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CHAPITRE 2 : RECENSION DES ÉCRITS

2.2 Principaux modèles théoriques de la discrimination

2.2.5 La segmentation des marchés

Alors que la théorie économique néo-classique repose sur l’idée d’un marché du travail unique où l’offre et la demande de travail ne peuvent trouver qu’un seul point d’équilibre qui maximise l’utilité des agents économiques (Cousineau, 2005), la théorie de la segmentation des marchés postule que les « imperfections » observées sur le marché du travail ne sont pas des états transitionnels vers l’atteinte d’un équilibre, mais bien des situations durables. Selon cette approche, il n’y aurait donc pas un seul marché du travail, mais bien plusieurs marchés qui seraient en quelque sorte isolés les uns des autres – ils sont « segmentés » (Chicha-Pontbriand, 1989).

Ainsi, pour Doeringer et Piore (1971, dans Petit, 2007) on retrouverait un marché primaire (ou interne) et un marché secondaire de l’emploi qui auraient des

caractéristiques différentes : alors que le marché primaire serait composé des « bons » emplois (c’est-à-dire des emplois bien rémunérés avec des conditions de travail plus agréables, une plus grande sécurité d’emploi, des possibilités de promotion, etc.), le marché secondaire regrouperait les « mauvais » emplois (c’est-à-dire des emplois moins bien rémunérés, moins prestigieux, avec moins de sécurité d’emploi, etc.). L’objectif d’instaurer un marché interne serait un choix de l’employeur qui désirerait s’attacher ses employés pour une longue période : un ensemble de considérations économiques et techniques (par exemple, faciliter la planification à long terme, rentabiliser les investissements en formation sur des technologies que l’employeur est seul à utiliser, le coût élevé des équipements utilisés par les employés ou des matières premières et produits manipulés par ceux-ci, etc.) amène l’employeur à croire qu’il serait préférable d’offrir des conditions avantageuses aux travailleurs afin que ceux-ci demeurent des employés de l’organisation pour une longue période (Gazier, 2010). Il s’agit donc d’un accord mutuellement avantageux pour les partis.

La discrimination raciale dans l’embauche sur le marché interne se trouve à deux niveaux (Gazier, 2010, rapportant les résultats de Doeringer et Piore, 1971; 1985) : 1- dans sa forme indirecte, il s’agit de privilégier certains diplômes au détriment d’autres, de faire la sélection uniquement dans certaines zones géographiques, ou encore de privilégier les parents et amis des employés actuels dans les futures embauches; et 2- dans sa forme directe, il s’agirait littéralement d’un phénomène de collusion entre employeurs et employés qui souhaiteraient créer un groupe social aussi homogène que possible afin d’en faciliter au maximum la gestion, en excluant les individus perçus comme trop différents. Ainsi, la répartition des travailleurs dans les marchés primaire et secondaire

s’opère en fonction de critères sociodémographiques reflétant sur le marché du travail, la stratification d’une société (Feagin, 2006; Tilly, 1998). Ceci implique que les personnes favorisées dans la balance de pouvoir se retrouvent majoritairement dans le marché primaire du travail alors que les autres se concentreront dans le marché secondaire, ce qui tendrait à maintenir dans la durée les inégalités. Piore (1980) précise : « Particular groups, such as women, ethnic and racial minorities, and immigrants, are confined to secondary jobs, and this explains their disadvantaged economic position »34 (p. 380). Donc, contrairement à la théorie du capital humain qui explique la répartition des travailleurs dans les différents emplois disponibles, uniquement en fonction de critères de productivité, la théorie de la segmentation des marchés considère des variables sociales qui ne devraient normalement pas influer sur la productivité des travailleurs (Chicha- Pontbriand, 1989).

