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Hérédité et dégénérescence

PREMIÈRE PARTIE : REPRÉSENTATIONS EXTÉRIEURES ET INTIMES DU DÉCLIN

CHAPITRE 2 : Les germes intimes du déclin

2.2 Hérédité et dégénérescence

« L’hérédité des caractères acquis », expression employée par Darwin mais dont Jean-Baptiste Lamarck avait déjà énoncé le concept3, l’idée donc que l’habitude a le pouvoir de transformer les individus, leur caractère et leur corps, et de se transmettre des traits de génération en génération, devient un motif récurrent dans les romans analysés. L’idée de Haeckel, selon laquelle l’ontogénie, le développement de l’individu, reproduit la phylogénie, le développement de l’espèce1, a également dû jouer un certain rôle. La force héréditaire se présente néanmoins comme une force inéluctable, tragique.

Dans les romans de Mann, Proust et Lampedusa, la dégénérescence des caractères est un symptôme de l’affaiblissement des traits héréditaire autant au niveau moral que physique.

1 Vladimir Nabokov, Tolstoï, Tchekhov, Gorki, Paris, coll. « La Cosmopolite », Stock, 1999, p. 188.

2 Odile Marcel, La maladie européenne…, op. cit., p. 45.

3 Jean-Baptiste Lamarck, Philosophie zoologique, Paris, Dentu, 1804.

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Chez Mann, la dégénérescence des traits physiques des personnages est accompagnée d’une dégénérescence spirituelle. Chez Proust et Lampedusa, l’affaiblissement des caractères a des conséquences sur la sexualité des personnages. Proust ferait rentrer l’homosexualité dans le discours relatif à l’hérédité. Pour certains personnages, la race serait également responsable de la dégénérescence sexuelle, dominant leur vie et leur mort. Dans le roman de Mann, les personnages sont atteints de dégénérescence au sens où l’entend Max Nordau, en reprenant la définition qui avait été donnée par Morel. Ce dernier avait défini la dégénérescence comme une « déviation maladive d’un type primitif », et qui serait visible chez les hommes par des signes somatiques2.

Dans Les Buddenbrook, la description des traits physiques des héritiers de la nouvelle génération montre à la fois la ressemblance avec les membres des vieilles générations et les indices prémonitoires du déclin. En effet, dès leur première apparition, les personnages portent en eux la marque de la dégénérescence à venir. Les éléments principaux du roman sont mis en avant par des effets d'anticipation et de répétition dans le texte. Dès la première description de Thomas Buddenbrook, une attention particulière est portée à ses dents, qui finiront par devenir la cause même de sa mort : « Seine Zähne waren nicht besonders schön, neidlos und herzlich3 » (B 16) ; « Seine Bewegungen, seine Sprache sowie sein Lachen, das seine ziemlich mangelhaften Zähne sehen ließ, waren ruhig und verständig4 » (B 75).

Thomas, tout au long du roman, est plusieurs fois comparé au grand-père, dont il a le nez délicat et élégant. En revanche, les autres personnages sont tournés en ridicule avec une description hyperbolique de leur nez. Il suffit de songer à la taille du nez de madame Antoine Buddenbrook, qui avait « zu langen Nase5 » (B 9); quant au consul, « seine Nase sprang stark und gebogen hervor6 » (Ibid.); Christian, « Er war ein Bürschchen von sieben Jahren, das schon jetzt in bzinahe lächerlicher Weise seinem Vater ähnlich war. Es waren die gleichen, ziemlich kleinen, runden und tiefliegenden Augen, die gleiche stark hervorspringende und gebogene Nase war schon erkenntlich […]1 » (B 15). Quant au consul Buddenbrook, il souffre d’un penchant au romantisme et à la nervosité dont son fils héritera. Celui-ci est

1 Ernest Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés, d’après les lois naturelles (1868), traduit de l’allemand par Charles-Jean-Marie Letourneau, Paris, C. Reinwald, 1884.

2 Max Nordau, Dégénérescence, op. cit., pp. 74-75.

3 « Il n'avait pas les dents particulièrement belles, mais petites et jaunâtres » (B 22).

4 « Ses gestes, sa façon de parler, son rire qui découvrait ses dents défectueuses, étaient calmes et sensés » (B 82).

5 « un nez un peu trop long » (B 15).

