapport aux pulsions de l’Eros, prédominent et sont assumées de manière consciente.

Dans Le Temps retrouvé le masochisme de Charlus se présente comme une force de destruction. Cela est manifeste par le plaisir éprouvé par le personnage dans l’anéantissement de soi-même comme objet. L’homosexualité, tout en étant présentée comme une force héréditaire, représente-t-elle aussi une pulsion de mort car elle empêche les forces germinales de produire de la vie, donc de continuer par la compulsion de répétition et l’aspiration à l’autoconservation, la seule forme d’immortalité possible, la procréation.

Dans Le Guépard les pulsions de mort dominent le texte et la vie du personnage par cette aspiration constante à la mort. Ainsi, l’acceptation de sa propre décadence semble être guidée par une acceptation volontaire de la fin. Ceci est d’ailleurs un élément commun aux trois romans analysés.

Chez Mann, Proust, Woolf et Lampedusa, l’écriture de la mort investit la représentation événementielle et extérieure de la narration. Les morts défilent tout au long du texte en symbolisant la corruption d’une classe sociale ou la fin d’un monde. La représentation apocalyptique du contexte historique montre, d’une part, l’esthétisation poétique ou morbide des événements, et d’autre part, fait émerger un nouveau rapport entre la société et le corps mutilé, démembré, voire absent du soldat. Le paysage participe largement de l’opération esthétisante, devenant un sujet actif de la narration, et ses descriptions s’imprègnent d’une essence morbide. Le paysage dans les romans entre ainsi dans la symbolique de la mort.

Paradoxalement, l’hérédité dans les œuvres de notre corpus participe de la poétique de la mort. Elle permet aux héros de transmettre autant les traits d’une classe sociale ⸻ qu’on songe à la bourgeoisie pétersbourgeoise qui hérite des codes d’une vie comme il faut ⸻ que des traits biologiques. Cependant, l’hérédité est également responsable de la dégénérescence des caractères, et elle est un indice d’épuisement physique et de déclin social et moral chez les personnages de Mann. Pour les Buddenbrook de la nouvelle génération l’intérêt pour la culture et l’étude de soi sont des facteurs destructeurs qui concurrent à la fin de la perpétuation de la race et de l’activité commerciale. Chez Proust, Woolf et Lampedusa les forces héréditaires et la présence des morts dominent les personnages. L’hérédité est une force négative car elle impose ses traits dans les romans de Proust et Woolf, ou opère une dépersonnalisation dans le cas de Proust. La sexualité ou sa dégénérescence chez Proust fait

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partie des tares héréditaires. L’affaiblissement de la sexualité chez Lampedusa est un indice de répression des instincts et de la fin d’une classe sociale, qui doit accepter la mésalliance avec la bourgeoisie. Les mésalliances, le travail de salon et l’intérêt à la culture, l’indépendance des legs de la tradition signent l’ascension d’une nouvelle classe sociale qui a néanmoins besoin des liens avec les symboles de l’aristocratie pour s’affirmer et donner un cachet de noblesse à son statut.

À la suite de Schopenhauer, Wagner et Baudelaire, entre la fin du XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle, la littérature pense la forme de l’œuvre d’une part, et l’ennui et la mort d’autre part, d’une manière toute moderne. Dans les romans de Proust et Woolf la forme de l’œuvre semble se nourrir du style de la décadence, où la discontinuité temporelle, les instants révélateurs et fugitifs, les “moments of being” ou les révélations finales, font penser à l’adoption d’un style fragmentaire. En réalité, ces procédés répondent à la volonté des écrivains d’embrasser toute l’expérience de leurs héros et du monde qui les entoure, en vue d’une unité totale, finale. Proust et Woolf, tout comme Mann, s’approprient la forme musicale du leitmotiv et de certains motifs wagnériens, pour installer un lien indissociable qui se crée entre la figure de l’artiste, sa maladie et la mort. Ils instituent le concept de résurrection dans l’art. Le leitmotiv wagnérien permet également de penser la décadence, tandis que la vie de Wagner devient un modèle exemplaire d’ascétisme, dont les tons chrétiens ne sont pas sans évoquer la conversion tardive de Tolstoï, et, d’une manière plus profonde, le piétisme, la compassion schopenhauerienne. Le Monde comme volonté et représentation, Les Fleurs du Mal permettent à Tolstoï, Mann, Woolf et Lampedusa, de penser l’ennui comme condition existentielle, et de donner corps à l’angoisse de l’homme face à la mort, au dégoût de l’existence et à l’attraction morbide envers les choses du tombeau. La condition humaine décrite par Schopenhauer reflète le drame de l’homme moderne tiraillé entre d’une part la satisfaction vaine de ses désirs, à laquelle succède l’ennui, son attachement désespéré à la vie, à ses souffrances et misères, et d’autre part la paix que lui donnerait la mort. La mort devient un point de vue chez Baudelaire, le poète porte en lui-même la mort et donne d’elle une représentation intime et putride. Lampedusa semble s’en inspirer pour l’écriture de passages qui montrent une pareille violence et organicité de la mort sur les êtres.

Baudelaire devient également un modèle pour réfléchir à la figure de l’artiste et à l’acte créateur dans ses liens étroits avec la mort, comme c’est le cas chez Proust.

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Chez Woolf les thèmes schopenhaueriens de la misère de l’existence humaine et de la malignité de la nature, reflètent le pessimisme des personnages. Ils jouent un rôle fondamental dans la représentation du paysage et de ses liens avec l’écriture de la mort. Le paysage mortuaire, irrémédiable, reflète à son tour chez Lampedusa, une condition existentielle. La mort semble posséder chaque être, car tous sont destinés à mourir. Seul refuge possible contre l’éternité et la mort, un sentiment de solidarité, de pitié universelle, envers les êtres vivants.

L’étude sur la mort nous mène à un questionnement sur ses valences sociales et symboliques. La mort de l’autre est associée au concept de deuil. Il serait intéressant alors de nous pencher sur toutes les facettes de l’écriture du deuil dans les romans analysés.

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DEUXIÈME PARTIE : LA MORT DE L’AUTRE, OU LE DEUIL DE