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III L E V ERBE ATTIRE L ’ ÂME ET OUVRE L ’ AVENTURE

Dans le document Augustin est-il mystique? (Page 125-132)

CHAPITRE TROISIÈME MODALITÉS DE LA RENCONTRE

III L E V ERBE ATTIRE L ’ ÂME ET OUVRE L ’ AVENTURE

Augustin relate ce premier mouvement d’attirance à caractère explicitement mystique qui marquera le début d’une véritable aventure intérieure :

« Et averti par ces livres de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite (duce te) : je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien644. J’entrai et je vis avec l’œil de

mon âme, quel qu’il fut, au-dessus de cet œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable […] bien autre chose que toutes nos lumières ! […] Qui connaît la vérité, connaît cette lumière, et qui la connaît, connaît l’éternité. La charité la connaît. O éternelle vérité

642 In Ps.41, 9, vol. 12, p. 318-319.

643 H. Delacroix, Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, Alcan, Paris, 1908, cité par J. Baruzi dans L’île Verte, textes présentés par J.-L,Vieillard Baron, Berg International, Paris, 1985, p. 45.

644 Dans Plotin et l’Occident, P. Henry observe « C’est en cela que dès le début de l’expérience, Augustin prend

le plus nettement ses distances par rapport à Plotin qui disait, « aies confiance en toi ; même en restant ici, tu as

monté, et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois » (Enn. I, 6, 9) pourtant, à l’inverse, W. Theiler, Porphyros Und Augustine, p. 62, observe que Porphyre reprenant une sentence attribuée à Pythagore, conseille à

et vraie charité et chère éternité ! C’est toi qui es mon Dieu, après toi que je soupire jour et nuit ! Quand pour la première fois je t’ai connue, tu m’as soulevé pour me faire voir qu’il y avait pour moi l’Être à voir, et que je n’étais pas encore être à le voir.

Tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard par la violence de tes rayons sur moi, et j’ai tremblé d’amour et d’horreur. »645

Lorsqu’Augustin lisait les livres des Platoniciens, Dieu était déjà à l’œuvre dans sa lecture et même si le ‘retour intérieur’ est bien d’inspiration néoplatonicienne, c’est Dieu seul qui guidait son chemin jusqu’à son aboutissement trinitaire, « sous ta conduite (duce te) » et parce que « tu t’es fait mon soutien (factus es adiutor meus) ».

Ce passage évoque celui de Conf. III, VI, 11, « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo. Admonitus redire », et averti de revenir, nous retrouvons de même en Soliloques I, I, 2, admonemur redire ad te (nous) avertit de retourner à toi. Butler a remarqué particulièrement le sens mystique de ces passages d’Augustin646, avant même que celui-ci ait reçu le baptême. Le théologien Carolus Truhlar, pourtant très prudent sur le sujet cite ce passage de Confessions VII dans son traité dogmatique647 comme un texte mystique aussitôt après le texte de Confessions X, 40, 65 : « Et aliquando intromittis me in affectum multum nusitatum introrsus ad nescio quam dulcedinem, quae si perficiatur in me, nescio quid erit, quod vita ista non erit ».

Augustin évoque une faveur non continue mais pourtant courante, une grâce d’union mystique 648contrastant avec les tracas de la vie, et « je fais cela souvent » (Conf. X, 40, 63) nous dit-il. Charles Boyer y voit l’aboutissement de la contemplation infuse et la faveur de cet état si inusité, si profond, si béatifiant, si semblable à celui d’une vie meilleure dans lequel Augustin ne se met pas lui-même mais dans lequel Dieu l’introduit, et non pas chaque fois qu’il suffira de contempler, mais quelques fois seulement649 .

Nous retrouvons une autre ondulation proprement mystique dans cet autre passage des Confessions :

« Et j’étais étonné de ce que déjà je t’aimais, toi et non un fantôme au lieu de toi ; et je n’étais pas stable en la jouissance de mon Dieu, mais j’étais emporté vers toi par ta beauté, et bien

645 Conf. VII, X, 16, BA 13, p. 615-617.

646 C. Butler, «There is a special interest in the circumstance that these experiences, evidently in full sense

mystical, where pre-christian », Western Mysticism, p. 43.

647 C. Truhlar, op. cit., p. 259.

648 Th. d’Avila, « parce que pour chercher Dieu à l’intérieur de soi (c’est là qu’on le trouve mieux et avec plus de

profit que dans les créatures, comme l’a dit saint Augustin, lui qui l’a trouvé après l’avoir cherché un peu partout), on est grandement aidé lorsque Dieu vous fait cette faveur », op. cit., Quatrièmes Demeures, ch. III, 3, p. 918.

