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Les larmes

Dans le document Augustin est-il mystique? (Page 196-200)

CHAPITRE QUATRIÈME MYSTIQUE ET LANGAGE

II D E QUELQUES THÈMES ‘MYSTIQUES’

3. Les larmes

Le phénomène des larmes1058, en soi, n’a rien de spirituel mais c’est un mode de traduction d’états intérieurs que ni les paroles ni les gestes ne peuvent suffire à expliquer ni à communiquer. Les larmes sont une passion de l’âme, « il y a des passions qui resserrent l’âme et qui la rendent immobile, et […] il y en a qui la grandissent et la font répandre au dehors »1059. Les larmes sont des paroles silencieuses, une sorte de paroxysme de l’expression.

Il y a différentes natures de larmes selon ce qui les produit. Thérèse d’Avila fait souvent allusion aux larmes et les mystiques espagnols distinguaient différents degrés de larmes, chez eux comme chez beaucoup de mystiques et en particulier chez Augustin, elles sont l’expression du sentiment mystique1060. Lorsque « son poids » vient l’arracher à l’avant-goût de bonheur éternel, l’arracher à ce : « je ne sais quelle douceur qui, si elle devient parfaite, sera je ne sais quoi que cette vie ne sera pas » (Conf. X, XL, 65, BA 14, p. 259), Augustin « verse bien des larmes ». Dans la dispute en son cœur, lutte de lui-même contre lui-même précédant sa conversion, les larmes se font pluie, tempête, amertume, assaut, mais aussi travail de purification et d’émondage :

1056 De doct. chr. VI, 6, BA 11/2, p. 83-84.

1057 I. Bochet, Saint Augustin et le désir de Dieu, op. cit., p. 107-114.

1058 P. Adnès, « Larmes », DS 9, col. 287-303 ; O. Clément, Le chant des larmes, essai sur le repentir, DDB

« théophanies », Paris, 1982 ; J.-L. Charvet, L’éloquence des larmes, DDB, Paris, 2000.

1059 B. Pascal, Discours sur les passions de l’amour, Œuvres complètes, Seuil, « l’Intégrale », Paris, 1963, p. 288. 1060 A. Mandouze, « Saint Augustin et son Dieu. Les sens et la perception mystique », op. cit., p, 54.

« Mais, dès que ma profonde méditation eut tiré du fond de ses retraites toute ma misère, et l’eut entassée sous les regards de mon cœur, il se leva une grosse tempête, chargée d’une grosse pluie de larmes. […] La solitude s’offrait à moi comme un endroit plus propice au travail des larmes. […] J’avais dit je ne sais quoi d’un ton de voix qui paraissait déjà gros de larmes. […] Moi je m’abattis, je ne sais comment, sous un figuier ; je lâchais les rênes à mes larmes, et elles jaillirent à grands flots de mes yeux. […] Pourquoi pas tout de suite ? […] Je disais cela, et je pleurais dans la profonde amertume de mon cœur brisé. […] J’ai refoulé l’assaut de mes larmes et me suis levé. »1061

Quant aux larmes qui suivent les expériences indicibles, elles ne se justifient pas seulement par la douceur du souvenir de l’amour goûté, elles prennent aussi une forte signification spirituelle dans la mesure où elles accompagnent la demande de la Sagesse, comme à Ostie ou lorsque Dieu est imploré d’avoir pitiè :

« Celui qui, dans la stimulante chaleur de l’Esprit-Saint, a déjà les yeux grands ouverts sur Dieu et par amour de Dieu se méprise soi-même, qui, voulant mais ne pouvant arriver jusqu’à lui, regarde en soi à la lumière de Dieu et se découvre en constatant l’incompatiblité de sa maladie avec la pureté divine, il trouve, celui-là, de la douceur à pleurer, à supplier Dieu d’avoir encore et encore pitié jusqu’à ce qu’il soit débarassé de sa misère, à le prier avec confiance après avoir reçu par grâce le gage du salut au nom de son Fils, unique sauveur et illuminateur de l’homme. »1062

Dans son dialogue avec la Raison, Augustin en fin du premier livre des Soliloques exprime sa misère par les larmes (I, 30), ‘Raison’ tente d’arrêter ses larmes en lui révélant la connaissance de son immortalité, mais Augustin répond :

