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Chapitre 2. Actualité et raisons d’une popularité

5.2. Un traitement différentiel

5.2.5. Les seniors, une problématique montante

De manière moins attendue, l’âge et corrélativement « la question des seniors » dans l’entreprise a été évoquée par un nombre relativement important de nos interlocuteurs au titre de leurs efforts en faveur de la diversité. Cette question fait l’objet d’une enquête approfondie dans le second volet de la recherche, aussi nous nous limiterons ici à indiquer quelques pistes et éléments généraux, dans une optique essentiellement comparative.

Tout d’abord, la discrimination à l’embauche à l’égard des seniors, puisque c’est notamment en ces termes que la question de l’âge se décline en matière de diversité, semble admise par les entreprises que nous avons rencontrées. Dans la reconnaissance de cette problématique certains de nos interlocuteurs ont relevé « des effets de mode », ou en tout cas une influence du débat et de l’agenda politique : « ce sont des questions, enfin en ce moment, tout le monde

en parle… ».

La reconnaissance de la problématique peut cependant aller de pair avec le refus d’entreprendre des actions spécifiques77. C’est notamment « la gestion de la pyramide des âges » qui est ici invoquée, ainsi que subsidiairement l’évolution des métiers, vers plus de technicité (avec notamment l’outil informatique), ou encore la « nécessité d’être à l’image de

la clientèle ». Tous ces arguments étant défavorables aux seniors :

« Et bien disons, comme on a une pyramide des âges très, très vieille, on a besoin de jeunes. Et puis alors là, il y a une espèce de creux et entre 30 et 20 ans, ça reprend du côté des femmes. Donc on est obligé de gérer ça aussi… A nouveau, le problème très grave c’est qu’on doit mettre en tête de file des gens qui ont envie de travailler et des compétences ; je ne veux pas dire que les gens qu’on met en tête de file sont des gens qui n’ont pas envie de travailler et n’ont pas de compétences, mais visiblement, quand on leur propose, les solutions qu’ils choisissent… (c’est souvent le départ).

C’est vrai qu’aujourd’hui, on a une obligation nous, de renouveler cette pyramide des âges. Si un jeune et un vieux se présentent à l’embauche… un monsieur qui a 55 ans, qui voudra encore travailler, et qui se présente et m’envoie son CV et puis un monsieur qui a 25 ans et qui vient. Alors, je ne veux pas faire de jalousie systématiquement, mais ne serait-ce que par rapport structurellement à la pyramide des âges et le futur de la banque, je suis obligé de prendre un…

Je considère que dans les effectifs âgés, il y a suffisamment d’expérience ; ce qui est important, c’est de faire passer le savoir et l’expérience. Je pense que ça dépend des métiers fondamentalement, de la structure des métiers. En 1970, dans la banque, on a embauché à tout va ; depuis 90 et les évolutions technologiques, on est revenu un peu en arrière. » (banque de détail, direction régionale)

« Les seniors, c’est une problématique hyper compliquée.

Et bien autant y a des endroits où c’est plus pauvre, bon bah les seniors on va l’attaquer sous tous les biais : on l’a attaqué sous le biais soit de formations spécifiques, donc tutorat, de formations adaptation au poste de travail, le problème des

trouble musculo-squelettiques. Donc on travaille avec notre médecin du travail, on le

traite par le biais de tout ce qui est handicap, on essaye de prévenir le handicap.

Donc voila, ça on le travaille bien, donc ça c’est entre guillemets, relativement simple même si ça pose quelques soucis, relativement simples dans un entrepôt. Là où ça devient plus compliqué, c’est quand, dans un entrepôt, on commence à avoir un inapte, deux inaptes, trois inaptes, quatre inaptes … ça va pas être gratuit. Et ça, aujourd’hui on le traite.

La difficulté du senior après, en magasin, on commence aussi à la traiter. On a quelques cas en magasin de personnes qui en général sont des responsables, qui ont un certain âge quoi. Les conseillers, en revanche,… on ne sait pas où les mettre.

77 Voir Novethic, 2005 : les entreprises du Cac 40 mentionnent dans leurs rapports à 32% les discriminations liées à l’âge

Le problème c’est que quand vous vendez des vêtements pour des hommes entre 20 et 40 ans… à mon avis, il peut y avoir des difficultés d’adéquation… ils doivent être là pour toutes questions, quelles qu’elles soient…

Oui, oui, je pense que les seniors, déjà essayons de gérer dans l’entreprise ceux qui sont là. Utilisons leurs compétences, travaillons pour qu’ils puissent faire des transferts d’expérience… C’est pas si simple que ça, c’est un gros boulot. On est dans une société quand on a 50 ans on est vieux, alors qu’on a encore pour beaucoup d’entre nous 35 ans à vivre. Donc c’est un sujet pour moi qui est sensible et difficile.

