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La discrimination fondée sur la préférence – le goût pour la discrimination de Becker

CHAPITRE 2 : RECENSION DES ÉCRITS

2.2 Principaux modèles théoriques de la discrimination

2.2.1 La discrimination fondée sur la préférence – le goût pour la discrimination de Becker

Le modèle théorique développé par Becker à partir de 1957 pour comprendre les phénomènes de discrimination sur le marché du travail a été considéré, à son époque, comme une contribution majeure en sciences économiques : avant les travaux de Becker, l’économie était plutôt réticente à s’intéresser à un phénomène surtout « social » et taxé d’irrationnel (Becker, 1992). La théorie économique néo-classique base ses raisonnements sur le postulat suivant :

« [Il existe] un marché du travail unique sur lequel l’offre et la demande de travail s’équilibrent par l’intermédiaire des prix en l’occurrence les salaires. Ce résultat est rendu possible grâce à une hypothèse de base selon laquelle tous les membres d’une société donnée se comportent comme des agents économiques rationnels :

leur objectif est de maximiser leur satisfaction, leur utilité, celle-ci étant mesurée par le profit, le salaire ou le niveau de consommation » (Chicha-Pontbriand, 1989, p. 51).

L’idée d’un « goût » pour la discrimination est l’innovation majeure de Becker et celle-ci concerne le fait qu’il soit faux de dire qu’un employeur, par exemple, se base uniquement sur le niveau de productivité d’un employé potentiel dans sa prise de décision d’embauche. En introduisant cette nouvelle variable dans le système, Becker (1971) tente de mieux refléter la rationalité des agents économiques sur le marché du travail. Ceux-ci, qu’il s’agisse d’employeurs, d’employés ou de clients, possèdent certaines « préférences » déterminées, qui seraient le reflet d’un « goût pour la discrimination » (Fugazza, 2003) ce qui peut donner lieu, comme l’a constaté Becker (1992), à des situations comme : « Employees may refuse to work under a woman or a black even when they are well paid to do so, or a customer may prefer not to deal with a black car salesman »26 (p. 39).

Ce goût pour la discrimination de l’agent économique se reflétera par un coût supplémentaire afin d’avoir accès aux employés qu’il préfère (par exemple, l’employeur acceptera d’offrir un salaire supérieur à un employé blanc pour ne pas avoir à embaucher un employé noir) ou encore par un salaire moindre pour la personne qui n’est pas l’employé de choix de l’employeur (l’employeur pourrait accepter d’embaucher un employé noir, mais à condition que son salaire soit inférieur à celui de l’employé blanc à titre de compensation à l’employeur) (Alexis, 1999).

Le raisonnement de Becker mène inévitablement à la conclusion suivante : sur un marché du travail équilibré, les employés discriminés devraient éviter les emplois offerts par les

26 Traduction libre : « Les employés peuvent refuser de travailler sous la supervision d’une femme ou d’une

personne noire, et ce, même s’ils sont payés pour le faire, ou encore, un client peut préférer d’éviter de faire affaire avec un vendeur de voitures qui serait noir ».

employeurs « discriminants » (ceux qui ont un goût pour la discrimination), car ils ne pourraient obtenir d’eux un emploi qu’à condition d’accepter un salaire inférieur au salaire du marché ce qui irait à l’encontre de leurs intérêts; avec le passage du temps, les employeurs discriminants devraient disparaître, car ils seraient de moins en moins compétitifs par rapport aux autres à cause de cette obligation qu’ils s’imposent, de verser des salaires supérieurs pour une même prestation de travail afin de satisfaire leur goût pour la discrimination (Fugazza, 2003).

Bien qu’introduisant dans le modèle économique néo-classique une variable permettant de prendre en considération la possibilité de discrimination sur le marché du travail, le modèle de Becker a fait l’objet de multiples critiques que résume Alexis (1999) : 1- confronté à la réalité, le modèle de Becker tient difficilement : alors qu’il prédit que la discrimination doit disparaître à moyen terme, car elle est intenable économiquement parlant, la réalité montre que les entreprises peuvent s’accommoder de la discrimination sur de très longues périodes sans disparaître; et 2- la croyance en la parfaite mobilité des travailleurs est probablement utopique : alors que, théoriquement, certains travailleurs auraient intérêt à aller travailler dans une autre firme afin de maximiser leur utilité, dans la réalité plusieurs considérations sociales les en empêchent par exemple, l’attachement à leur famille ou à une région géographique, les lois et règlements entourant l’immigration, le système de santé en place dans la région où réside le travailleur, l’aversion au changement, etc. (à ce propos, Jones (1998) dans son étude de l’histoire du marché du travail américain, note à plusieurs reprises l’impact des multiples facteurs sociaux, exogènes au monde du travail, qui influencent l’intégration des travailleurs noirs dans certaines entreprises ou certaines occupations).

Il est intéressant de constater que l’idée qu’un système discriminatoire puisse se maintenir à l’encontre des prédictions faites par ce modèle est sous-entendue par les travaux sur le capital humain de Becker (1964) même. Il précise que les choix d’investissement rationnels en matière de développement du capital humain sont conditionnés, entre autres, par les caractéristiques sociodémographiques de l’individu : ainsi, un homme noir pourrait décider d’investir moins qu’un homme blanc dans le développement de son capital humain, puisque dans un marché où certains agents économiques ont un goût pour la discrimination, son rendement sur investissement serait moindre. Une pareille situation ne pourrait qu’entretenir la situation désavantageuse des personnes membres des minorités visibles sur le marché du travail. De plus, Black (1995) est parvenu à démontrer que la simple présence sur le marché du travail, d’employeurs qui ont un goût pour la discrimination, est suffisante pour entraîner une diminution des salaires des travailleurs membres des minorités visibles dans toutes les entreprises du marché du travail.

Cependant, la critique la plus fondamentale de ce modèle concerne le fait qu’elle dissocie complètement discrimination et racisme et tend, comme la plupart des autres théories économiques basées sur les choix rationnels, à faire abstraction que ce sont les rapports structurels de pouvoir et de domination qui font de la discrimination une option économiquement « viable », donc rationnelle, pour les employeurs du groupe dominant (Reich, 1981).