« L’amour est impatient, et ne cesse de répandre des larmes jusqu’à ce qu’il possède ce qu’il aime. »1063

Ces larmes du désir, le Cerf mystique du Psaume 41 « s’en nourrit tous les jours », elles demeureront « son pain » tant qu’il n’aura pas trouvé son Dieu, son Dieu dont il « cherche le visage » :

« Tandis que je cours […] « mes larmes ont été pour moi un pain le jour et la nuit, lorsqu’on me dit chaque jour : où est votre Dieu (Ps. XLI, 4). » […] Ces larmes m’étaient douces : dans la soif où j’étais de cette source, où je pouvais boire encore, je mangeais mes larmes avec avidité. Car il n’a pas dit : mes larmes sont devenues ma boisson, de peur de paraître les avoir désirées comme les sources des eaux ; mais, tout en conservant cette soif qui m’embrase et qui me précipite vers les sources des eaux, mes larmes sont devenues mon pain, tout le temps que je suis éloigné du but. Et en mangeant ses larmes, sans aucun doute, il a de plus en plus soif des sources. En effet, le jour et la nuit, mes larmes sont devenues mon pain. […] Le pain des larmes est mangé nuit et jour […] Au milieu des adversités, je verse les larmes de mon désir. »1064

1061 Conf. VIII, XII, 28 et 29, BA 14, p. 65-67. 1062 De Trin. IV, 1, BA 15, p. 337.

1063 Sol. II, I, 1, BA 5/2, p. 85. 1064 In Ps. 41, 6, vol. 12, p, 313-314.

« ‘Seigneur […] ayez pitié de moi et exaucez-moi’. Il ne demande qu’une seule chose, par ses prières, par ses larmes, par ses gémissements […] ‘Mon cœur vous a dit : j’ai cherché votre visage’. »1065

Les larmes peuvent devenir douces : Avec quelle suavité pleure et gémit celui qui supplie. Plus douces sont les larmes de ceux qui supplient, que les joies des habitués du théâtre1066. Augustin pleure aux pieds de son Dieu, ce qui est une autre façon de parler à son oreille et c’est en celui-là seul qu’il trouve compréhension et repos ; après la mort de sa mère où il est resté tout le jour accablé sous les flots de la tristesse, dans le silence de la nuit, sous ton regard (in conspectu tuo) il laisse jaillir les larmes qui vont laver son angoisse :

« Je pris plaisir à pleurer devant toi, sur elle et pour elle, sur moi et pour moi. Je lâchai les larmes que je retenais, pour les laisser couler autant qu’elles voudraient et en faire un lit sous mon cœur. Il y trouva son repos, car tu étais là prêtant l’oreille, toi, et non pas quelque homme qui eût avec superbe interprété mes pleurs. »1067

Augustin nous dit comment et pourquoi, Dieu auparavant a exaucé les larmes que Monique sa mère versait à son sujet :

« Et tu as tendu ta main d’en haut, et du fond de mes ténèbres tu as arraché mon âme, tandis que pour moi des pleurs coulaient vers toi, ceux de ma mère, ta fidèle servante, plus abondants que les pleurs versés par les mères sur le corps d’un défunt. […] Tu l’as exaucée, et tu n’as pas méprisé ses larmes, quand leurs flots échappés inondaient la terre, au-dessous de ses yeux, dans tous les lieux de sa prière. »1068

Les larmes en quelque sorte tombent vers le haut, « Au lieu que le Ciel arrose la terre, ici la terre arrose le Ciel »1069. C’est ainsi que Dieu prête son oreille au cœur de sa mère tout comme il l’a fait pour son propre chagrin :

« D’où cela venait-il ? Sinon du fait que tes oreilles étaient appliquées à son cœur, ô toi, bonté toute puissante, qui prends souci de chacun d’entre nous comme si tu prenais souci de lui seul, et de nous tous ensemble, comme s’il s’agissait de chacun en particulier. »1070

