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L’ineffabilité de Dieu

Dans le document Augustin est-il mystique? (Page 193-196)

CHAPITRE QUATRIÈME MYSTIQUE ET LANGAGE

II D E QUELQUES THÈMES ‘MYSTIQUES’

2. L’ineffabilité de Dieu

Ce thème de l’Un du Parménide a été orchestré par les platoniciens et à leur suite par Augustin. L’ineffabilité1035 est un thème central et récurrent1036 dans les écrits d’Augustin, c’est la connaissance inexprimable de 1 Co. 13, 121037, qu’il partage avec qui a fait semblable expérience de Dieu :

« Qu’est-ce donc que mon Dieu ? […] Et qu’avons-nous dit, mon Dieu, ma vie, ma sainte douceur ? Ou que dit-on, quand on dit quelque chose sur toi ? Et malheur à ceux qui se taisent sur toi, puisque, bavards, ils sont muets. »1038

C’est le Dieu de l’apophase1039, celui de la théologie mystique négative du Pseudo Denys l’Aréopagite ou des mystiques rhénans, théologie négative dont Vladimir Loosky a relevé des éléments dans la pensée d’Augustin1040 :

« Dieu est celui qu’on connaît le mieux en ne le connaissant pas. »1041

Par expérience, le mystique sait ce que n’est pas Dieu :

« Ce n’est pas un mince savoir, lorsque, de ces profondeurs où nous sommes nous élevant jusqu’à cette cime, nous reprenons haleine, de pouvoir connaître déjà ce que Dieu n’est pas avant de connaître ce qu’il est. » 1042

1033 Voir supra, p. 15.

1034 « Le cantique des oiseaux » est le chef-d’œuvre de la littérature soufie, ce voyage vers Simorgh oiseau

suprême est une allégorie du divin et de la mystique de l’union.

1035 G. Madec, « Deus, platonisme et christianisme, a) ‘ineffabilis’ », AL II, col. 339-343. L. Ayres et M.-R.

Barnes, trad. M.-A Vannier, « Dieu », Encyclopédie saint Augustin, p. 466. I. Bochet, « Deus, 3) ineffabilité

divine », note comp. 5, BA 11/2, p. 463-467.

1036 Cette insistance sur l’ineffabilité de Dieu est à rapprocher de la tradition néoplatonicienne, ex : Platon, Enn.

V, 3, 11, tr. E. Bréhier, p. 64.

1037 «A présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors, ce sera face à face. A présent, ma

connaissance est limitée, alors, je connaîtrai comme je suis connu. ». Augustin emploie environ 90 fois cette citation de Paul.

1038 Conf. I, IV, 4, BA 13, p. 279-281.

1039 M. Smalbrugge, « L’emploi de la théologie apophatique chez Augustin ; une question à l’historiographie », Revue de théologie et de philosophie, 1988, p. 263-274.

1040 V. Loosky, « Les éléments de ‘théologie négative’ dans la pensée de saint Augustin », AM I, p. 575-581. 1041 De ord. II, XVI, 44, BA 4/2, p. 293-295, qui est un écho à la formule de Porphyre, Sent. 25.

Tout ce que l’on sait, c’est une « docte ignorance », celle-là elle-même, évoquée par Augustin dans la Lettre à Proba qui doit d’être mis sur la voie du vrai désir de Dieu, de la vraie recherche et de la vraie prière à Dieu. Cette « docte ignorance » tire son nom de ce que son élément de « doctrine » lui vient de l’Esprit de Dieu qui « se porte au secours de notre infirmité » dit saint Paul (Rm. 8, 25-27), « Comment pourra-t-il y avoir expression de désir quand il y a désir mais aussi ignorance de ce qu’on désire » ? demande Proba (28), et Augustin répond : « S’il y avait ignorance totale, il n’y aurait pas de désir et s’il y avait vision, il n’y aurait pas de désir ni de recherche gémissante ».

Pourtant, même s’il n’est pas de nom pour désigner Dieu, il faut tenter de l’expliquer comme on le peut, même si l’inadéquation de la pensée à la réalité divine est redoublée par l’inadéquation du langage à la pensée :

« Pour parler de l’ineffable, il faut bien dire comme on peut ce qu’on ne peut expliquer. »1043

« Tu cherches un nom convenable, et tu ne le trouves pas ; tu cherches à dire quelque chose, et tous les noms se présentent. Quelle ressemblance y a-t-il entre le lion et l’agneau ? Ces deux noms pourtant sont donnés au Christ. »1044

« Que dire quand on parle de toi » ? Dès l’ouverture des Confessions (1, 4) Augustin fait part de son sens de l’ineffabilité de Dieu, que l’homme est dans l’impossibilité de nommer et de penser mais qu’il convient pourtant de louer :

« C’est d’abord à ce Maître notre Dieu, à qui nous devons penser toujours sans pouvoir y penser dignement, à qui, avec la louange, est due à tout instant la bénédiction (Ps. 33, 1), à qui le langage n’offre point d’adéquate expression. »1045

Le cri de la prière témoigne de l’ineffabilité divine, raison pour laquelle il faut bénir Dieu dans la louange :

« Des paroles sont impuissantes à exprimer le chant du cœur […] A qui convient donc cette jubilation, sinon à Dieu qui est ineffable. Car on appelle ineffable ce qui est au-dessus de toute expression. »1046

Dieu est indicible, et l’ineffabilité caractérise autant son être que son action, il dépasse tout ce que nous pouvons sentir ou penser :

« Mais avant tout, retenez bien que tout ce que nous avons pu recueillir des créatures, soit par le sens, soit par la pensée, est infiniment au-dessous du Créateur. »1047

1043 De Trin. VII, IV, 7, BA 15, p. 527. 1044 In Io.XIII, 5, BA 71, p. 683. 1045 De. Trin. V, 1, BA 15, p. 425. 1046 In Ps. 32, 8 (2éme), vol. 12, p. 43. 1047 Sermo. 117, X, 15, vol. 17, p. 210.

