• Aucun résultat trouvé

La mort et les paradoxes de la guerre

PREMIÈRE PARTIE : REPRÉSENTATIONS EXTÉRIEURES ET INTIMES DU DÉCLIN

CHAPITRE 1 : Présences de la mort dans la fin d’un monde

1.2 La mort et les paradoxes de la guerre

Dans Le Temps retrouvé, on le sait, la guerre entre dans la narration alors que le livre était en partie terminé2. Paradoxalement, la guerre devient un moment de création pour l’écrivain confiné à son lit3, alors que la société qu’il fréquentait jadis était en train de décliner et que ses amis mouraient au front. Néanmoins, Proust s’informe sur les développements des opérations de guerre4, tout en exprimant, dans la correspondance de ces années1, son sentiment de culpabilité envers tous les morts de la guerre, jusqu’à bénir sa maladie de le rendre souffrant, « car si cette souffrance ne sert à personne », écrit Proust dans une lettre datée de 1915 à Mme Scheikévitch, « du moins elle m’évite celle plus grande que me donnerait le bien-être, la vie facile, pendant que souffrent et meurent tous ceux que ma pensée

1 « il faut pourtant savoir ou, du moins, être certain que quelqu’un sache pour qui ou pour quoi on est mort ; c’est cela que demandait ce visage abîmé ; et c’est là que, justement, commençait le brouillard » (G 15).

2 Dans le Carnet de 1908 sont déjà en germe les réflexions principales que nous lirons dans le texte final de 1927. M. Proust, Le Carnet de 1908, établi et présenté par Philip Kolb, Paris, Gallimard, « Cahiers Marcel Proust », 1976. Cahiers du Temps retrouvé : Marcel Proust, Matinée chez la Princesse de Guermantes, édition critique établie par Henri Bonnet en collaboration avec Bernard Brun, Gallimard, 1982.

3 À ce propos, Luc Fraisse souligne justement que si, d’une part, la guerre empêche la parution de La Recherche, d’autre part elle « a influencé l’œuvre, soit dit sans paradoxe, à la façon d’un étouffement créateur », Luc Fraisse, Proust au miroir de sa correspondance, Sedes, coll. « Les livres et les hommes », Paris, 1996, p. 368.

4 En mars 1915, Proust écrit à Lucien Daudet qu’il lit « sept journaux tous les jours » (Corr., t. XIV, 76) ; en mai 1915, Proust écrit à Charles d’Alton : « Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux […] Je m’ingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires français ou genevois pensent de la guerre » (Corr., t.

XIV, 130-131).

65

ne quitte pas » (Corr., t. XIV, 47). En 1917, Proust écrivait : « Je pleure la mort de tout le monde, même des gens que je n’ai jamais vus » (Corr., t. XVI, 272). Ceci étant, malgré l’entrée de la guerre dans le roman, Le Temps retrouvé ne peut se définir comme un roman appartenant à une littérature de témoins, comme les furent Le Feu d’Henri Barbusse et Les Croix de Bois de Roland Dorgelès2, par exemple. Proust montre autrement les horreurs des corps des soldats dans les tranchées : ces éléments, dénoncés ouvertement chez Barbusse et Dorgelès, seront évoqués par Proust par le biais du détournement ou de la langue aux accents comiques de personnages comme Françoise.

Si on ne peut non plus définir Le Temps retrouvé comme un roman historique, car la durée psychique des personnages prévaut sur la durée chronologique, il est néanmoins important de remarquer comment, chez Proust, « l’histoire devient source de tragique. Elle est tragique aussi et surtout […] parce qu’elle apparaît au narrateur comme le royaume de la mort3 ». En effet, dans son roman, Proust se sert de la guerre comme d’un accélérateur du temps provoquant ainsi des mutations profondes à l’intérieur de la société parisienne. On le voit au fait que la guerre permet la montée sociale de la bourgeoisie et contribue à la chute de l’aristocratie : l’ascension de Mme Verdurin va de pair avec le déclin des Guermantes et marque la constitution de nouvelles chapelles idéologiques. La mort de M. Verdurin, dans ce contexte, devient emblématique du changement de situation sociale de Mme Verdurin. Avec sa mort, Elstir « voyait disparaître avec M. Verdurin un des derniers vestiges du cadre social, du cadre périssable — aussi vite caduc que les modes vestimentaires elles-mêmes qui en font partie — qui soutient un art, certifie son authenticité » (TR 349).