649 Ch. Boyer, Essais anciens et nouveaux sur la doctrine de saint Augustin. « La contemplation d’Ostie »,

vite violemment déporté loin de toi par mon poids, et je m’écroulais dans les choses d’ici-bas en gémissant ; (et ruebam in ista cum gemitu). »650

Ainsi très vite, avant même de décrire comment il s’était élevé jusqu’à l’âme par l’ascension de l’échelle des degrés qui ne vient qu’en finale de la suite de ce même passage :

« Ainsi, par degrés, des corps je suis monté à l’âme […] et de là à sa puissance intérieure […] et de là encore, à la puissance rationnelle […] Cette puissance, se découvrant elle aussi muable en moi, s’est dressée jusqu’à l’intelligence d’elle-même […] et elle est parvenue à ce qui

est, dans l’éclair d’un coup d’œil frémissant. »651

Augustin nous avertit que la brutale retombée qui suit l’envol est en fait, inhérente à l’expérience mystique elle-même et à la condition humaine652 et qu’elle n’est en rien imputable à l’échec de l’expérience comme certains l’ont suggéré653. L’expression ruebam in ista est une intraduisible formule reprise plus loin, redditus solitis, qui évoque un retour à la normale, aux tristes réalités humaines et rappelle que la tristesse ne peut que faire suite au ravissement. Ce qui a fait dire à Irénée Marrou, « cette ascension de l’âme, cet éblouissement momentané suivi d’une chute inévitable, cette retombée dans le domaine du sensible et du temporel qui laisse à l’âme, avec une lancinante nostalgie, le sentiment d’un « échec » - tout cela c’est le sort commun de tout contemplatif »654. Ce qui ne veut pas dire que l’essentiel de l’expérience ne soit pas sauvegardé, demeure alors l’essentiel, le souvenir de toi655. Nous retrouvons une identique expérience dans l’Enarratio du Ps 41 :

« Il a comparé les tristesses au milieu desquelles il se trouve, avec les merveilles qu’il a aperçues en entrant dans la maison de Dieu, et qu’il a quittées en sortant ; et il se dit à lui-même […] pourquoi êtes-vous (mon âme) encore triste ? […] déjà j’ai senti comme un avant-goût de ce qui est immuable […] et son âme lui répond en secret : Pourquoi vous troublé-je, sinon parce que

650 Conf. VII, XVII, 23, BA 13, p. 627. 651 Conf. Ibid p. 629.

652 « Ne crains rien ô épouse, ne désespère pas, ne te crois pas méprisée, si pour un peu de temps l’Époux te

dérobe son visage. Tout cela concourt à ton bien ; Le départ comme la venue de l’époux sont un gain pour toi. Il est venu pour toi, et c’est encore pour toi qu’il se retire […] Cette grâce est donnée quand le veut l’Époux et à qui il veut ; elle n’est point possédée comme par droit héréditaire », Guigues II, Lettre sur la vie contemplative,

douze méditations, SC 163, Cerf, Paris, 1970, p. 103.

« Ainsi qu’une voyageuse, la grâce nous accompagne, nous retourne et nous quitte, laissant là nos âmes désemparées, dans ce fond calme et fragile de la rencontre qui connaît la traversée des étincelles, le feu dormant de la tiédeur et les gerçures de l’oubli de Dieu, nous éprouvant dans l’humiliation, le vide et le désir de consolation. La vie de grâce est ainsi un labeur et une écoute du murmure et du silence de Dieu dans le passage du vent que les maîtres anciens ont su traduire avec le langage sensible et consolant du Cantique des Cantiques », N. Nabert, Le Maître intérieur, Ad Solem, Paris, 2006, p. 76.

653Par exemple, P. Courcelle, Recherche sur les Confessions de saint Augustin, op. cit., p. 165.

654 H-.I, Marrou, « Bulletin critique sur « Recherches sur les « Confessions » de saint Augustin, de Pierre

Courcelle », de Boccard, Paris, 1950, Revue des Études Latines XXIX, 1951, p. 404.