Mais bon, tout ça pour dire que, on ne doit pas non plus tomber dans …

Nous sommes des entreprises jeunes, et forcément qu’on va plutôt avoir envie de recruter des jeunes. Donc, traitons ceux qu’on a en interne, parfois il faut aller en externe chercher des compétences, alors là il faut pas hésiter, d’autant que c’est pas des seniors, c’est des gens plus âgés.

Et après, les seniors ils vont se créer dans la boîte, et c’est évident qu’on ira pas aujourd’hui recruter un vendeur qui a 54 ans, ou 52 ans, parce qu’on habille des jeunes et des femmes qui ont entre 20 et 40 ans. On n’ira pas naturellement… par contre ceux

qu’on a déjà … bah c’est peut être que la boîte … c’est souvent dans la tête. » (DRH,

enseigne de prêt-à-porter)

Comme le montrent ces extraits, la question des seniors est surtout posée au niveau de la gestion de carrière, du maintien dans l’emploi et du handicap. Elle l’est beaucoup moins dans le recrutement, où seuls le SPE et des entreprises intermédiaires du placement semblent l’envisager. Les témoignages que nous avons rapportés ici sont cependant le fait d’entreprises non engagées dans une « démarche diversité », qui avaient notamment décliné la signature la charte, alors que faisant partie des partenaires habituels de ses promoteurs. Dans d’autres entreprises, engagées de manière plus volontaire pour la « diversité », la question de la gestion des âges est davantage traitée. Pour certaines, cela répond à la nécessité déjà soulignée de « drainer un maximum de candidatures ». Pour d’autres, c’est à l’initiative des partenaires sociaux que la question est soulevée : un certain nombre des entreprises rencontrées était en train de négocier des accords collectifs. Enfin, les entretiens laissent apparaître en matière de gestion des âges des logiques d’anticipation plutôt inédites : mêmes si elles n’y voient pas « une problématique aigue », les entreprises choisissent de s’en saisir pour « la traiter à

froid », cependant que d’autres anticipent des contraintes législatives à venir, sur le mode de

celles qui existent en faveur des travailleurs handicapés :

« Alors, on a une responsable formation qui a appris qu’elle était senior, puisqu’elle a 46 ans. Elle a appris qu’elle était senior et donc elle travaille beaucoup avec des centres de formation. Donc comme on l’a fait avec les travailleurs handicapés, on va faire des contrats particuliers de formation pour les seniors. Je sais qu’on va commencer à travailler dessus. (Centrale d’appel)

« Vous savez, des seniors, on en a tellement peu qu’on a une personne qui prend sa retraite par an. Donc ce n’est pas une problématique aiguë, mais on s’est dit que cette année on allait travailler sur cette question-là avec les partenaires sociaux.

Parce que c’est une demande et qu’il vaut sûrement mieux traiter la question à froid. On travaille avec les partenaires sociaux sur l’égalité homme femme et sur les seniors. Travailler sur l’accompagnement... Aujourd’hui la moyenne d’âge c’est 34 ans, mais c’est intéressant d’y réfléchir.

Ce sont des questions, enfin en ce moment, tout le monde en parle…

moment, ce n’est pas une grande préoccupation des salariés, ça concerne moins de monde que l’égalité homme femme. Mais l’idée c’est plus de donner un plan de marche » (Crédit et assurance)

« Ca fait partie, je pense, des actions de l’année prochaine parce que là je pense qu’on ne peut pas mener de front toutes les batailles. La priorité pour nous n’était pas sur les seniors, parce que je ne pense pas que c’est là où on va le plus réagir. Mais, de toute façon, je pense qu’avant la fin de l’année (2008) on aura une annonce plus contraignante, je pense qu’on va se rapprocher de la situation des personnes handicapées.

De ce que je comprends, c’est que pour l’instant c’est en négociation entreprise par entreprise, avec des objectifs entreprise par entreprise. Je pense que si les objectifs ne

sont pas remplis, à charge de l’entreprise de combler financièrement. C’est ce qui me

semble s’annoncer vraiment pour les mois qui viennent, pourquoi pas… ça a marché pour les personnes handicapées, ça peut marcher pour les seniors » (Habillement)

Comme le souligne une des personnes interrogées, l’âge est une question sur laquelle il est « intéressant de réfléchir ». Aussi, un des aspects travaillé par les entreprises qui prévoient des dispositifs d’intervention en la matière, concerne l’élaboration d’un argumentaire, d’une stratégie de communication sur « l’intérêt des seniors pour l’entreprise ». La neutralité étant impossible, les discours sont pris ici dans un balancement entre préjugés négatifs et valorisation de qualités supposées. Comme le dit une des personnes rencontrées : « les seniors

ne sont pas forcément rejetés, mais le problème c’est qu’ils ne sont pas valorisés non plus ».