La théorie de la segmentation des marchés, en tentant de réconcilier l’économie avec les autres domaines de connaissances des sciences sociales, prend ses distances par rapport au modèle économique néo-classique, ce qui avait même amené Piore (1983) à affirmer que cette nouvelle conception du marché du travail entraîne une révolution au sens où l’entend Kuhn (1983) par rapport à la pratique de la « science normale » en économie. Au moins deux raisons étaient avancées par Piore (1983) pour justifier son point de vue : 1- méthodologiquement, la théorie de la segmentation des marchés est née d’observations sur le terrain (méthode inductive de recherche) ce qui est souvent incongru dans la pratique des sciences économiques qui demeure surtout déductive; et 2- cette théorie remet en question l’un des postulats de base de la théorie économique néo-classique à

34 Traduction libre : « Des groupes particuliers, comme les femmes, les minorités ethniques et raciales et les

immigrants sont confinés dans les emplois du marché secondaire, ce qui explique leur position économique désavantageuse ».

savoir que plusieurs comportements hétérogènes ayant des logiques distinctes, peuvent coexister dans la société. Concrètement, cette dernière assertion implique que les individus que l’on retrouve dans le marché primaire du travail, agiront de manière à protéger leur marché et les privilèges qui y sont associés, et mettront ainsi en place des règles qui entretiennent peu sinon aucune relation, avec la logique traditionnelle des forces du marché (Piore, 1983), ce qui implique qu’un chercheur intéressé par le sujet ne peut se référer uniquement aux modèles économiques pour expliquer les faits empiriques. Donc, comme l’observe Doeringer (1986), les personnes membres du marché primaire afin de préserver leurs « rentes » qui découlent de leur position économique privilégiée, utiliseront un ensemble de stratégies comme la rétention d’informations, la mise en place de groupes sociaux afin de soutenir leurs membres au détriment des « outsiders », l’affirmation de leur pouvoir en tant que groupe lors de négociations salariales, etc. L’employeur de son côté, afin de préserver la loyauté de ses travailleurs et de limiter les interruptions de production, n’aura pas d’intérêt à combattre activement ces stratégies des travailleurs. Les conséquences sont prévisibles : les probabilités qu’un travailleur du marché secondaire parvienne à pénétrer le marché primaire de manière « naturelle » seront faibles à moins d’une intervention active par un tiers (par exemple l’État avec les mesures proactives d’accès à l’égalité).

Pour refléter les changements organisationnels importants des dernières années, il devient de plus en plus pertinent de comprendre le concept de segmentation des marchés dans une perspective plus fine : les emplois du marché primaire correspondent aux emplois liés directement à la raison d’être d’une entreprise, c’est-à-dire ces emplois à haute valeur ajoutée qui peuvent difficilement être délocalisés et qui sont le « cœur » d’une entreprise,

alors que les emplois du marché secondaire correspondent aux emplois plus « périphériques », c'est-à-dire ces emplois à plus faible valeur ajoutée où la concurrence entre individus (mais également entre États) dans l’obtention de ceux-ci est importante, entraînant parfois ce qu’on décrit comme une course vers le bas (race to the bottom) où ceux qui sont prêts à accepter les plus faibles salaires (donc souvent ceux qui sont déjà les plus défavorisés économiquement) « gagnent » l’emploi (Garcia, 2007). Dans une même organisation peuvent coexister en parallèle, un marché primaire et un marché secondaire de l’emploi, reflétant la multiplication des différentes formes de contrat de travail (et de statut de travailleur) (Michon, 2007).

Ainsi, la segmentation des marchés peut être beaucoup plus complexe que ce qui apparaît au premier abord : les caractéristiques des différents secteurs industriels (le niveau de bureaucratisation, la santé économique relative du secteur, les phénomènes de monopole ou d’oligopole, le niveau de professionnalisation, etc.) et leur variation dans le temps ont également un impact majeur sur la forme concrète que prend la segmentation, créant des modèles uniques de répartition des travailleurs (Garcia, 2007). Dans la même veine, Coleman (2004) a démontré que même dans les secteurs de technologies de pointe, on retrouve une segmentation des marchés, ce qui l’amenait à affirmer qu’il s’agit d’un modèle suffisamment souple pour pouvoir s’adapter aux caractéristiques des différents secteurs industriels.

La principale critique de la théorie de la segmentation des marchés est qu’elle n’explique pas suffisamment les raisons du cantonnement des travailleurs dans l’un ou l’autre des marchés; elle est surtout descriptive en constatant que les individus se répartissent dans

les marchés de manière à refléter la division inéquitable du pouvoir entre les groupes dans une société (Feagin, 2006; Tilly, 1998).