655 Dans L’Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 139, Etienne Gilson disant que « prendre conscience de

cette présence permanente de Dieu c’est cela, pour Augustin, se souvenir de Dieu », réduit quelque peu ce souvenir à la notion de présence permanente de Dieu dans l’homme plutôt qu’au souvenir, goût de la présence éprouvée, à laquelle Augustin fait ici référence.

je ne suis pas encore dans cette demeure où l’on goûte cette douceur, au sein de laquelle j’ai déjà été transportée comme en passant ? »656

Entre le mouvement et son terme, il y a un équilibre que seul détruirait l’arrêt du dynamisme de l’âme, amor meus pondus meus. Ce dynamisme est celui du désir.

Si on a pu dire que l’ouvrage des Confessions relevait tout entier de la mystique, du fait de l’incessant dialogue d’Augustin et de son Dieu, il est habituel d’y souligner deux expériences fortes correspondant à l’ascension de l’âme vers la vision, celle dite d’Ostie au livre IX (IX, X, 23-25, BA 14, p. 115-121) et celle, plus discrète, dite de Milan au livre VII (VII, X, 16 ; 17, 23, BA 13, p. 615-619 ; 627-631).

L’entretien d’Ostie ou vision d’Ostie ou extase d’Ostie, est universellement connu et a été l’objet d’études très poussées657 c’est pourquoi je ne m’y attarderai pas. Si l’influence de Plotin apparaît évidente658 particulièrement dans les préliminaires de la montée, l’action la plus forte s’avère bien être celle de Dieu car, si on peut bien se préparer pour ce vol, on ne peut l’effectuer par ses propres forces puisqu’il est accordé par Dieu seul. Dans cette montée, l’élan est total, comme l’est le choc du cœur (toto ictu cordis)659, « l’atteinte » est rapide (rapida cogitatio, momentum intelligentiae) même si elle est dite modérée (modice) et elle engendre un mouvement affectif (suspiravimus)660. Le terme atteint au sommet de l’ascension est le Verbe, Vérité, Fontaine de vie, Sagesse incréée. Augustin et Monique ont laissé la pointe la plus avancée de leur esprit, la « pointe de l’âme », celle évoquée par les mystiques, amarrée :

656 In Ps. 41, 10, vol. 12, p. 319.

657 P. Henry, La vision d’Ostie, Vrin, Paris, 1938 ; Ch. Boyer, « La contemplation d’Ostie », Cahiers de la nouvelle Journée, 17, 1930, p. 272-296 ; P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, Paris, 1943 et

« Recherches sur la scène du jardin de Milan », Actes du 1er congrès de la Fédération internationale des

Associations d’Études Classiques, Paris, 09-1950, p. 318 et ss ; A. Mandouze, « L’extase d’Ostie ». Possibilités

et limites de la méthode des parallèles textuels », AM I, p. 67-84 ; J. Lebreton, « Sainte Monique et saint Augustin. La vision d’Ostie », RecSR 1938, p. 457-472; A. Solignac, BA 13, p. 192-197.

658 Voir P. Henry, La vision d’Ostie. Sa place dans la vie et l’œuvre de saint Augustin, Vrin, Paris, 1938. 659 P. Courcelle comme J. Pépin traduisent l’expression par ‘un choc total’, P. Labriolle et Cavallera y voient

‘l’élan’. Alors s’agit-il de passivité ou d’activité ouvrant à cette coïncidence d’un instant entre les deux partenaires de la rencontre ?

660 S’agit-il d’aspirer avec délices ? ou comme le traduit P. Courcelle de soupirer avec insatisfaction en raison

d’un désir incomplètement assouvi qui pourrait bien plutôt être un soupir d’insatisfaction par suite de la cessation instantanée de la plénitude car la coïncidence du temps et de l’éternité ne peut être que ponctuelle. Voici un exemple de la façon dont l’analyse savante des influences néoplatoniciennes auxquelles sont rattachés ces textes finissent par réduire à rien leurs éléments mystiques, ce qui a fait dire à P. Henry : « Certes, un spécialiste de laboratoire pourra venir étudier la vision d’Ostie à l’aide de bascules et d’éprouvettes, en faire l’analyse et établir, à la pesée, que l’élément mystique y est présent en quantité négligeable ; il peut être un excellent chimiste, mesurer exactement le nombre et la cadence des périodes, apprécier même le choix des mots et l’éclat des images, il peut énumérer toutes les allusions scripturaires et découvrir jusqu’à la moindre réminiscence des Ennéades ; si ses sens sont émoussés, il ne percevra pas l’arôme exquis, le goût délicat de cet aliment mystique, le sens profond de la vision d’Ostie lui restera caché », La vision d’Ostie, op. cit., p. 102.