La guerre montre également l’instabilité des idéologies humaines, car elle change les opinions politiques de certains personnages par rapport à leurs engagements lors de l’affaire Dreyfus, et entre ainsi dans les lois de l’oubli, « car c’était une des idées les plus à la mode de

1 Pour une étude sur la correspondance de Proust en période de guerre voir aussi Pascal Ifri, « La Première Guerre Mondiale dans la Recherche et la Correspondance : un parallèle », Bulletin Marcel Proust, n° 62, 2012, pp. 19-30.

2 Trevisan remarque à ce propos la singularité de l’œuvre de Proust ou de sa Correspondance, car on n’y retrouve pas les réalités nouvelles de la Grande guerre, à savoir « l’entrée de la révolution industrielle sur le champ de bataille, le dépassement d’un seuil de violence où, comme jamais encore, la dignité de l’humain, de la mort elle-même fut saccagée. Visages emportés, corps littéralement pulvérisés, profanation des cadavres, parfois utilisés comme une matière indifférente (boucliers, repères pour s’orienter dans les tranchées). Des nouvelles façons de mourir également, avec l’arme chimique, qui constitue un événement majeur de la Grande Guerre et de l’histoire du phénomène guerrier en général », Carine Trevisan, « Des “rivages de la mort” au front intérieur : Proust survivant de la Grande Guerre », Proust écrivain de la Première Guerre mondiale, sous la direction de Philippe Chardin et Nathalie Mauriac Dyer, avec la collaboration de Yuji Murakami, Editions Universitaires de Dijon, « Écritures », Dijon, 2014, p. 24.

3 Maurice Rieuneau, « La guerre dans Le Temps retrouvé », Guerre et révolution dans le roman français de 1919 à 1939, Genève, Slatkine Reprints, 2000, p. 132.

66

dire que l’avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d’aussi profond, simulant autant de durée qu’une période géologique » (TR 306). Cet oubli est constaté par l’écrivain lors de ses fréquentations des salons durant la guerre. Les commentateurs évoquent une lettre de Proust à Charles d’Alton, datée de février 1916, dans laquelle l’écrivain relate ce « fossé qui sépare les années d’avant la guerre de cette formidable convulsion géologique1 ».

Par ailleurs, la guerre et le rapport entre les nations sont réduits à la logique de la passion. En attribuant aux deux nations une individualité propre, en dénonçant la presse, en l’occurrence les articles d’un Norpois ou d’un Brichot, la littérature de guerre2, les lieux communs qui influencent la pensée et le langage des hommes pendant un conflit, Proust rejoint, à travers les paroles de son personnage, le point de vue sociologique de Tarde. La guerre est alors considérée comme une reproduction de la loi d’imitation, selon laquelle les rapports entre nations, dans le contexte d’un conflit mondial, reproduiraient les rapports entre individus3.

Le patriotisme rentre dans cette logique des passions. Si le héros ne peut pas s’empêcher d’avoir du patriotisme, Charlus, quant à lui, appartient aux deux corps, France et Allemagne. Cependant, la germanophilie de Charlus est, en partie, le résultat de ses propres origines. Encore une fois, la part héréditaire a ses raisons sur Palamède, pour qui « la naissance unie à la beauté et à d’autres prestiges était la chose durable — et la guerre, comme l’affaire Dreyfus, des modes vulgaires et fugitives » (TR 379). Dans le Cahier XIX de mise au net du Temps retrouvé, le discours sur la germanophobie a une fonction théorique, celle de montrer la « leçon d’idéalisme » : « Tout en reconnaissant l’existence des faits, l’idéalisme psychologique de Proust critique les deux camps, la France et l’Allemagne, qui ont en commun de se justifier par des arguments positivistes et d’oublier que la subjectivité l’emporte sur l’objectivité1 ». La position de Charlus témoigne de la prise de conscience du personnage quant à la fausseté de la propagande et de la presse officielles, tout en dénonçant la déshumanisation de l’Allemagne par ces dernières. Proust aurait fait cadeau à son

1 Notes et variantes, TR, p. 1201, n° 1, p. 306.

2 Dans le roman la critique de la culture de guerre répond à la critique de Proust contre l’art patriotique encouragé par Barrès. En refusant les rapports de dépendance entre culture et contexte de guerre, Proust veut sauvegarder « l’autonomie de l’œuvre littéraire et la souveraineté de l’écrivain vis-à-vis du déterminisme historique et politique », Hiroya Sakamoto, « La guerre et l'allusion littéraire dans Le Temps retrouvé », Proust, la mémoire et la littérature, Antoine Compagnon (dir.), Paris, Odile Jacob, "Collège de France", 2009, p. 144.