6 « le nez proéminent, fortement busqué » (Ibid.).

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présenté, dès le début du roman, « mit etwas nervösen2 » (B 9). Son penchant tragique et romantique se révèle lors de la confrontation qui l’oppose à son père au sujet d'un jardin que le vieux Buddenbrook veut remettre en état : « Ach Vater, wenn ich dort im hohen Grase unter dem wuchernden Gebüsch liege, ist es mir eher, als gehörte ich der Natur und als hätte ich nicht das mindeste Recht über sie3 . . . » (B 30). Le registre en apparence dramatique de cette réponse, tout en témoignant d'un rapport romantique à la nature, révèle en réalité une certaine dose d'ironie de l'écrivain envers son personnage. La spiritualité, la vision romantique ne s'accordent pas trop avec ce commerçant, proche des personnages que l'on retrouve dans Tonio Kröger. On songera ainsi au commerçant qui s’émeut en contemplant le ciel étoilé et qui, selon Tonio, écrit des vers de marchand4, ou au lieutenant qui récite à Tonio ses vers, et qui en réalité devrait savoir qu’écrire est une passion qu’on paie de sa vie et non pas une distraction5. Ainsi, la rêverie sentimentale à laquelle le consul voudrait s'abandonner en écoutant un morceau de musique dans le salon des paysages trahit une sensibilité qui n'est pas nourrie de vraies attitudes artistiques.

L’hérédité transmet les anomalies psychiques. À ce propos, Ribot parle d’hérédité psychologique morbide et de métamorphoses de l’hérédité. En effet, chez le consul, la sensibilité excessive devient un élément destructeur, puisqu’il approfondit le caractère nerveux et morbide chez ses fils. Ribot cite un cas où l’hyperesthésie du père chez ses fils

« produit la monomanie, la manie, l’hypocondrie, l’hystérie, l’épilepsie6 […] ». On ne peut s’empêcher de songer à la manie de Thomas quant à l’hygiène, à son aspect et aux apparences, ou bien à l’hypocondrie de Christian. A noter toutefois que les personnages de Mann sont conscients de leur malaise : « Was Du mir von Nervosität geschrieben, gemahnte mich an meine eigene Jugend7 » (B 172). C’est l'aveu du père au fils qui opère, encore une fois dans le texte, comme l’annonce d'un mal en germe. En effet, chez le consul et Thomas, nous assistons à une incessante lutte intérieure entre le code extérieur, qui devrait permettre aux personnages de garder leur propre équilibre personnel, et l’esprit fin de siècle,

1 « C'était un gamin de sept ans qui déjà ressemblait à son père d'une façon quasi ridicule. C'étaient les mêmes yeux assez petits, ronds et enfoncés ; le même nez fortement proéminent et busqué se dessinait déjà [...] » (B 21).

2 « avec quelque nervosité, [...] De son père, il avait les yeux bleus, un peu enfoncés et attentifs, avec quelque chose de plus rêveur peut-être dans l'expression » (B 15).

3 « Ah ! Père, lorsque je suis couché dans l'herbe haute, sous les arbustes luxuriants, il me semble plutôt que c'est la nature qui me possède ; je n'ai pas, moi, le moindre droit sur elle... » (B 36-37).

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l’observation de soi, qui agissent inconsciemment et sans conséquences préjudiciables sur le consul. Cette sensibilité finira néanmoins par assombrir complètement l'esprit de Thomas.

Thomas, croit pouvoir encore échapper à ce mal qui possède définitivement Christian.