Lorsque l’âme d’Augustin se dispersait, éclatait, se dédoublait, se fragmentait, lorsque les forces maléfiques étaient aux aguets dans l’ombre et qu’il ne restait plus que la faim et le désir, l’intelligence et le cœur commencèrent alors à se retourner. Dans ces larmes, déjà résonne le gémissement de l’Esprit qui pleure doucement en l’homme :

« Oh ! L’homme stupide qui pâtit sans mesure des maux humains ! Voilà ce que j’étais alors : aussi je bouillonnais, je soupirais, je pleurais, je me troublais, sans qu’il n’y ait ni repos ni dessein. Car je portais, pantelante et sanglante, mon âme… »1071

1065 In Ps. 26, 2ème, 14, vol. 11, p. 803. 1066 In Ps. 127, 10, vol. 15, p. 120. 1067 Conf. IX, XII, 33, vol. 14, p. 133. 1068 Conf. III, XI, 19, BA 14, p. 401.

1069 P. de Bérulle, Élévation sur sainte Madeleine, Cerf, Paris, 1987, p. 60. 1070 Conf. III, XI, 19, BA 14, p. 401.

L’ébranlement des couches profondes de l’être fait jaillir les larmes du repentir où se trouvent engloutis l’orgueil et la toute puissance et où s’amorce la puissante transformation ontologique qui conduira à l’unité de l’être, harmonisant le cœur et l’intellect :

« Mais dès que ma profonde méditation eut tiré du fond de ses retraites toute ma misère, et l’eut entassé sous les regards de mon cœur, il se leva une grosse tempête, chargée d’une grosse pluie de larmes. […] J’avais dit je ne sais quoi d’un ton de voix qui paraissait déjà gros de larmes, et c’est alors que je m’étais levé. […] Moi je m’abattis, je ne sais comment, sous un figuier ; je lâchai les rênes à mes larmes, et elles jaillirent à grands flots de mes yeux… »1072

« Je disais cela et je pleurai dans la profonde amertume de mon cœur brisé. »1073

Les larmes sont ainsi une chair qui aspire à être une âme, et une âme qui brûle de devenir véritablement chair1074, elles procèdent alors du frémissement de l’esprit dans la chair, elles sont le scintillement de l’ineffable. En entendant des hymnes, Augustin ne pouvait retenir ses larmes et dans les Psaumes la joie se mêle aux larmes :

« Que j’ai pleuré dans tes hymnes et tes cantiques, aux suaves accents des voix de ton Église qui me pénétraient de vives émotions ! Ces voix coulaient dans mes oreilles et la vérité se distillait dans mon cœur ; et de là sortaient en bouillonnant des sentiments de piété, et des larmes roulaient et cela me faisait du bien de pleurer ! »1075

« Ils (les psaumes) sont les divins cantiques qui font les délices de notre esprit et où même les pleurs ne sont pas sans joie. »1076

Pleurer est une manière de parler, les larmes coulent au-delà de la lumière, au-delà de la pesanteur, même au-delà du silence1077, elles creusent un vide qui sera comblé par la lumière. Les vraies larmes brûlent le cœur nous dirons les mystiques, elles se font eau incandescente devenant vecteurs de pur amour1078. Les larmes sont jubilatoires, Pascal a pleuré sa joie1079, seules les larmes contiennent l’intelligence du cœur et ouvrent l’œil du cœur pour témoigner de l’extase mystique1080, Bossuet a dit que nous pleurons en vue de notre joie complète. Pour

1071 Conf. IV, VII, 12, vol. 14, p. 427. 1072 Conf. VIII, XII, 28, BA 15, p. 65. 1073 Conf. Ibid., XII, 29.

1074 Le Christ pleure au moment où il est pleinement homme et pleinement Dieu, cf. He. 5, 7 : « C’est lui qui, au

cours de sa vie terrestre, offrit prières et supplications avec grands cris et larmes à celui qui pouvait le sauver de la mort ».

1075 Conf. IX, VI, 14, BA 14, p. 97. 1076 In Ps. 145, 1, vol. 15, p. 433.

1077 S. Weil, La Pesanteur et la Grâce, Plon « 10-18 », Paris, 1963 : « Tous les mouvements naturels sont régis

par des lois analogues à celle de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception », p. 11.