« Nous avons soupiré, et nous avons laissé là, attachées, les prémices de l’esprit (et

suspiravimus et reliquimus ibi religatas primitias spiritus). »661

Reste que là encore, au-delà même de la perception consciente, l’âme reste amarrée, fixée, comme arrimée662 à ce qu’elle vient d’atteindre. Deux présences se sont attirées, celle d’Augustin qui commence par s’élever au-dessus des réalités créées et celle du Verbe qui l’éclaire et l’abreuve à la Source d’eau vive. L’atteinte se consomme dans leur mutuelle étreinte. Cette Sagesse atteinte dans le silence de l’âme par un bond du cœur, par une vue rapide, tout cela est pur don de Dieu663. Faut-il le qualifier de vision ? d’extase ? de contemplation ? d’union certainement, et d’union ‘dans l’intelligence de la Vérité’ comme le souligne Thérèse d’Avila664.

« Les expressions d’Augustin : attigimus, toto ictu cordis, sileat, loquatur ipse solus…per seipsum, et surtout l’incise « et haec una rapiat et absorbeat et recondat interna gaudia » appartiennent nettement au vocabulaire classique des états supérieurs. Augustin a donc connu les effets propres aux états mystiques »665 et déjà rien que par le seul puissant attrait de Dieu qui lui fait désirer sa présence666. Nous retrouverons ces termes avec d’autres, dans le chapitre de recherche sur le langage mystique d’Augustin. Non moins puissante a été l’action de Dieu saisissant toute son âme, cette rencontre très vive fait appel aux sens comme l’avait déjà fait le passage des Confessions X, VI, 8, (BA 14, p. 155).

En appuyant ma réflexion sur la citation de Paul Henry667, je ferai un choix

complémentaire d’observation du sens de ces expressions, particulièrement relevées dans l’expérience d’Ostie, choix suggéré par André Mandouze qui réintroduit davantage cette expérience dans l’expérience mystique de la vie éternelle, en proposant une lecture attentive du texte latin de I Co, 15, 50-55668 à cause de la correspondance de certains jalons de même

661 Conf, IX, X, 24, BA 14, p. 119.

662 Jean de la Croix : « Mon âme s’est déprise de toute chose créée, et au-dessus d’elle élevée, et dans une vie

savoureuse, à son seul Dieu arrimée. C’est pourquoi se dira désormais la chose que le plus estime, que mon âme se voit déjà sans arrimage et arrimée », « Gloses divinisées. Sans arrimage et arrimé », Poésies complètes, trad. B. Sesé, José Corti « Ibériques », Paris, 1991, p. 93.

663 D’où ce qu’affirme l’apôtre Paul qu’il n’est pas monté mais « fut enlevé jusqu’au troisième ciel », 2 Co 12. 664 Thérèse d’Avila, Vie. Op. cit. p. 243.

665 A. Solignac, «Introduction aux Confessions », BA 13, p. 196-197.

666 Jean de la Croix, « De façon extraordinaire d’un seul vol je fis mille vols, parce que du ciel l’espérance

obtient tout autant qu’elle espère ; Je n’espérais que cette quête, et ne fus à court d’espérer, car je m’en fus si haut, si haut, que de ma proie fis la conquête », Poésies, « En quête d’un amour lancé », op. cit., p. 60.

667 Cf. note 660.

668Augustin suit ce texte conservé par la liturgie : « Hoc autem dico, fratres: quia caro et sanguis regnum Dei

possidere non possunt, neque corruption incorruptelam possidebit. Ecce mysterium vobis dico : omnes quidem resurgemus, sed non omnes immutabimur. In momento, in ictui oculi, il novissima tuba: canet enim tuba et resurgent incorrupti et nos immutabimur. Oportet enim corruptibile hoc induere incorruptionem et mortabile hoc induere immotalitatem. Cum autem fiet sermo qui scriptus est : Absorpta est mors in victoria. Ubi est mors victoria tua ? » (1, Co. 15, 50-55).

ordre avec le texte d’Augustin669, jalons que souligne le parallélisme général entre le mysterium de la parousie et celui de l’expérience mystique. Car même imparfaite, cette dernière constitue bien les prémices de la vision béatifique, « A l’entrée de la Terre Promise, une vision lui (Augustin) découvrait le terme ultime du voyage »670. La resurrectio de l’âme mystique implique une transformation analogue à celle que subiront les morts à la fin des temps, celle qu’à décrite la phase préparatoire de l’extase et qui aboutit à l’absorption de la mort dans la victoire : absorbeat et recondat (IX, X, 25). L’expérience d’Ostie en se terminant par un mouvement de confiance signe bien que l’expérience n’a pas davantage échoué qu’elle n’est perdue. Jean Pépin écrivant sur la relation entre la contemplation et la vie éternelle que fait saint Augustin à Ostie souligne également que : « Il a appris, au cours de la catéchèse précédant son baptême, que la vie éternelle est vision béatifique et découvre par suite que toute contemplation, même imparfaite et fugitive, obtenue ici-bas, en est un avant- goût et un gage »671.