S’il croit pouvoir échapper à cette observation de soi, si ce personnage semble être le seul personnage de la troisième génération à pouvoir perpétuer la tradition commerçante de ses ancêtres, il n’est pas sans intérêt de souligner comment il s’impose un rôle. En effet, si Christian accepte depuis toujours de vivre en “clown tragique”, s'il sait qu’il présente tous les symptômes de la névrose, qu’il est une « sorte de noceur névrosé, un maniaque de l'analyse morbide, un paresseux inapte aux affaires1 », Thomas, quant à lui, croit pouvoir combattre son penchant au déclin. Par la caractérisation de Thomas et de Christian, Mann nous montre des personnages qui s’éloignent du système auquel ils appartiennent. Cette distanciation est causée par l’étude que les personnages font sur eux-mêmes. Ils scrutent leurs pensées et sensations les plus profondes. Cet éloignement entraînera la crise de Thomas Buddenbrook dans la deuxième partie du roman. Commence ainsi à se creuser une opposition entre le monde stable, le monde des règles et de l’ordre, et le monde intérieur, chaotique, expression d’un malaise générationnel. Malaise qui se manifeste aussi par des signes physiques qui ne peuvent que trahir un état d’âme critique. En effet, l’insistance sur la description des veines bleues et sur la pâleur de Thomas Buddenbrook, tout au long du roman, traduisent une fragilité psychique grandissante chez le personnage. D’ailleurs, c'est le personnage lui-même qui trahit le code extérieur qu'il a donné à sa vie en épousant une artiste. Dans la lettre où il annonce sa rencontre avec Gerda, il évoque avant tout leurs goûts partagés pour la peinture et la littérature. Or, l’échange artistique et intellectuel n’est pas en adéquation avec l’éthique bourgeoise. Cette femme aux dents blanches et parfaites, qui ne supporte pas la lumière mais préfère l'enfermement dans l'obscurité de sa chambre, est le symbole de la pureté de l'artiste qui ne peut pas s'intégrer pleinement à une société. Si elle éprouve de la sympathie pour Christian et Gosch, c’est avant tout parce que ces deux hommes se sentent, comme elle, étrangers au monde où ils vivent, construisant leur propre univers poétique et imaginaire à travers le théâtre ou leur passion pour la littérature. À son tour, Thomas doit combattre la solitude et l'étrangeté du caractère de Gerda. Mais la fin est décidée d'avance : « daß Thomas Buddenbrook mit zweiundvierzig Jahren ein ermatteter Mann war2 » (B 466).

1 Jean Fougère, Thomas Mann ou la séduction de la mort, Paris, Éd. du Pavois, 1947, p. 36.

2 « à quarante-deux ans, lui, Thomas Buddenbrook, était un homme fini » (B 473).

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Hanno, cet être habité par la mort, a les mêmes ombres bleues sur le visage et la même fragilité psychique envers la vie que sa mère. Le fait qu’il ait hérité du nez de son père n’est pas sans intérêt. Si tous les membres de la troisième génération ont les mains des Buddenbrook, un peu courtes mais fines, seul Hanno a le nez de son grand-père. Cette ressemblance, qui suggère à la fois la continuité physique et la survivance de l'esprit insouciant et optimiste du vieux commerçant Johann Buddenbrook, se révèle n’être qu'une affinité héréditaire vidée de sa force. Hanno, qui a failli perdre la vie dès sa naissance, trouvera dans la musique sa nourriture spirituelle et mortelle. Comment ne pas penser « à ce besoin héréditaire de nourriture spirituelle » (TR 582) qu’éprouve à son tour la duchesse de Guermantes dans le Temps retrouvé, et qui est à la base même de sa décadence de classe.

Pour ne pas parler du prince Salina, cet autre intellectuel, si différent de ses pairs. Hanno, cet enfant fragile, qui ne sait pas vouloir, ne peut se lier qu’à un autre être déchu et ne peut avoir d’inclinaison que pour les penchants intellectuels. La description de Caïus montre la force d’attraction que ses traits nobles, tout en étant couverts des signes de la pauvreté, ont sur Hanno. Les mains de Caïus, malgré la poussière, « sie waren schmal und außerordentlich fein gebildet, mit langen Fingern und langen, spitz zulaufenden Nägeln1 » (B 516). L’aspect négligé et sale de l’enfant déchu ne cache pas son appartenance à « einer reinen und edlen Rasse ausgestattet war2 » (Ibid.). La description physique de Caïus montre en effet tous les signes, familiers aux yeux de Hanno, d’une noblesse de race.

