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Serons-nous rassasiés ?

Dans le document Augustin est-il mystique? (Page 80-84)

CHAPITRE SECOND

E- Serons-nous rassasiés ?

« Je sais ce que je désire mais quand donc en serais-je rassasié ? »392

387 G. Madec, Petites Études Augustiniennes, Études Augustiniennes, Collection Antiquité, 142, Paris, 1994, p.

162. Voir aussi du même auteur « L’homme intérieur selon saint Ambroise », Ambroise de Milan. XVIème

centenaire de son élection épiscopale, dix études rassemblées par Y.- M. Duval, Études Augustiniennes 65, Paris,

1974.

388 In Ps. 130, 12, vol. 15, p. 165-167.

389 Idithun, ce nom figure dans le titre hébreu des trois psaumes 38, 61, 76 - Yedutun – était un lévite maître de

chant. Son nom signifiant celui qui les franchit, chante-il en les franchissant ou les franchit-il en chantant ?

390 M. Nédoncelle, « Intériorité et vie spirituelle », DS 7, col. 1898. 391 In Ps. 38, 5, vol.12, p. 241.

« Il viendra un jour […] en effet nous sommes entraînés par un désir violent et notre amour pour celui que nous ne voyons pas enflamme cette ardeur. Lorsque nous le verrons nous le tiendrons étroitement embrassé. »393

« Nous sommes abrités sous les ailes de celui qui connaît tout notre désir : être enivrés de l’abondance des biens de sa demeure et abreuvés au torrent de ses délices. Car c’est bien auprès de lui qu’est la source de la vie, et « dans sa lumière nous verrons la lumière (Ps 35, 9). Alors nous serons rassasiés de ses biens selon notre désir. »394

Si l’âme est comblée, elle ne peut épuiser cette jouissance, l’espace intérieur se dilate à la mesure de son hôte et si Dieu comble toute soif, « qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jn. 4, 14), une quête infinie ne cesse de mouvoir l’âme qui, d’abîme en abîme, ne cessera plus de courir395 vers Celui qu’elle ne cesse de trouver pour mieux le perdre396 :

«… (qu’) on ne cherche que pour le trouver, (qu’) on ne trouve que pour le chercher. Car on le cherche pour le trouver avec plus de douceur, on le trouve pour le chercher avec plus d’ardeur. »397

« Cherchons-le pour le trouver, cherchons-le quand nous l’avons trouvé. S’il est cherché pour être trouvé c’est qu’il est caché ; s’il est cherché quand il est trouvé, c’est qu’il est sans mesure. Aussi est-il dit ailleurs : Cherchez sa face toujours. Il rassasie celui qui le cherche selon la capacité de son âme, mais agrandit la capacité de celui qui le trouve afin qu’il cherche de nouveau à être comblé, dès que sa capacité commencera à grandir. »398

L’amour est au principe de sa recherche (In Ps 104, 4), tel est le sens de : Cherchez sa face toujours, que la découverte ne mette pas fin à la recherche qui signifie l’amour, mais que la croissance de l’amour fasse croître la recherche de celui qui a été trouvé399. Ce thème400 qui

est celui-là même du Cantique des Cantiques est conjugué par les mystiques. Le repos lui- même postule la dynamique d’une quête qui est ordonnée à la restauration de l’image blessée

393 In Ps. 145, 18, vol. 15, p. 451.

394 Lettre I30, 14, 27 à Proba, vol. 5, p. 145.

395 « Je me suis levée pour ouvrir à mon Bien-aimé […] J’ai ouvert à mon Bien-aimé, mais tournant le dos, il

avait disparu ! […] Je l’ai cherché […] Je l’ai appelé… » Ct, 5, 5a-b ; 6d-e.

396 Ct. 3, 1-5.

397 De Trin. XV, II, 2, BA 16, p. 423. 398 In Io, LXIII, 1, BA 74/A, p. 167.

399 Origène fait référence personnelle à ce phénomène mystique : « Ensuite, elle cherche du regard l’Époux, qui,

après s’être montré, a disparu. Cela arrive souvent, dans tout ce cantique, et seul peut le comprendre celui qui l’a lui-même éprouvé. Souvent, Dieu m’en est témoin, j’ai senti que l’Époux s’approchait de moi, et qu’il était autant qu’il se peut avec moi ; puis il s’en est allé soudain, et je n’ai pu trouver ce que je cherchais. De nouveau je me prends à désirer sa venue, et parfois il revient ; et lorsqu’il m’est apparu, que je le tiens dans mes mains, voici qu’une fois de plus il m’échappe et une fois évanoui, je me mets encore à le rechercher. Il fait cela fréquemment, jusqu’à ce que je le tienne vraiment et que je monte appuyée sur mon bien-aimé. » Homélies sur le

Cantique, trad. O. Rousseau, SC 37 bis, 1954, p. 75.