Ce travail de « valorisation » fait apparaître cependant une certaine logique d’essentialisation :

« Mais on s’aperçoit que les personnes qui sont un peu plus âgées sont très stables, elles ont des valeurs qui sont très importantes pour nous, elles ont le sens du travail, elles sont ponctuelles, elles sont présentes, même si elles ont un rhume, elles viennent travailler, on retrouve des valeurs qui sont importantes, et qui peuvent être exemplaires pour des personnes qui sont plus jeunes, qu’on peut recruter et qui sont plus jeunes. Elles ont vécu plein de choses, elles ont d’autres expériences professionnelles, elles ont appris à gérer leur stress, elles ont plein de qualités qui peuvent être très utiles ici. En tout cas, moi, c’est ce que je vois quand j’intègre une personne plus âgée dans une équipe, ça apporte une certaine stabilité. Quand ils se font insulter par un client au téléphone, ou quand il y a des conflits dans l’équipe, ils savent prendre le recul qu’il faut, ils savent en rire, et expliquer aux personnes qui prennent ça à cœur qu’il y a des choses plus dures dans la vie, et qu’ils en verront d’autres, et c’est quand même agréable d’avoir de la gaîté et du calme. » (centrale d’appel)

On pourrait interpréter cela en rapport avec une certaine « nouveauté » de la problématique. En effet, dans la liste des préoccupations managériales en faveur de la diversité, l’âge était au regard de l’enquête, la thématique la plus récemment apparue : à la différence des mesures en faveur du handicap, pour l’égalité professionnelle et même celles au titre de l’insertion des « personnes issues de l’immigration » qui possédaient toutes une certaine antériorité, la question de l’emploi des seniors est apparue comme une problématique « nouvelle ». D’ailleurs la plupart des actions projetées étaient en démarrage au moment de l’enquête ou devaient démarrer dans les mois à venir :

Sur la place des seniors, le groupe s'est formé en 2008, donc là c'est en cours de démarrage. On a fait trois réunions de travail, donc pareil, un état des lieux sur les seniors aujourd'hui en France, globalement, les seniors à Auchan et puis les bonnes pratiques, par rapport aux pratiques d'entreprise sur le sujet. Voilà, et puis derrière on a eu deux autres réunions de travail puisqu'on s'est dit qu'on avait deux axes prioritaires à travailler qui sont les recrutements, les représentations socio-culturelles par rapport aux seniors et l'aménagement du temps de travail et les conditions de travail. Ce sont des thèmes qu'on est en train de travailler on a pour l'instant brainstormé sur un certain nombre de mesures qu'on pourrait mettre en place. J'ai travaillé sur l'idée de la campagne d'affichage un peu choc.

Par exemple, faire une campagne un peu choc avec la photo de notre collaboratrice, Bahia, avec sa photo, son prénom, son âge et puis « Auriez-vous songé à l'embaucher il y a huit mois? », et puis « Bahia nous a rejoint à telle date, elle est chef de rayon et c'est elle qui a ouvert l’espace para-pharmacie voilà ». Pour mettre en avant des collaborateurs issus de la diversité, et montrer que ce sont des collaborateurs qui sont professionnels, qui réussissent et qui font réussir l'entreprise, à usage strictement interne.

Là je vous ai donné un exemple sur l'embauche, mais après l'idée c'est de faire d'autres choses sur d'autres sujets, pas que sur l'embauche: sur la promotion interne, l'évolution professionnelle, la rémunération et cætera. » (Grande distribution)

Le développement de la problématique semble cependant catalysé, comme pour le handicap, par un certain nombre de facteurs d’ordre notamment institutionnel – l’existence de « partenaires », disponibilité de financements – mais surtout par un relais important en la figure des services publics de l’emploi. En 2008, au moment de la réforme de l’ANPE, celle- ci a inscrit dans ses statuts la nécessité d’agir pour l’égalité des chances. Dans le cadre de ces nouvelles orientations, chaque agence doit mettre sur pied un plan d’action pour l’égalité des chances et c’est sur la question des « seniors » que l’espace cadres de l’ANPE de Lille a choisi de s’engager, mettant en place notamment des groupes d’accompagnement réservés aux cadres demandeurs d’emploi de plus de 50 ans. Une expérience similaire avait été déjà menée par l’APEC dans la métropole Lilloise.