Tony est le seul personnage destiné à garder jusqu'à la fin une haute conscience de sa classe. Tony, une enfant à la lèvre puérile, telle que la voit Thomas, ne doit pas s'imposer un rôle, elle vit en vraie noble. Elle est la seule héritière de son grand-père ; d'ailleurs le roman, comme l'a justement souligné Hans Wisskirchen3, s'ouvre et se conclut avec elle. Quoi d'étonnant si l'on songe que cette figure, inspirée par la tante de Thomas Mann, devait être, dans les premières intentions de l'auteur, le protagoniste du roman. Jean Fougère parle pour ce personnage d'un autre être dégénéré, se mariant tout le temps à des « rejetons1 ». Il est pourtant nécessaire de souligner comment, si Tony a la malchance de tomber sur des rejetons, elle ne cède pas à la mesquinerie de ces hommes. Il suffit d'un mot prononcé par son père, un mot plus terrible que la mort, faillite, pour que Tony quitte son premier mari. Et encore, il suffira d’entendre le fameux « Wort » pour qu'elle quitte son deuxième époux : « Geh’zum

1 « elles étaient étroites et d’une extraordinaire finesse de forme » (B 522).

2 « d’une race pure et noble » (B 523).

3 Hans Wisskirchen, Thomas Mann et les siens : une dynastie d’écrivains (1996), traduit de l’allemand par Philippe Legionnet, 2002.

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Deifi, Saulud’r dreckats2 ! » (B 394). Tony ne peut pas faire de compromis avec la nouvelle bourgeoisie et ses manières, parce qu'elle est entièrement et absolument habitée par sa conscience de classe.

À ce déclin biologique que l’écrivain sait peindre avec acuité, Mann associe une déchéance psychologique de ses personnages. Comme le souligne si bien Odile Marcel,

une fragilité corporelle et mentale grandissante engendre échecs, erreurs, doutes, inadaptations et pour finir la perte de la volonté de vivre d’une lignée. L’épuisement physique et moral engendre la neurasthénie. L’appétit de survivre se perd. Suspendant l’analyse du déclin à la symptômatologie corporelle qui l’objective, Thomas Mann propose donc l’idée que, chez les Buddenbrook, le malheur aura été une affaire de vitalité qui s’effondre3.

La nervosité et la faiblesse physique chez les Buddenbrook relève aussi d’un ordre moral.

L’intérêt pour la culture, les choses de l’imaginaire et la sensibilité artistique n’est pas un indice d’élévation culturelle dans la société des personnages, mais devient un symptôme et un signe d’exacerbation de la décadence. C’est autour de Christian, Thomas et Hanno que va se produire la séduction des choses de l’esprit. Christian fréquente les théâtres. Ces lieux ne sont pas vus de bon œil par la société de Lubeck, parce que ce sont les lieux de libertinage où Christian rencontre et fréquente des actrices entretenues. Hanno s’adonne entièrement à l’ivresse que lui procure la musique. Thomas Buddenbrook, qui déjà en sa jeunesse montre un goût particulier par la littérature et l’art, finira par s’intéresser, après la lecture de Schopenhauer, aux questions métaphysiques. La culture n’est donc pas synonyme de raffinement mais de déclin chez les Buddenbrook. L’art devient chez la nouvelle génération une cause de déperdition et un facteur de crise identitaire vis-à-vis de son propre monde.

Dans le roman de Lampedusa, les traits héréditaires révèlent, d'un côté, l'appartenance à la noblesse, de l'autre le penchant décadent pour l’introspection. Les traits de caractère de Don Fabrizio, partagé entre l’autorité qui relève de sa position et un penchant à la passivité, sont d’origine génétique, héréditaire. Le sensualisme paternel et l'intellectualisme maternel nourrissent les contradictions du protagoniste. Tout comme Thomas Buddenbrook, Don Fabrizio est soumis, politiquement, financièrement et juridiquement, à « l'héritage du devoir-être4 ». Les deux protagonistes doivent affirmer sans cesse leur position et leur rôle social.

Cependant, si Thomas contribue à la prospérité des affaires de sa famille, Don Fabrizio, dès le

1 Jean Fougère, Thomas Mann ou la séduction de la mort, op. cit., p. 40.

2 « — Va-t’en au diable, charogne puante ! » (B 400).

3 Odile Marcel, La maladie européenne, op. cit., pp. 52-53.

4 Francesco Orlando, L'Intimité et l'histoire, op. cit., p. 58.

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début du roman, « stava a contemplare la rovina del proprio ceto e del proprio patrimonio senza avere nessuna attività e ancor minor voglia di porvi riparo1 » (G 34).

