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Entre ironie et théâtralisation du rite

DEUXIÈME PARTIE : LA MORT DE L’AUTRE, OU LE DEUIL DE L’ÉCRITURE

CHAPITRE 1: Le deuil, entre rituel et oubli

1.2 Entre ironie et théâtralisation du rite

Dans La Mort d’Ivan Ilitch, Les Buddenbrook et Les Années, si les rites funéraires sont présents, ils subissent néanmoins une dévalorisation ironique sous la plume des romanciers.

Ces derniers dénoncent l’hypocrisie collective qui préside au rite et à sa théâtralisation. Les pompes du rite, tout en montrant l’appartenance sociale des personnages, subissent également une sorte de dérision devant la réalité de la mort.

Chez Tolstoï, on observe la présence du rite orthodoxe, respecté en Russie à la fin du XIXème siècle et qui a survécu jusqu’au début du XXème5. Chaque groupe social se démarquait des autres par des différences dans la ritualisation ; en général, chez les paysans,

1 Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, op. cit., p. 573.

2 « Le deuil exprimait l’angoisse de la communauté visitée par la mort, souillée par son passage, affaiblie par la perte d’un de ses membres », Ibid., p. 576.

3 Ibid.

4 Louis-Vincent Thomas, Rites de mort, op. cit., p. 53.

5 Voir Kremleva I. A., « Les rites funéraires chez les Russes : un lien entre les vivants et les morts » traduit du russe par Costa de Beauregard Gabrielle, Cahiers slaves, n°1, 1997, Aspect de la vie traditionnelle en Russie et alentour, pp. 125-155.

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on assistait à des formes plus évoluées du rite. La structure du rituel comprenait des actes liés à l’accompagnement du mourant durant son agonie, à l’exposition du cadavre près des icônes, à la levée du corps après sa mise en bière, à l’office et à l’enterrement. On est encore dans une acception collective du rituel, alors que les proches et d’autres personnes pouvaient venir faire leurs adieux au mort et assister à l’office, qui normalement se déroulait à l’église. Par le biais des objets qui participent aux descriptions des funérailles, Tolstoï montre l’appartenance sociale de son héros. Dès le début de la narration, les objets et leurs descriptions dénoncent donc surtout l’appartenance du héros à la haute bourgeoisie. Le couvercle du cercueil d’Ivan Ilitch, présent dans le vestibule lors de l’exposition du cadavre, est « Внизу, в передней у вешалки прислонена была к стене глазетовая крышка гроба с кисточками и начищенным порошком галуном. Две дамы в черном снимали шубки1 ». (CИИ 36) Ces mêmes pelisses réapparaissent à la fin de l’office, comme à clore, après l’avoir inauguré, le chapitre sur les funérailles d’Ivan Ilitch : « Герасим, буфетный мужик, выскочил из комнаты покойника, перешвырял своими сильными руками все шубы, чтобы найти шубу Петра Ивановича, и подал ее2 ». (CИИ 58). L’insistance marquée sur cet habit est significative, Tolstoï semblant en effet dénoncer à travers lui la conformation de la bourgeoise à cet objet de série. On remarquera d’ailleurs l’opposition entre la pelisse, objet mou, chosification d’un animal mort, et la force vitale des bras de Guérassime. De même, on remarquera l’ironie voilée de l’écrivain lorsqu’il décrit la femme d’Ivan Ilitch jouant son rôle de pleureuse, avec son mouchoir de batiste « чистый3 » (CИИ, 46). C’est justement dans la qualification du mouchoir d’« immaculé », dans le sens de « propre » et « pur », que s’exprime l’ironie de l’écrivain envers la femme de cet homme qui ne cherche qu’à tirer un profit matériel de la mort de son mari.

Les objets et les moments du rite funéraire orthodoxe sont également présents dans le récit de Tolstoï. L’on y retrouve les icônes dans la chambre où est exposé le défunt dans son cercueil, tout comme les « Петр Иванович стоял нахмурившись, глядя на ноги перед собой4 » (CИИ 56) ; lors de l’office que célèbre le prêtre à la maison du mort. À travers l’accumulation des moments et des objets qui constituent le rite, Tolstoï semble banaliser ces

doi : 10.3406/casla.1997.858. http://www.persee.fr/doc/casla_1283-3878_1997_num_1_1_858.