Comme le précise notre interlocuteur de l’espace cadres de l’ANPE, « sur les jeunes

diplômés, il y a des choses qui descendent nationalement ». Aussi, c’est la question de

l’emploi des seniors que l’agence choisit d’investir dans son plan pour l’égalité des chances. Pour conduire cette action, l’agence va notamment envoyer un mailing à l’ensemble des entreprises signataires de la charte de la diversité en région – une quarantaine environ – afin de les sensibiliser à la question, ainsi que de les informer de son action et de rechercher des viviers potentiels d’emplois :

« On leur a écrit en leur précisant que la politique d'anticipation et de prévention des ressources humaines était importante et que, dans ce cadre là, nous avions une approche et on avait des groupes validés avec des seniors, et qu'on envisageait une action à l'occasion de la fête de l'emploi au printemps qu'on fait maintenant depuis trois ans et que là on souhaitait les contacter pour voir quel type d'initiatives on pourrait mettre en place.

Mon objectif final, c'est qu'on fasse émerger des recrutements potentiels réservés à des seniors. Alors on sait qu'il y a des secteurs qui peuvent avoir des approches intéressées, dans la formation, tout ça... Comme il y a pénurie, sur certains dossiers d'ingénieurs

On imagine que sur ce secteur-là, on va pouvoir les mettre un petit peu au pied du mur parce qu'ils ont des difficultés à recruter.

Donc après on se fait pas trop d'illusions, ils ont signé la charte de la diversité mais certainement pas principalement sur la question des plus de cinquante ans. Après on va voir. Je pense qu'il y a certaines entreprises qui vont accrocher quand même.

Au niveau du mailing, on a eu deux trois réponses... j'ai eu Total, à Dunkerque, qui m'a précisé que les recrutements de cadres ne se faisaient qu'à Paris, Somewhere, et après ce sont des individuels qui ont répondus, PNK qui est un organisme de formation pour les téléconseillers.

Dans le mailing, il y avait un coupon-réponse, recrutez vous des seniors? Bon j'avoue que c'est peut-être un peu succin, mais ils ont tous coché oui.

Puis là on relance téléphoniquement.

Pour l'instant c'est le calme plat. On est très déçus » (espace cadres, ANPE )

Comme le montre ce dernier extrait d’entretien, l’affichage de la question n’est pas nécessairement suivi de réalisations, cependant que cette nouvelle préoccupation élargit le champ d’intervention des entreprises en matière de diversité, et donne à celle-ci des contours à chaque fois plus englobants. Tout se passe comme si on assistait à un « passage en revue des différents « critères » » : on « termine » l’un puis on s’attaque à l’autre. Après en avoir « fini » avec « la question des origines », l’ANDRH est passée « à la question de l’âge », puis à celle de la religion, vue comme la prochaine problématique à traiter.

Nos interlocuteurs nous ont aussi donné des vues synoptiques : « actuellement, le sujet le plus

difficile est l’âge ; la plus grande discrimination en France est le poids … » ; « la dernière étape, c’est la charte de la parentalité », une initiative lancée en 2008 par l’Oréal et AXA : « C’est tout nouveau, ça vient d’être mis en place… c’est très proche de la charte de la diversité. Donc on est aussi sur ce chantier là qui nous a été signalé par le comité diversité du groupe qui nous a lancé sur le sujet ».

Comme le dit une des personnes rencontrées, « Par moments, on sent, on ne voit plus très

bien, on se dit la diversité, enfin qu'on n'a plus que cet objectif en tête, mais que ça manque de corps, que ça manque d'un contenu politique. »

Conclusion

Un redéploiement des actions ?

Le point de départ de notre enquête résidait dans l’hypothèse d’une double réinterprétation de la problématique des discriminations aujourd’hui en France, d’un double « glissement », sous les effets duquel elle tend à être refondue dans le spectre des inégalités socio-économiques, d’une part, ou alors, par une sorte de fuite en avant, à être subsumée dans des préoccupations plus larges autour de la diversité, d’autre part. La lutte contre les discriminations tire en effet son originalité de la juxtaposition de ces deux préoccupations, traitées historiquement de manière disjointe, tant par l’Etat que par des acteurs militants et associatifs : celle des inégalités sociales et économiques et celle des préjugés ethnocentriques (Fassin, 2002). Sa dynamique propre est celle de l’articulation, mais cette articulation précisément ne tend-elle pas à se défaire aujourd’hui en France ? On a observé dans la période récente une diffusion importante, des usages récurrents et extensifs de la notion de discrimination. De l’ordre ethnoracial, elle est étendue à l’âge, à l’orientation sexuelle, à l’apparence physique, à l’appartenance syndicale, la liste des motifs couverts n’étant pas, de l’avis des experts, pas close aujourd’hui. Dans le même temps, l’on note dans le paysage social et politique français, l’émergence et la diffusion relativement importante, elle-aussi, du thème de la diversité, adossé à la question des discriminations. Mais la diversité marque également une inflexion de perspective. On passe notamment d’une vision conflictuelle et critique des structures sociales à une autre, le plus souvent positive et managériale, de l’image, de la profitabilité et de