« Car toutes choses peuvent être exprimées d’une manière quelconque ; Dieu seul est ineffable, Dieu qui a dit et qui d’un mot a fait toutes choses. Il a dit et nous avons été fait mais nous, nous ne pouvons dire ce qu’il est (Ps. XXXII, 9). »1048

Cette ineffabilité s’efface pourtant en considérant Dieu dans son être relationnel :

« Nous parlons de Dieu, est-il étonnant que vous ne compreniez point ? Si vous compreniez ce ne serait point Dieu. Avouez donc pieusement votre ignorance, plutôt que de faire profession d’une science téméraire. C’est un grand bonheur que de pouvoir tant soit peu atteindre Dieu, mais il est tout à fait impossible de le comprendre. »1049

« Or l’homme devient heureux en atteignant seulement par le cœur l’être qui est éternellement heureux, celui qui est l’éternelle félicité, la vie immortelle, la source pour l’homme de la sagesse parfaite. »1050

« Voilà pourquoi nous connaissions déjà Dieu quand nous l’aimions, pensant ne pas le connaître. Dégager cette connaissance en croissant dans l’amour c’est accéder à la sagesse contemplative »1051 :

« On aime donc même celui qu’on ne connaît pas, en lequel on croit pourtant. »1052

« Pourtant il n’y a point d’impertinence à s’éprendre du divin et de l’ineffable qui nous dépasse, pour une foi fervente, non pas celle que gonfle l’orgueil de ces forces propres, mais celle que brûle la grâce de son Créateur et Sauveur. Oui, dans quel acte d’intelligence, l’homme saisit-il Dieu, lui qui ne saisit même pas sa propre intelligence, avec laquelle il prétend saisir Dieu. »1053

Malgré l’inconcevable distance entre Dieu et l’homme celui-ci peut atteindre Dieu par le Verbe, en participant à lui, mais on ne participe au Verbe qu’en se donnant à lui :

« ‘Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ‘ Jn. I, 1). On peut les entendre (paroles) sans recourir à la parole mais le langage humain est impuissant pour en donner l’intelligence. »1054

« Le prix à donner pour acquérir le Verbe est l’acheteur lui-même qui se donne tout entier au Verbe pour l’obtenir […] Mais pour celui qui veut acquérir, posséder le Verbe, il n’a pas besoin de chercher en dehors de lui-même ce qu’il doit donner en échange, il faut qu’il se donne lui- même. Et en se donnant ainsi, il ne se perd point comme il perd le prix de l’objet qu’on achète. »1055

Augustin affirme que le silence semble la meilleure manière de parler de l’ineffabilité divine, c’est ainsi que cette réflexion sur Dieu débouche sur le silence tout comme celle du Sermo. Dolbeau : « on ne devrait même pas dire qu’il est ineffable » (22, 16) :

1048 In Ps. 99, 6, vol. 14, p. 160-161. 1049 Sermo. 117, III, 5, vol. 17, p. 201. 1050 Sermo. 117, III, 4, op. cit., p. 201.

1051 J. Moingt, « Connaître, croire, aimer », note compl. 7, BA 16, p. 579. 1052 De Trin. VIII, IV, 6, BA 16, p. 39.

1053 De Trin. V, I, 2, BA 15, p. 427. 1054 Sermo. 117, II, 3, vol. 17, p. 199. 1055 Ibid., I, 1, p. 198-199.

« Ai-je dit une parole, ai-je fait retentir des mots dignes de Dieu ? En vérité, je n’ai pas voulu dire autre chose, je le sais ; mais si j’ai parlé, ce n’était pas cela que j’aurais voulu dire. Comment le sais-je, si ce n’est parce que Dieu est ineffable ? Or ce que j’ai dit, si c’était ineffable, n’aurait pas été dit. Par conséquent, il ne faut même pas dire que Dieu est ineffable, car lorsqu’on dit cela on dit encore quelque chose. Et il se produit ici je ne sais quelle contradiction dans les termes, car si est ineffable ce qui ne peut être dit, n’est pas ineffable ce qui peut au moins être dit ineffable. Or cette contradiction dans les termes, il vaut mieux s’en garder par le silence que de tenter de la réduire par des paroles. »1056

Malgré tout, et à la différence des néoplatoniciens, Augustin souligne que le silence, en dehors du silence contemplatif, ne peut suffire face à l’ineffabilité divine et que nous avons le devoir de louer Dieu, la jubilation étant ce qui s’accorde le mieux à l’ineffabilité. La jubilation est une sorte de libération du langage. Isabelle Bochet souligne que le mouvement de dépassement imprimé à l’esprit humain par le mot qui loue Dieu, n’est autre que le désir de Dieu1057.

Dans le document Augustin est-il mystique? (Page 193-196)