1 « En bas, dans le vestibule, à côté du portemanteau, contre le mur, était dressé le couvercle du cercueil tout garni de brocart, de glands et d’un galon fourbi à la poudre. Deux dames en noir étaient en train de quitter leurs pelisses ». (MII 37)

2 « Le domestique Guérassime bondit hors de la pièce où était le défunt et retourna toutes les pelisses les unes après les autres de ses bras vigoureux avant de trouver celle de Piotr Ivanovitch et de la lui présenter ». (MII 59).

3 « immaculé ». (MII 47).

4 « cierges, gémissements, encens, larmes, sanglots » (MII 57).

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mêmes objets en les faisant entrer, par le biais de sa propre ironie, dans la fausseté du rituel.

Ce qui devrait relever des sentiments parmi les plus sincères et désespérés à la suite de la perte d’un être cher devient pure mise en scène. La fausseté hypocrite du rituel, sa théâtralisation émergent d’ailleurs dès le début du récit ; il est ainsi question d’un retournement négatif du moment sacré. L’embarras de devoir jouer un rôle lors de la mort de l’autre est mis au premier plan dans le récit. À la nouvelle de la mort d’Ivan Ilitch, tous ses collègues songent aux obligations ennuyeuses qu’ils doivent respecter, comme le fait de se rendre chez Ivan Ilitch pour les obsèques et les condoléances à la femme du mort. Ces éléments collectifs du rituel sont considérés comme un accident par les autres et pas comme des étapes fondamentales dans l’accomplissement du rituel. Tolstoï montre ainsi l’inadéquation de ces personnages bourgeois au deuil comme pratique sociale. Les personnages doivent jouer un rôle qu’ils ne savent pas assumer, comme l’ont démontré les thèses de Philippe Ariès selon lesquelles à partir de la fin du XIXème siècle disparaissent les codes dont l’homme s’était servi jusque-là pour réconforter un endeuillé, des codes qui règlent son comportement lors d’événements collectifs comme peuvent l’être des funérailles.

Ainsi, une fois dans la chambre du mort, un collègue de d’Ivan Ilitch se demande quoi faire, il sait juste qu’il faut se signer. Un autre collègue, lorsqu’il s’agit de réconforter la femme d’Ivan Ilitch, doit s’efforcer de montrer une certaine émotion. Il doit feindre des sentiments qui lui sont suggérés par les circonstances. Par leur propre inadéquation et hésitation, les personnages mettent en péril l’existence même du rituel, son déroulement, car, pour subsister, le rituel a besoin de la présence contraignante des proches du défunt.

Piotr Ivanovitch et la femme d’Ivan Ilitch, quant à eux, savent qu’ils doivent jouer un rôle dans l’échange symbolique et hypocrite des sentiments qu’il faut exprimer lors de situations pareilles. Si la théâtralisation est un élément constitutif du rituel, car il est nécessaire de jouer un rôle pour que ce moment se déroule dans les meilleures conditions, Tolstoï en dénonce néanmoins l’hypocrisie, tout en anticipant la gêne et l’ennui que ressent l’homme contemporain alors qu’il doit participer au rituel funéraire et faire comme s’il était affecté par la mort de l’autre. Mais chez Tolstoï, la dénonciation de l’hypocrisie de ce monde bourgeois ne s’arrête pas là. Dans cette fable écrite pour le peuple, l’écrivain ne peut que continuer à sévir contre la fausseté de ces personnages. Alors que Piotr Ivanovitch demande à la femme d’Ivan Ilitch si son mari était conscient avant son trépas, elle répond à tort que oui, que son mari lui avait fait des adieux jusqu’à la fin. Philippe Ariès lit dans ce passage la récupération de la mort romantique alors que les mourants faisaient leurs adieux et

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pardonnaient à leurs proches1. Dans son article sur le rituel orthodoxe, Kremleva évoque comment le pardon que l’agonisant accordait à ses proches avant qu’il ne meure avait une importance capitale pour les survivants et faisait partie du rituel orthodoxe2.