400 Catherine de Sienne par exemple : « Trinité éternelle, vous êtes une mer sans fond où plus je me plonge, plus

je vous trouve, et plus je vous trouve, plus je vous cherche encore. De vous on n’est jamais rassasié ; elle se remplit de vous dans vos profondeurs, l’âme, mais sans apaiser sa soif car elle continue à vous désirer ». Le

et à sa transformation ontologique en l’Image. Toute perception du divin est un état paradoxal dans lequel jouissance ou plaisir se caractérise toujours, simultanément par le désir d’entrer plus avant dans l’expérience de Dieu401. C’est tout le sens du mouvement paradoxal, fait de repos et de buts atteints pour être dépassés dans l’élan toujours plus violent de l’épectase402 selon Grégoire de Nysse. L’épectase est la condition même de l’âme, l’expression de sa nature la plus profonde. L’épectase suppose un double rapport à Dieu, celui de l’enstase et celui de l’extase, celui où le Verbe habite l’âme et celui où Dieu échappe à nouveau, « Dieu vient dans l’âme et l’âme émigre vers Dieu »403. Chercher n’est pas une chose parce que trouver en est une autre404 mais posséder Dieu, c’est, précisément, ne jamais cesser de le désirer405, car si l’âme est comblée elle ne peut jamais épuiser le champ de sa jouissance :

« O toi, donne-moi la force de te chercher, toi qui m’a fait te trouver et qui m’as donné l’espoir de te trouver de plus en plus. »406

Serons-nous enfin rassasié de Dieu lorsque nous le verrons dans la vie bienheureuse ?

« Celui que tu verras est tel qu’il ne peut te causer de lassitude. Il te rassasiera sans te rassasier. Je dis là une chose surprenante. Si je disais qu’il te rassasiera, je craindrais que tu ne veuilles te retirer rassasié comme on se retire d’un repas ou d’un dîner. […] Je trouve les deux choses dans l’écriture. En effet, quoique le Seigneur dise : Bienheureux ceux qui ont faim, car ils

seront rassasiés (Mt. 5, 6), il est dit au contraire de la Sagesse : ceux qui te mangent auront encore faim, et ceux qui te boivent auront encore soif (Si. 24, 29). »407

Après avoir dit à Proba que, « devenus immortels et incorruptibles, nous serons rassasiés selon notre désir », Augustin laisse sous entendre que Dieu pourrait continuer à être recherché sans fin jusque dans la vie éternelle, assez proche en cela de Grégoire de Nysse :

401 « Il en va de même chez tous ceux en qui le désir de Dieu est profondément implanté : ils ne cessent jamais

de désirer mais chaque nouvelle jouissance de Dieu devient source aussitôt d’un désir encore plus intense. » Grégoire de Nysse, Homélie I, 8, Homélies sur le Cantique des cantiques, trad. A. Rousseau, Lessius, Bruxelles, 2008, p. 53.

402 Cette enstase et cette extase en alternance, condensées pour la première fois par Grégoire de Nysse dans ce

mot d’épectase calqué sur Philippiens 3, 13 (e)pekteino/menoj), se retrouvent en fait littéralement dans les deux préfixes du mot épectase : e)pi marque l’immanence, e)k renvoie à la transcendance. J. Daniélou Platonisme et

théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Aubier (coll. Théologie, n°2),

Paris, 1944, p. 303.

« Abraham, Moïse et l’Épouse (du Cantique des Cantiques) sont les trois figures grégoriennes de l’aventure mystique de l’épectase. Au cours d’une geste qui leur est propre, chacun s’élève « de commencement en commencement par des commencements qui n’ont pas de fin », conformément au verset du psaume 83,8 (« Ils vont de hauteur en hauteur et Dieu leur apparaîtra dans Sion ») et à la deuxième épître aux Corinthiens 3, 18 (« Nous sommes transformés […] de gloire en gloire »). Voir aussi, G. de Nysse, La vie de Moïse, l’epectase, SC 1bis, Paris, 1955, p. 102-112.

403 J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, op. cit., p. 303.

404 « Trouver Dieu consiste à le chercher sans cesse. En effet chercher n’est pas une chose et trouver une autre,

mais le gain de la recherche c’est la recherche même. Celui qui désire voir Dieu, voit ce qu’il désire en le suivant toujours, et la contemplation de son visage, c’est l’incessante marche vers lui qui consiste à avancer à la suite du Verbe », Grégoire de Nysse, Homélies sur l’Ecclésiaste, trad. F. Vinel, SC 416, Cerf, Paris, 1996, p. 361.