Pour l’expérience de Milan je rappellerai deux articles de Pierre Courcelle, « Recherches sur la scène du jardin de Milan », Actes du Ier congrès de la Fédération internationale des Associations d’études classiques, Paris, 08-09-1950, p. 318 et ss… et « La première expérience augustinienne de l’extase », AM I, p. 53-57.

Pierre Courcelle explique la scène du « Jardin de Milan » par une fiction littéraire et par le recours au symbolisme. Bien qu’il ait pris malgré tout le soin d’admettre le jeu de la grâce divine dans la conversion d’Augustin et de reconnaître que fiction littéraire et symbolisme recouvraient « la réalité d’une décision repérable dans le temps », Pierre Courcelle a soulevé une longue controverse672.

André Mandouze a confronté les deux expériences d’Ostie et de Milan en combinant la méthode des parallèles textuels avec celle des patterns. Je renverrai à cette étude673 qui, si elle conduit à constater que les deux expériences sont de nature mystique, celle qui, par son expression littérale même, semble l’être davantage, pourrait être celle de Milan. André Mandouze dans cette communication sur « l’extase d’Ostie » a pourtant lui-même évoqué les limites de la méthode des parallèles textuels, se référant pour cela au philosophe Pierre

669 caro /(tumultus) carnis ; momento / momentum (intelligentiae) = ictu (oculi) / ictu (cordis). 670 P. Henry, La vision d’Ostie, op. cit., p. 7.

671 J. Pépin, « Primitiae, spiritus », Remarques sur une citation paulinienne des « confessions » de saint Augustin, Revue de l’Histoire des Religions, 140, 1951, p. 200.

672 Cf. A. Solignac, « La scène du jardin et le ‘tolle, lege’ », note comp. 7, BA 14, p. 546-549 ; H.-I Marrou, « La

querelle autour du « Tolle, lege », Revue d’Histoire ecclésiastique, t. LIII, p. 47-59.

673 A. Mandouze, « L’extase d’Ostie. Possibilités et limites de la méthode des parallèles textuels », AM I, p. 67-

Golliet674. Il a donc également mis l’accent, pour plus de pertinence, sur les schémas spirituels675 qui lui ont semblé être plus décisifs. C’est ainsi que, l’illumination d’Ostie en 387 pourrait bien trouver une réplique mystique analogue dans le Commentaire du Psaume 41, lui-même parallèle au Tractatus XX,11-12 et au fragment du Sermon 52, VI, 16. Nous retrouvons dans chacun des textes, la dialectique des degrés et le caractère fugace et inénarrable de la vision. Il y a une correspondance entre le sommet de l’extase d’Ostie et celui du Psaume 41, 5-8. Le thème du dépassement de l’âme est aussi présent dans le Sermon Denis 2, 4. « Aussi bien, lorsque l’on veut, sinon juger, tout au moins situer la fameuse « extase d’Ostie », il convient de ne pas se contenter de comparer le livre IX avec le livre VII des Confessions, mais de voir si telle prédication largement postérieure ne vient pas, du cœur de la nuit pascale676, donner de l’illumination de 387 une réplique aussi fidèle que les expériences mystiques de l’année 386 »677.

Paul Henry pense, en différence, que « l’expérience religieuse intégrale » chez Augustin est plutôt celle de la vision d’Ostie que celle du jardin de Milan678, parce qu’elle comporte «

une mystérieuse conscience d’une participation à la vie divine »679qui est une grâce

674 « L’erreur congénitale de la méthode des sources en sa pratique ordinaire… tient à ce que nous voudrions

appeler le postulat de l’identité. Cette méthode procède en effet comme si un fragment de texte était le même là où nous le lisons d’abord et dans la source où nous le retrouvons. Elle suppose que le monde de la création littéraire est, sinon tout à fait comme le monde physique, dans lequel ‘rien ne se perd, rien ne se crée’, du moins

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