La critique de la comédie jouée dans le rituel par les proches d’Ivan Ilitch est proche de celle dénoncée par Woolf à travers le point de vue de son personnage, Delia. Il s’agit du seul personnage dont les monologues intérieurs montrent la gêne dissimulée par les autres à l’égard de la comédie qu’il faut jouer lors du rituel et des convenances sociales et vestimentaires que le deuil impose, comme quand, en regardant les couleurs des vitrines, elle pense: « But they would have to wear nothing but black all the summer, Delia thought, looking at Edward’s black trousers3 » (Y 81). Ce deuil imposé ressenti par le personnage n’est pas sans évoquer le deuil que le père de l’écrivaine lui imposa lors de la mort de sa mère. À ce propos Quentin Bell, le biographe de Virginia Woolf, souligne comment « La véritable horreur de la mort de Julia vint du deuil imposé ensuite. […] On exigeait d’elles [de Vanessa et de Virginia] de ressentir non pas simplement leur chagrin naturel, mais une émotion mélodramatique, impassiblement cabotine, qu’elles ne pouvaient embrasser4 ». Cette même fausseté de sentiments est montrée lors des funérailles par les frères et sœurs de Delia, qui croit que leurs pleurs sont feints : « Nobody can feel like that, she thought: we’re all pretending5 » (Y 84).

Des pages décrivant les funérailles de Mme Pargiter, émerge également un élément fondamental du rituel, la pudeur du deuil, c’est-à-dire l’interdiction implicite de montrer ses sentiments en public lors de la mort de quelqu’un. C’est uniquement aux femmes qu’il était permis de pleurer : « Some of the women were crying ; but not the men ; the men had one pose ; the women had another, she observed6 » (Y 83-84). Ces scènes correspondent à une réalité qui se fait jour en Angleterre entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, alors que dans les public schools anglaises naît un nouveau modèle d’éducation basé sur des principes promouvant le courage viril, le sentiment de discrétion qui interdit l’épanchement en public des sentiments les plus profonds. Ces derniers ne sont exprimés que dans l’intimité

1 Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, op. cit., p. 568.

2 Kremleva I. A., « Les rites funéraires chez les Russes : un lien entre les vivants et les morts », op. cit., p. 129.

3 « Mais ils ne devraient porter rien d’autre que du noir tout l’été, pensait Delia, en regardant le pantalon d’Edward, noir comme du charbon » (A 788).

4 Quentin Bell, Virginia Woolf, Biographie, I (1972), trad. de l’anglais par Francis Ledoux, Paris, Stock, 1973, pp. 77-78.

5 « Personne d’entre nous ne ressent rien du tout, pensa-t-elle : nous faisons tous semblant. (A 791).

6 « Certaines des femmes pleuraient; mais pas les hommes; les hommes avaient adopté une pose, les femmes une autre, observa-t-elle » (A 790).

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du contexte familial1. La pudeur du deuil, comme nous le verrons, sera tout aussi présente dans le roman de Proust, et anticipera le tabou de la mort qu’on retrouve dans les sociétés actuelles.

Chez Woolf, le rituel devient aussi l’occasion de mettre en avant l’aspect commercial des funérailles. Elles ont organisées par une firme très connue : Whiteley. Les chevaux viennent de la Belgique et sont connus pour être « very vicious2 » (Y 83). Tous les détails de l’organisation des funérailles sont donc mentionnés et vus selon le point de vue de Delia. Plus ouvertement que Tolstoï, Woolf dénonce la mainmise des pompes funèbres sur la mort, dont elles assument tout le rituel, s’occupant de ses aspects bureaucratique, technique et pratique, et permettant ainsi à la cérémonie de réussir. Woolf décrit une réalité qui se fait progressivement jour dans les sociétés modernes et finira, à partir des années 60, par se généraliser. Ainsi, les chevaux participent à cette mise en scène, contribuant à un phénomène qui suit le modèle de la mort marchande :

Sans qu’il soit à propos de désigner un coupable, c’est des États-Unis, puis, plus largement, du monde anglo-saxon, qu’est venu le modèle de la mort marchande, telle que l’on décrite, pour la dénoncer , les sociologues des années soixante : l’undertaker hérité du XIXᵉ siècle, devenu funéral director d’un funeral parlour dans lequel il a monopolisé toutes les opérations de l’après-mort : manipulations thanatopraxiques destinées à conserver au cadavre l’apparence de la vie, exposition du corps, réception et organisation du convoi ; l’ancien marchand de cercueils est devenu le maître d’œuvre d’un nouveau cérémonial, auquel se plie un public, réticent parfois, mais résigné à cette consigne du silence autour d’une mort aseptisée3.