3 « Mais, de même qu’il est des corps d’animaux, des corps humains, c’est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule est grand comme le mont Blanc, de même il existe d’énormes entassements organisés d’individus qu’on appelle nations ; leur vie ne fait que répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes ; et qui n’est pas capable de comprendre le mystère, les réactions, les lois de celle-ci, ne prononcera que des mots vides quand il parlera de luttes entre nations » (TR 350).

67

personnage de ses convictions idéologiques. Les critiques du baron de Charlus contre la presse officielle, notamment les chroniques écrites par Brichot ou Norpois, ou sa dénonciation de la germanophobie participent de la polémique alimentée par Masson, chroniqueur de L’Echo de Paris, qui attribuait aux Français qui écoutaient Wagner le symptôme de

« wagnérite2 ». Tout comme Proust, Charlus est conscient de la responsabilité commune à l’Allemagne et à la France dans la poursuite d’une guerre injuste, car « celui qui veut la continuer est aussi coupable que celui qui l’a commencée, plus peut-être, car ce premier n’en prévoyait peut-être pas toutes les horreurs » (TR 375).Ainsi, en réduisant le patriotisme à une

« querelle amoureuse » (TR 255), et en dévaluant la guerre comme événement, Proust fait entrer la guerre dans la catégorie de l’erreur et des illusions. Tout comme l’était l’affaire Dreyfus dans Le Côté de Guermantes, la Première Guerre mondiale devient dans Le Temps retrouvé une affaire de salons, de bavardage mondain.

La guerre, dans le roman de Proust, ne constitue pas seulement un foyer d’idéologies patriotiques se nourrissant de la propagande ou du discours dominant de la presse officielle ou des gens de l’arrière, elle donne aussi à la société une mode vestimentaire et culturelle, légère et éphémère, tout en produisant par milliers ses propres morts.

De manière générale, l’écriture proustienne se nourrit en profondeur d’un style macabre, qui a toutefois des atours trop sophistiqués pour que le macabre saute aux yeux du lecteur. Plus subtilement que directement, le discours sur la mode des femmes en temps de guerre dans Le Temps retrouvé s’inspire, d’une manière apparemment superficielle, des changements mondains produits par le conflit :

C’est, disaient-elles, parce qu’elles n’oubliaient pas qu’elles devaient réjouir les yeux des combattants, qu’elles se paraient encore, non seulement de toilettes « floues », mais encore de bijoux évoquant les armées par leur thème décoratif, si même leur matière ne venait pas des armées, n’avait pas été travaillée aux armées ; au lieu d’ornements égyptiens rappelant la campagne d’Egypte, c’était des bagues ou des bracelets faits avec des fragments d’obus ou des ceintures de 75 […]. Ainsi faisaient en 1916 les couturiers qui d’ailleurs, avec une orgueilleuse conscience d’artistes, avouaient que “chercher du nouveau, s’écarter de la banalité, affirmer une personnalité, préparer la victoire, dégager pour les générations d’après la guerre une formule nouvelle du beau, telle était l’ambition qui les tourmentait, la chimère qu’ils poursuivaient […]” (TR 302-303).

1 Hiroya Sakamoto, « La guerre et l'allusion littéraire dans Le Temps retrouvé », op. cit., p. 148.

2 « Frédéric Masson, dont j’ai souvent goûté le style vieux grognard d’autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la « culture » française. S’il est sincère, trouvant les Maîtres Chanteurs ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux qu’il déclare atteints de « wagnérité ». Si au lieu d’avoir la guerre avec l’Allemagne, nous l’avions eue avec la Russie, qu’aurait-on dit de Tolstoï et de Dostoïevski ? », Lettre à Lucien Daudet datée de 1914, (Corr., t. XIII, 3).