L'exagération hyperbolique qui est faite de la taille de Don Fabrizio, dont l’apparence contraste avec le caractère, lui permet, à travers un procédé d' « efficacité automatique2 », de garder la fonction symbolique de chef de famille. Cependant, la passivité de Don Fabrizio est un trait commun à la noblesse, qui finira par en provoquer le déclin. La dégénérescence des caractères chez les nobles est évoquée dans la sixième partie du roman, alors que le personnage regarde les femmes présentes au bal :

in quegli anni la frequenza dei matrimoni fra cugini, dettati da pigrizia sessuale et da calcoli terrieri, la scarsezza di proteine nell’alimentazione aggravata dall’abbondanza di amidacei, la mancanza totale di aria fresca e di movimento, avevano riempito i salotti di una turba di ragazze incredibilmente basse, inverosimilmente olivastre, insopportabilmente ciangottanti [...] (G 218).

dans ces années-là la fréquence des mariages entre cousins, dictés par la paresse sexuelle et par des calculs terriens, la rareté des protéines dans l’alimentation aggravée par l’abondance d’amidon, le manque total d’air frais et de mouvement, avaient rempli les salons d’une foule de jeunes filles incroyablement petites, invraisemblablement olivâtres, insupportablement gazouillantes […] (G 234).

C’est toute une classe sociale qui subit les effets de la paresse et de la dégénérescence.

Lampedusa semble s’être inspiré des théories de Darwin sur l’évolution et la dégénérescence des espèces, comme le souligne Francesca Orestano1. Lampedusa se serait inspiré en particulier de The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, où Darwin décrit les forces qui amènent à un état régressif et non d’amélioration de l’espèce. Le passage cité montre une relation avec l’étude de Darwin : à savoir les forces opposées à l’évolution de l’espèce qui devraient garantir la survie du plus fort et du plus apte à subir son environnement. Chez certains individus agissent des forces régressives, qui ont pour conséquence le retour à l’état de singe. C’est ce que montre Lampedusa dans le passage cité en évoquant les mariages entre cousins, l’alimentation inadéquate, la passivité, le retour à l’état bestial à travers un langage qui se réduit à des cris.

Mais les êtres humains ne sont pas les seuls à être victimes de la déchéance, les fleurs et les fruits sont également atteintes par l’action dégénérative du paysage sicilien. On songera ainsi à la description des roses Paul Neyron dans le jardin de Villa Salina, qui s’étaient dégradées sous l’effet du climat apocalyptique de la Sicile et présentaient l’aspect de « cavoli

1 « contemplait la ruine de sa classe et de son patrimoine sans rien faire pour y porter remède ni en avoir la moindre envie » (G 13).

2 Francesco Orlando, L'Intimité et l'histoire, op. cit., p. 65.

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color carne, osceni2 » (G 35).Comme les filles, les plantes subissent aussi la dégénérescence causée par l’environnement.

Quant à Tancredi, il passe dans le roman pour le véritable héritier de Don Fabrizio. Il possède, d'ailleurs, toutes les qualités morales qui font de lui un noble. Il lui manquerait, pourtant, « la torpeur mentale de la conservation, tout en ayant gardé sa distinction innée – son sang, en termes de racisme de classe3 ». Le lien héréditaire est assuré par ses yeux, qui sont les mêmes que ceux de sa mère4. La souffrance endurée par la sœur de Don Fabrizio et l'enfance pauvre de Tancredi, qui a vécu le déclin de près, suggèrent d'une part l'attachement du personnage, qui vit tardivement la décadence, au neveu, d'autre part un thème que l’on retrouvera plus tard dans le roman, celui de la pitié universelle et du solidarisme, qui puise ses sources dans le pessimisme de Giacomo Leopardi. L’« affection moqueuse » et

«l’implicite seigneurial » sont à la base du lien affectueux unissant le prince à son neveu.

Néanmoins, si l’on peut considérer Tancredi comme l'alter ego humain de Don Fabrizio, il n’est pas sans intérêt que cette admiration s'accompagne, tout au long du texte, d'un sentiment de haine et de gêne envers le neveu. Tancredi est qualifié de « ragazzaccio » ; « insolente » ;

« moccioso » ; « bellimbusto » « ignobile5 » (G 43 ; 49 ; 55 ; 88 ; 97).

La question de l’affaiblissement des traits héréditaires permet de se demander si même

La question de l’affaiblissement des traits héréditaires permet de se demander si même