Comme chez Tolstoï et comme nous le verrons chez Mann, le statut social du défunt est suggéré autant par le nombre de couronnes et cartes, ⸻ d’hommages ⸻ qui arrivent chez les Pargiter, que par la présence à l’enterrement d’une pauvre femme curieuse de la cérémonie. On peut lire une certaine ironie de Woolf envers l’aspect commercial des funérailles, lorsqu’elle décrit minutieusement les fleurs de deuil envoyées pour rendre hommage, disposées « in circles, in ovals, in crosses so that they scarcely looked like flowers4 » (Y 80). Même ironie qu’on lit chez Mann, alors que la ruée des couronnes qui sont livrées lors de la nouvelle de la mort de Thomas Buddenbrook devient l’occasion de dénoncer la fausseté morale bourgeoise qui préside à l’envoi de ces hommages ainsi que l’aspect

1 Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, op. cit., p. 573.

2 « Elle nota que les chevaux noirs de l’enterrement piaffaient ; avec leurs sabots, ils creusaient légèrement le gravier jaune. Elle se souvint avoir entendu dire que les chevaux d’enterrement venaient de Belgique et étaient très ombrageux » (A 790).

3 Michel Vovelle, L’Heure du grand passage. Chronique de la mort, Paris, Gallimard, « Découverte », 1993, p.

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4 « en cercles, en ovales, en croix de sorte qu’elles ressemblaient à peine à des fleurs » (A 787).

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lucratif des funérailles. Sont envoyées « daß man Kränze schickte, große Kränze, teure Kränze, Kränze, mit denen man Ehre einlegen konnte, die in den Zeitungsartikeln erwähnt werder würden und denen man ansah, daß sie von loyalen und zahlungsfähigen Leuten kamen1 ». On assiste à un traitement hyperbolique des hommages rendus au sénateur Thomas Buddenbrook. Traitement accentué par l’épiphore du nom « couronnes » et l’attention exagérée portée à leur grandeur et valeur matérielle. Il est aussi question de l’ironie du narrateur à l’égard de la loyauté des amis qui envoient ces fleurs. La richesse de ces hommages, « Kränze aus Lorbeer, aus starkriechenden Blumen, aus Silber, mit schwarzgedruckten Widmungen und solchen in goldenen Buchstaben. Und Palmenwedel, ungeheure Palmenwedel . . . Alle Blumenhandlungen machten Geschäfte großen Stiles2 […] » (B 689), crée un effet antithétique par rapport à l’histoire d’un homme qui, dans les dernières années de sa vie, vivait une crise économique irréversible. Comme Woolf, Mann met l’accent sur le profit économique des funérailles.

Si ces descriptions font émerger l’appartenance sociale du héros et la critique envers l’hypocrisie de la classe bourgeoise, les pages consacrées au rituel en montrent les étapes traditionnelles et la théâtralisation des funérailles.

La toilette mortuaire est faite, comme c’était l’usage par le passé, par une femme pauvre ; dans le texte, elle est décrite comme « einem unsympathischen alter Geschöpf mit kauendem, zahnlosem Munde, die angekommen war, um zusammen mit Schwester Leandra die Leiche zu waschen und umzukleiden3 » (B 687). L’exagération quant à la laideur de la femme qui vient laver le mort relève d’un usage courant, celui de s’adresser à des femmes serviables payées pour la toilette du défunt. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que cette tâche a toujours été confiée aux femmes, car elle aurait une signification maternelle, protectrice. D’autre part, il y aurait ce besoin de protéger le défunt du néant que la mort représente, celle-ci étant assimilée à la naissance par le biais d’un processus inversé4.