68

Ces passages montrent, en première lecture, la vanité féminine des dames de la haute société parisienne et l’orgueil des couturiers, fiers de mettre leur art au service de la cause patriotique.

Mais, de manière moins apparente, des associations cruelles et horribles ressortent de ces lignes, où l’horreur de la guerre est masquée par la mode mondaine. Joseph Brami l’écrit bien :

Ici, détournés par le grand commerce dans sa version esthétisante et raffinée – en l’occurrence orfèvrerie et haute couture – pour justifier, toute honte bue, la transformation de « fragments d’obus » – sur quel champ ramassés ? et après les avoir peut-être nettoyés de quel sang, de quelle chair humaine ? – en « bagues » et « bracelets » ; et le faisant pour mieux satisfaire à l’esprit patriotique1.

Proust atténue ainsi, par des références futiles, l’expression de la mort violente en temps de guerre. De même, lors de la mort de Saint-Loup, l’écrivain se sert de la figure de Françoise, dont la langue rude, pleine de fautes de français, tend souvent au comique, pour relater une mort cruelle : « “Pauvre dame”, disait-elle en pensant à Mme de Marsantes, “qu’est-ce qu’elle a dû pleurer quand elle a appris la mort de son garçon ! Si encore elle avait pu le revoir, mais il vaut peut-être mieux qu’elle n’ait pas pu, parce qu’il avait le nez coupé en deux, il était tout dévisagé” » (TR 427-428). Par le biais de la langue colorée et paysanne de Françoise ou du maître d’hôtel, Proust atténue l’effet d’horreur que la description physique et violente de cette mort aurait sur le lecteur. Néanmoins, les éléments du macabre y sont présents et laissent entrevoir la mort atroce des soldats. Ainsi, si les descriptions de la violence du front que le héros peut lire dans la lettre que lui adresse Saint-Loup semblent plus supportables grâce à l’esprit patriotique qui, selon Saint-Loup, règne parmi les soldats, ces lignes n’en évoquent pas moins des corps tranchés ou mutilés : « Moi, qui ai fini par devenir tout à fait insensible, à force de prendre l’habitude de voir la tête du camarade qui est en train de me parler subitement labourée par une torpille ou même détachée du tronc […] » (TR 333).

Si l’on ne retrouve pas dans Le Temps retrouvé les descriptions violentes fournies dans la littérature de témoins, la violence — quoique dans une moindre mesure — n’en demeure pas moins présente ; mais cette violence est néanmoins atténuée par la langue colorée de Françoise ou par l’ironie proustienne à l’égard des réactions des personnages face à la mort de l’autre. Comme le suggère P. Chardin, l’épisode du « Bal de têtes » peut faire penser aux gueules cassées de la Première Guerre mondiale :

1 Joseph Brami « La Guerre de 14-18 dans Le temps retrouvé de Marcel Proust », Mémoires et Antimémoires littéraires au XX siècle : La Première Guerre mondiale, Premier volume, Colloque de Cerisy-la-Salle, 2005,

« Documents pour l’Histoire des Francophonies / Théorie », n° 15, Annamaria Laserra, Nicole Leclercq et Marie Quaghebeur (dir.), p. 79.

69

certaines convergences inattendues et importantes peuvent apparaître dans Le Temps Retrouvé avec cette littérature de témoins, en matière d’esthétique du macabre. On peut même penser qu’a dû s’opérer durant la guerre dans l’esprit de Marcel Proust un processus de condensation entre son « bal de têtes » final, conçu antérieurement, qui se proposait de décrire, en une série de visions à la fois réalistes et baroques, les dégâts parfois monstrueux causés par le temps sur les têtes en question et les ravages causés chez des êtres bien plus jeunes par certaines blessures de guerre sur les visages de ceux qu’on a appelés « les gueules cassées », dont les mutilations effrayantes et pitoyables commençaient à s’offrir aux regards un peu partout dans les rues1.

Chez Proust, la figure du soldat est entourée de l’aura de la mort et participe à la représentation apocalyptique de Paris en guerre. De même, dans les romans de Woolf et Lampedusa, un processus d’esthétisation se met en place.