405 J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, ibid., p. 290. 406 De Trin. XV, XXVIII, 51 BA 16, p. 565.

« Peut-être est-ce que même quand nous le verrons face à face tel qu’il est, il devra encore être recherché, et devra être cherché sans fin, parce qu’il devra être sans fin aimé. Nous disons en effet aussi à quelqu’un qui est présent : « Je ne te recherche pas », c’est-à-dire : « je ne t’aime pas ». Et pour cela, celui que nous aimons, même présent nous le cherchons, pour autant que nous l’abordons avec un amour continuel, afin qu’il ne s’absente pas. Par conséquent, celui que l’on aime, même quand on le voit, on veut toujours, sans lassitude, qu’il soit présent, c’est-à-dire on cherche toujours sa présence. […] il ne faut pas qu’à cette recherche, par laquelle c’est l’amour qui est signifié, la découverte mette fin, mais qu’avec la croissance de l’amour croisse aussi la recherche de celui qui a été trouvé. »408

Proximité infinie en même temps que mouvement incessant, synthèse de deux éléments inconciliables, telles sont à la fois la soif et la saturation qui caractérisent les états mystiques :

« Le charme de cette beauté sera si grand qu’elle te sera sans cesse présente et que tu n’en seras jamais rassasié ou plutôt tu en sera toujours rassasié et tu n’en seras jamais rassasié. »409

Jean de la Croix rejoindra cette notion de proximité infinie dans une définition concise de la mystique : « une connaissance amoureuse de Dieu infuse » laquelle contient l’essentiel du noyau de la mystique. Dans cette connaissance mystique, Dieu est atteint selon une connaissance qui se déploie dans un sentiment de présence réciproque entre le ‘Toi’ divin et l’âme, entre le ‘Je’ d’Augustin et le ‘Tu’ de son Dieu410. Par ailleurs, cet effleurement de la Présence accomplit l’être humain, elle devient blessure comparable à celle évoquée par l’épouse du Cantique. Dieu l’étreint pour libérer le chant nuptial de l’aube et de la promesse. A ce stade l’amour dépasse la connaissance, cette priorité de l’amour sur la connaissance est soulignée dans cette Enarratio :

« Dieu chevauchait bien au-dessus de la plénitude de la connaissance pour montrer que nul ne pouvait l’approcher autrement que par l’amour. »411

L’amour engendré demeure libre sous le ravissement de présence qui est, en elle-même, un motif suffisant d’amour. Sous cette mouvance, l’âme est à la fois passive et infiniment active, toute son activité se trouvant impulsée par l’enveloppante et pénétrante énergie divine.

Mais même en dehors de cet intense sentiment de présence dans le ravissement ou l’extase, l’aimé attire et illumine en suscitant le désir de cette présence et de cette possession :

408 In Ps.104, 3, vol. 14, p. 341-342. Sur l’épectase chez Grégoire de Nysse, cf. supra note 402. 409 In Io. III, 21, BA 71, p. 253.

410Voir M. Cassin, op. cit., p. 128 : « Aimer c’est habiter par le cœur (in Io. II, 11) et habiter par le cœur n’est

possible que par la véritable unification de l’être. L’expérience d’Augustin est toujours expérience de la transcendance, c’est dans ce mouvement d’exode, où la présence à soi est présence à Dieu, que l’être personnel est vraiment fondé parce que le Dieu vers lequel l’âme s’élève est le Dieu personnel de la révélation biblique, celui qui se révèle à l’homme dans la relation. Alors s’instaure un dialogue qui constitue le « Je humain par le Toi divin » (G. Madec « In te supra me. Le sujet dans les Confessions de saint Augustin », Revue de l’Institut

catholique de Paris 25, 1988, p. 55). C’est d’abord dans la relation avec le Tout Autre que le sujet advient à la

pleine réalisation de lui-même, c’est là où Dieu le redonne à lui-même selon sa forme originaire à l’image de Dieu Trinité ».

« Qui me donnera de reposer en toi ? Qui me donnera que tu viennes dans mon cœur et que tu l’enivres, afin que j’oublie mes maux, et que j’embrasse mon unique bien, toi ? »412

Avant même d’éprouver consciemment cette présence, l’âme la pressentait :

« Grâces soient rendues à celui que nous désirons avant de le voir, dont nous sentons la présence et que nous espérons posséder un jour. »413

Que le désir dilate ou fasse courir :

« Ce qui était désir dans la volonté qui cherche devient désir dans la volonté qui jouit. »414

L’attitude est toujours la même, la passivité du vide après avoir été, au préalable, condition de libération et de purification est indissociable de l’acte de saisie mystique, nous verrons que le vide est une condition de la contemplation et de l’expérience mystique par union d’amour :

« Vide ce qui doit être rempli. […] vide le mal. Songe que c’est de miel que Dieu veut te remplir. Si tu es plein de vinaigre, où mettras-tu le miel ? » il faut jeter ce que le vase contenait… »415

Ainsi existent bien réellement et fortement, les expériences qui précèdent la rencontre et l’union, comme celles qui les réalisent et celles qui leurs succèdent, si les unes et les autres peuvent se compénétrer et même si elles présentent différents degré d’intensité, toutes font partie de la même exigeante aventure mystique. Elles sont à la fois tension vers le Verbe par l’Amour et à la fois expérience de sa Présence dans l’âme par les sens spirituels416 dans la dialectique perpétuelle du double mouvement d’enstase et d’extase.

Dans le document Augustin est-il mystique? (Page 80-84)