1078 Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1969, p.

468-470 : « Parmi les tribulations et regrets d’une vie de repentance, Dieu met bien souvent au fond de notre cœur le feu sacré de son amour ; puis cet amour se convertit en l’eau de plusieurs larmes, lesquelles, par un second changement, se convertissent en un autre grand feu d’amour. » ; Thérèse d’Avila, Autobiographie,

Œuvres complètes, trad. M. Auclair, DDB, 1950, : « L’âme se délecte de voir l’impétuosité du feu apaisée par

une eau qui l’attise… . Ch. XIX, p. 121.

1079 B. Pascal, Pensées, Œuvres complètes, op. cit., Pascal a pleuré sa joie : « Joie, joie, pleurs de joie », p. 618. 1080 Thérèse d’Avila, Oeuvres complètes, op. cit., « Les larmes que Dieu donne ici coulent délicieusement,

le mystique pleurer est une manière d’aimer, un exercice de pur amour qui surprend au-delà de toute logique même, rendant l’homme pareil à un enfant qui se laisse consoler :

« Et toi, dans ta clémence, tu essuies leurs larmes ; ils pleurent davantage et se réjouissent dans leurs pleurs puisque toi, Seigneur, […] qui les as faits, tu les refais et les consoles. »1081

Nous avons vu qu’Augustin dans l’Enarratio sur le Psaume 83 s’interroge sur le lieu où Dieu par sa grâce a déposé en l’homme les degrés de l’amour :

« Où dispose-t-elle (la grâce) ces degrés ? « Dans son cœur, dans la vallée des pleurs » (Ps 53, 7). Dans cette vallée des pleurs vous pouvez reconnaître le pressoir ; les pieuses larmes de la tribulation sont le vin doux de l’amour. […] C’est ici-bas en effet, qu’il a disposé ces degrés ; dans cette vallée des pleurs. » Car ici-bas, on pleure où l’on sème. »1082

Mais le vrai lieu du mystique, son « lieu naturel » est ailleurs que dans « la vallée des pleurs », il est là où l’appelle et l’entraîne le « poids de son amour », le terme de la course mystique, c’est le repos en Dieu :

« Quelle lumière que celle de la vision ! Lorsque nous le verrons comme il est, et que seront passées les larmes devenues mon pain, le jour et la nuit, pendant que l’on me dit chaque jour : Où est ton Dieu ? » 1083

En effet, autre chose est d’être soutenu dans ‘l’être’, comme évoqué en Conf. I, II, 2, autre chose est ici d’étreindre l’objet de son désir (unum bonum amplectar), de le saisir (adprehendam te), de reposer en lui (adquiescere in te). Toute expérience mystique est anticipation de la Béatitude éternelle où toutes larmes seront passées.

4. Inhaerere

Haerere, adhaerere ou inhaerere, signifiant ‘adhérer’, ‘être attaché à’, est un terme important pour Augustin comme il le sera chez tous les mystiques pour signifier l’emprise et la force de leurs liens avec Dieu1084. Il en fait un large usage dans les Confessions, mais nous le trouvons également employé dans des Enarrationes in Psalmos, des Lettres, dans le De Trinitate, le De Civitate et même d’autres écrits, tel le De Moribus.

Dès le premier chapitre du De moribus, Augustin dit qu’ « adhérer à Dieu c’est mon bien » (I, XVI, 26, BA 1, p. 177) et dans le De Civitate (XIV, XIV, 20) que la créature obtient

voudrait fondre non de douleur, mais en larmes de joie. Elle s’en trouve baignée sans avoir rien senti, sans savoir quand elle a pleuré, ni comment ». p. 121.

1081 Conf. V, II, 2, BA 13, p. 465. 1082 In Ps. 83, 10, vol. 13, p. 529. 1083 Conf. XIII, XIV, BA 14, p. 451.

1084 Jean de la Croix : « mon âme s’est déprise de toute chose crée, et au-dessus d’elle élevée, et dans une vie

savoureuse, à son seul Dieu arrimé […] mon âme se voit déjà sans arrimage et arrimée. », Poésies complètes, op. cit., p. 93.

Dans le document Augustin est-il mystique? (Page 196-200)