La description de la pièce où est exposé le cadavre montre encore une fois l’appartenance sociale du défunt par le biais des objets qui s’y trouvent; si, d’une part, l’on

1 « des couronnes, des grandes couronnes, des couronnes coûteuses, des couronnes qui vous fissent honneur, qui seraient mentionnées dans les journaux, et telles que seuls des amis loyaux et solvables en pouvaient offrir » (B 691).

2 « des couronnes de fleurs odorantes, des couronnes d’argent, ornées de nœuds noirs et aux couleurs de la ville, avec des dédicaces imprimées en noir ou en lettres d’or. Et des palmes, des palmes immenses… Tous les magasins de fleuristes firent des affaires considérables » (B 691).

3 « une vieille personne antipathique, à la mâchoire édentée et branlante, qui venait laver et parer le cadavre, avec l’aide de sœur Léandra ». (B 689-690).

4 Louis-Vincent Thomas, Rites de mort, op. cit., voir pp. 148-153.

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retrouve les objets du rituel, d’autre part ces mêmes objets sont entourés de la richesse des décorations. Le Christ bénissant de Thorvaldsen est entouré de torchères d’argent et est posé sur un socle voilé de crêpe. Les fleurs sont partout et entourent le cadavre. Outre la description de ces décorations parant le corps mort, on lit les effets de la toilette mortuaire qui rend pour la dernière fois l’image superbe qu’on connaît du personnage, sa propreté et ses traits physiques. Néanmoins, cette même image se présente dans un rapport antithétique avec le travail de la mort, avec le début de la décomposition du cadavre, alors que le visage est écorcé et que le nez présente des ecchymoses.

Si chez Tolstoï et Woolf la comédie que les survivants jouent devient l’objet d’une critique amère quant à la fausseté des sentiments exprimés, chez Mann l’on assiste à des effets comiques de cette même théâtralisation. En effet, c’est le personnage de Tony, femme à la fois naïve et fière de sa conscience de classe, qui joue inconsciemment la comédie en s’appliquant avec zèle à recevoir les hommages des personnes venant rendre visite à son frère mort. Elle lit sans cesse les articles de journal qui relatent les mérites et la perte inestimable du sénateur et invente des scènes émouvantes, où les pompes grandioses s’accompagnent des pleurs qu’elle est la seule à avoir pu remarquer. Le traitement hyperbolique des hommages rendus au défunt et la voix du narrateur relatant les scènes pathétiques auxquelles le personnage aurait assisté, rendent, par des effets d’exagération, la théâtralité de la scène. Tony défend même à l’occasion de la mort de son frère son orgueil de classe. Le cortège funèbre de Thomas Buddenbrook devient tout aussi bien l’occasion de montrer le respect du rituel et la nature solennelle de cet événement. Le rite est dès lors décrit en toutes ses étapes : des rituels d’oblation, toilette mortuaire, exposition du corps, hommages, aux rituels de passage, donc de séparation par la mise en bière et le cortège funèbre, l’inhumation et les condoléances après l’enterrement. L’enterrement du sénateur met encore une fois en avant la richesse passée des Buddenbrook, lorsque le personnage est enterré avec ses aïeuls, « die Herren von Verdienst und Vermögen1 » (B 693). L’insistance sur la richesse de la famille et des pompes qui sont consacrées au personnage ⸻ richesse étalée lors de ses funérailles ⸻ crée un contraste encore plus fort et tragique par rapport au sort réservé à la famille du sénateur. Sa femme et son fils vivront le déclin total lorsqu’ils iront s’installer, après la mort de Thomas Buddenbrook, dans la périphérie de Lubeck.

1 « hommes riches de mérite et d’argent » (B 695).

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Dans Le Temps retrouvé et, plus encore, dans La Recherche en général, tout comme dans Le Guépard, le deuil et, dans le cas de Proust, un état similaire au deuil pathologique et au tabou des morts dont parle Freud, nourrissent à la fois la narration et l’écriture elle-même.

Proust nous montre le deuil privé de son héros-narrateur tout aussi bien que le deuil de la société parisienne durant la guerre.